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Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

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ÉCOLE 

DES  HAUTES  ÉTUDES 

COAAAAERCIALES 

DE  MONTRÉAL 


IBLIOTHÈQUE 


NO 


COTE 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lasciencesociale28soci 


LA 


SCIENCE  SOCIALE 


TYPOGRAPUIE  FIRMIX-DIDOT   Eï   C'^    —  TillIS 


LA 


SCIENCE  SOCIALE 


SUIVANT   LA  MÉTHODE  D'OBSERVATION 


Directeur  :  M.  EDMOND    DEMOLINS 


14'  Année. —  Tome  XXVIII 


PARIS 

BUREAUX     DE    LA    REVUE 

LIBRAIRIE   DE    FIRMIN-DIDOT    ET   C= 

IMPRIMEURS   DE  l'iNSTITUT,    RUE  JACOB,    56 

1899 


L'ECOLE  DES   ROCHES 


NOS  ÉLÈVES  EN  ANGLETERRE 


Dans  une  précédente  communication,  j'annonçais  le  prochain 
départ  pour  l'Angleterre  d'un  certain  nombre  de  nos  futurs 
élèves.  Ce  départ  s'est  effectué,  à  la  fin  d'avril  et  au  commence- 
ment de  mai,  en  trois  groupes,  sous  la  conduite  de  trois  de  nos 
professeurs.  Nous  avons  actuellement,  en  Angleterre,  vingt-huit 
élèves  distribués  dans  quinze  écoles. 

Bien  que  je  n'eusse  aucun  doute  sur  les  bons  effets  de  ce  séjour 
à  l'étranger,  je  suis  heureux  de  constater  que  les  résultats  ont 
dépassé  toutes  mes  espérances.  J'en  apporte  ici  le  triple  témoi- 
gnage des  parents,  des  directeurs  des  écoles  anglaises  et  des 
élèves  eux-mêmes,  qui  ont  bien  le  droit,  eux  aussi,  d'être  en- 
tendus. 


i°  Le  témoignage  des  Parents. 

Un  père  de  famille  m'écrit  :  «  Nous  avons  de  bonnes  nou- 
velles de  notre  fils  (10  ans);  ses  lettres  respirent  la  satisfaction  ; 
c'est  vous  dire  combien  sa  mère  et  moi  sommes  heureux  d'avoir 
suivi  vos  conseils...   » 

«  P.  (12  ans),  nous  écrit  un  autre  père  de  famille,   est  ravi 


6  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

de  sa  nouvelle  existence.  Il  n'a  jamais  été  si  heu  reux.  Le 
peu  d'anglais  qu'il  sait  lui  donne  une  certaine  avance  sur  les 
autres  français  qui  sont  dans  la  même  école.  Il  est,  nous  dit-il, 
le  plus  fort  au  cricket  de  sa  division.  » 

Un  père  de  famille  me  téléphone  :  «  Mon  fils  (9  ans)  est  tout 
à  fait  heureux.  »...  Et  le  père  ne  l'est  pas  moins. 

D'une  mère  de  famille  :  «  Je  suis  heureuse  de  vous  envoyer 
les  bonnes  nouvelles  que  je  reçois  de  mon  fils  (12  ans);  il  se  dit 
gai  et  content;  il  comprend  tout  ce  qu'on  lui  dit  et  se  fait  suf- 
fisamment comprendre...  » 

«  Je  suis  heureuse,  nous  écrit  une  autre  mère,  de  pouvoir 
vous  donner  les  meilleures  nouvelles.  xMon  fils  (11  ans)  est  très 
heureux  dans  son  école  et  il  est  en  bonne  voie  pour  l'anglais 
maintenant.  Je  suis  enchantée  de  ce  séjour  pour  lui  et  j'espère 
qu'il  réussira  jusqu'au  bout  ainsi  que  pour  ses  deux  cama- 
rades...  » 

D'une  autre  mère  :  «  Vous  aurez  sans  doute  reçu  le  bulletin 
d'H.  (12ans)  ;  je  suis  ravie  de  ce  bon  début  et  des  lettres  si  pleines 
d'entrain  que  je  reçois  toutes  les  semaines.  Tout  l'enchante,  il 
se  porte  à  merveille,  et  depuis  que  les  bains  froids  sont  à  l'ordre 
du  jour,  il  est  le  plus  heureux  des  garçons...  » 

D'une  autre  mère  de  famille  :  ((  Je  reçois  régulièrement  de 
bonnes  nouvelles  de  mon  fils  (13  ans),  qui  parait  s'habituer  très 
bien.  Il  me  dit  qu'il  commence  à  comprendre  l'anglais. 

«  Mon  fils  (12  ans)  est  ravi,  après  avoir  eu  trois  jours  de 
désolation,  écrit  une  autre  mère;  il  trouve  le  cricket  le  plus  beau 
jeu  du  monde  et  prétend  qu'il  fait  de  grands  progrès  en  an- 
glais.... » 

Un  père  nous  écrit  :  «  Je  reçois  de  fréquentes  lettres  de  mon 


NOS   ELEVES   EN    ANGLETERRE.  7 

fils  (13  ans)  qui,  toutes,  respirent  le  contentement.  Il  n'a  pas  eu 
un  seul  moment  d'ennui  ou  de  découragement;  j'en  suis  fort 
heureux  et  je  vous  remercie  de  ce  que  vous  avez  fait » 

D'un  autre  père  :  «  Je  suis  très  heureux  de  vous  dire  que  nous 
sommes  très  satisfaits  des  résultats  déjà  obtenus  au  bout  d'un  si 
court  séjour.  Les  lettres  de  Tenfant  (13  ans)  dénotent  que  le 
milieu  agit  et  très  favorablement.  J'ose  espérer  que  vous  en  serez 
très  satisfait  pour  l'avenir.  » 

Une  mère  de  famille,  dont  le  fils  est  parti  après  les  autres,  et 
qui  a  dû  le  conduire  elle-même  nous  écrit  :  «  J'ai  eu  le  plaisir 
de  laisser  mon  fils  (12  ans)  très  bien  installé  et  content  de  ses 
maîtres  aussi  bien  que  de  seS' nouveaux  camarades;  j'ai  passé 
quelques  jours  près  de  lui.  M.  et  M'""  W.  sont  très  aimables,  ils 
semblent  aimer  leurs  élèves  et  en  être  aimés.  Mon  fils  a  été  par- 
faitement accueilli  et  paraissait  tout  habitué,  quand  je  l'ai  quitté. 

«  J'ai  vu  vos  trois  autres  élèves  (ils  sont  dans  une  autre  école 
du  voisinage).  Leurs  belles  mines  et  leur  air  heureux  étaient  tout 
ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  plus  encourageant  pour  moi.  Cepen- 
dant je  n'ai  pas  voulu  les  mettre  en  relation  avec  mon  fils,  pen- 
sant que ,  pour  profiter  d'un  séjour  si  court,  il  vaut  mieux  le 
plonger  dans  le  milieu  anglais  sans  mélange  et  sans  tentation  du 
parler  français. 

«  Les  vacances  sont  le  1™  août.  M,  W.  aura  la  complaisance 
de  conduire  mon  fils  jusqu'à  Newhaven,  cVoii  il  reviendra  seul 
jusqu'à  Paris.  »     • 

Je  crois  qu'il  est  bon  de  souligner  ce  dernier  trait,  qui  prouve 
que  l'École  agit  déjà  non  seulement  sur  les  enfants  mais  aussi 
sur  les  pafents. 

Encore  une  lettre  d'un  père  de  famille  :  «  Je  rentre  d'Angle- 
terre où  j'ai  passé  la  semaine  dernière  avec  ma  belle-mère  très 
désireuse  comme  moi  de  voir  comment  se  trouvait  son  petit-fils 
(11  ans).  Nous  sommes  enchantés  de  notre  visite  et  je  m'em- 
presse, en  venant  vous  en  faire  part,  de  vous  remercier  ainsi  que 


»  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

M"'"  Demolins.  Nous  avons  trouvé  notre  enfant  aussi  bien  que 
nous  pouvions  l'espérer.  Les  deux  jeunes  camarades  d'Henri 
paraissent  aussi  contents  de  leur  sort. 

«  Le  Directeur  de  l'école  est  un  homme  excellent,  qui  paraît 
s'occuper  beaucoup  de  ses  enfants  ;  il  y  a  au  collège  un  professeur 
de  français,  ancien  professeur  à  Sainte-Barbe,  mon  ancien  collège, 
qui  a  été  très  utile  aux  trois  jeunes  français  dans  les  premiers 
jours,  il  continue  à  s'intéresser  à  eux.  j'ai  eu  plaisir  à  m' entretenir 
avec  lui. 

«  Il  y  avait  jeudi  une  fête  de  sports  athlétiques,  nous  sommes 
restés  pour  y  assister,  cela  est  assez  intéressant,  mais  les  trois 
jeunes  français  insuffisamment  entraînés  n'ont  remporté  aucun 
prix,  pas  même  celui  de  consolation,  mais  ils  s'en  sont  consolés 
facilement  cl  vont  s'entraîner  pour  les  succès  futurs. 

((  En  vous  renouvelant  mes  remerciements,  je  vous  prie  d'a- 
gréer, cher  Monsieur,  ainsi  que  M"""  Demolins,  mes  bien  sincères 
salutations  ». 

Une  mère  écrit  à  M"""  Demolins  : 

«  J'ai  toujours  d'excellentes  nouvelles  de  mon  lils  (10  ans), 
qui  continue  à  être  très  heureux.  Son  directeur  nous  a  écrit  qu'il 
avait  fait  beaucoup  de  progrès  en  anglais  et  qu'il  était  tou- 
jours «  a  great  favourite  witheveri/  one  ».  Cela  prouve,  j'espère, 
qu'il  est  gentil  avec  ses  maîtres  et  bon  camarade  avec  ses  com- 
pag-nons...  » 

D'une  autre  mère,  à  M™"  Demolins  : 

«  Chère  Madame.  Vous  avez  reçu  sans  doute  comme  nous  le 
bulletin  de  demi-trimestre  de  mon  fils  (12  ans).  Nous  l'avons  lu 
avec  plaisir,  car  il  ne  contient  que  d'excellentes  notes,  et  nous 
avons  bon  espoir  que  ce  temps  passé  en  Angleterre  lui  sera  réel- 
lement profitable  à  tous  points  de  vue. 

«  Un  de  nos  voisins  et  amis  allant  passer  quelques  jours  en 
Angleterre  à  l'occasion  d'un  concours  agricole,  nous  a  fait  le 
plaisir  d'aller  voir  notre  fils  dimanche  dernier;  il  l'a  trouvé  très 
bien  portant,  très  gai,  parlant  l'anglais  «  comme  un  Anglais  »  ; 
cela  me  paraît  un  peu  flatté! 


NOS   ÉLÈVES    EN   ANGLETERRE.  9 

((  M.  et  M""  M.  lui  ont  très  aimalîlement  fait  visiter  toute  l'école 
et  ont  donné  de  notre  cher  petit  homme  un  très  bon  témoignage  ; 
de  son  côté,  mon  fils  écrit  des  lettres  pleines  d'entrain,  on  le 
voit  heureux.  » 


2°  Le  témoignage  des  Directeurs. 

Le  Directeur  d'une  des  écoles  nous  donne  les  renseignements 
suivants  : 

«  Vos  garçons  vont  très  bien  et  paraissent  très  contents  de 
leur  vie  ici.  G.  (13  ans)  est  déjà  tout  à  fait  chez  lui;  il  se 
montre  assez  habile  pour  les  études;  il  parlait  déjà  un  peu 
l'anglais  avant  d'arriver,  ce  qui  lui  est  très  utile  pour  le  début . 
B.  (9  ans)  est  un  gentil  petit  enfant;  ses  progrès  seront  plus  lents 
au  commencement  à  cause  de  son  ignorance  complète  de  la 
langue  anglaise  ;  mais  pendant  ces  premiers  jours,  il  a  déjà  appris 
un  certain  nombre  de  mots  et  bientôt  il  avancera  plus  rapide- 
ment. 11  a  l'air  délicat,  mais  je  crois  qu'après  trois  mois  de  séjour 
ici  il  aura  des  joues  roses  comme  L.  (11  ans),  qui  est  ici  depuis 
quatre  mois. . .  G.  fait  de  réels  progrès  et  je  crois  que  son  trimestre 
ici  lui  aura  fait  beaucoup  de  bien.  C'est  un  garçon  très  intelli- 
gent et  qui  témoigne  de  bonnes  dispositions.  » 

En  nous  communiquant  une  lettre  qu'elle  a  reçue  du  Directeur 
de  l'école  où  est  son  fds,  une  mère  de  famille  nous  écrit  : 

«  Puisque  vous  avez  la  bonté  de  vous  intéresser  de  si  près  à 
mon  fils  (10  ans),  je  vous  envoie  la  lettre  suivante  que  j'ai  reçue 
dernièrement  du  Directeur  de  son  école  et  qui  vous  fera  plaisir. 
Nous  sommes  bien  heureux  qu'il  reste  un  petit  homme  droit  et  sa 
gaieté  prouve  qu'il  est  parfaitement  heureux  et  que  sa  nouvelle 
vie  n'est  nullement  une  épreuve.  » 

Voici  un  extrait  de  la  lettre  du  Directeur  :  «  Dès  le  premier 
moment,  votre  fils  s'est  trouvé  tout  à  fait  chez  lui.  C'est  un  petit 
homme  franc,  droit,  aimable  et  rayonnant,  mais  il  me  semble 
qu'il  porte  au-dessus  de  cette  disposition  ensoleillée  un  cœur 


10  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

affectionné  et  une  âme  droite.  Que  son  séjour  parmi  nous  ne  lui 
soit  pas  inutile  et  qu'il  garde  de  ses  amis  anglais  un  doux  sou- 
venir!... » 

Un  de  nos  professeurs,  qui  est  actuellement  en  Angleterre  et 
qui  se  tient  en  rapports  réguliers  avec  les  directeurs  et  avec  les 
enfants,  m'écrit  : 

«...  M.  L.  a  engagé  un  professeur  spécial  pour  enseigner  l'an- 
glais à  nos  garçons.  E.  (13  ans)  et  G.  (13  ans)  sont  très  heureux, 
particulièrement  E.  qui  se  fait  déjà  beaucoup  aimer  de  ses  ca- 
marades... S.  (12  ans''  et  H.  (12  ans)  m'écrivent  qu'ils  sont  très 
heureux.  T.  m'écrit  dans  le  même  sens;  il  a  seulement  un  peu 
de  peine  à  s'habituer  à  la  nourriture  anglaise.  M™"  B.  me  fait 
savoir  que  son  élève  est  très  gentil  et  qu'il  se  plait  beaucoup. 

«  En  somme,  les  différents  directeurs  paraissent  contents  de 
nos  garçons,  ce  cjui  me  fait  beaucoup  de  plaisir.  On  m'écrit  que 
G.  (13  ans)  se  forme  très  bien.  Le  directeur  de  l'école  de  S.  me 
fait  savoir  qu'il  trouve  nos  trois  garçons  excellents.  Le  séjour  ici 
forme  nos  garçons  encore  plus  que  je  ne  l'avais  pensé.  La  diffé- 
rence que  j'aperçois  déjà  chez  E.  (13  ans)  est  remarquable.  Tout 
ce  qui  nous  aidera  à  être  maîtres  des  enfants  me  semble  indis- 
pensable, surtout  au  commencement.  » 

M'"*^  M.,  la  lemme  d'un  des  directeurs,  écrit  à  M'"®  Demolins  : 
«  G.  (12  ans)  est  un  très  gentil  petit  garçon  et  nous  l'aimons 
beaucoup.  Il  va  bien  et  a  un  bon  appétit.  Il  se  plait  avec  les  au- 
tres garçons,  qui  paraissent  l'aimer  beaucoup.  Je  prendrai  grand 
soin  de  lui  pendant  son  séjour  ici  et  vous  pouvez  être  sans  in- 
quiétude... » 

La  sœur  d'un  autre  directeur  écrit  à  M"""  Demolins  : 
«  Chère  Madame,  je  ne  sais  pas  si  vous  aurez  eu  des  nouvelles  de 
vos  trois  garçons,  par  M""^  de  B.,  qui  est  venu  ici  il  y  a  quelque 
temps  voir  son  fils  (9  ans).  Elle  a  été  très  contente  de  sa  bonne 
mine,  de  l'école  et  de  tout  ce  qu'elle  a  vu. 

B.  (11  ans)  et  H.  (9  ans)  sont  des  petits  garçons  très  très  gen- 
tils. Tout  le  monde  les  aime  beaucoup.  Le  petit  H.  a  appris  l'an- 


NOS   ÉLÈVES   EN    ANGLETERRE.  11 

glais  très  vite,  il  a  dépassé  cette  semaine  deux  petits  Anglais  en 
classe  et  il  est  très  fier  de  cela.  Je  souhaite  que  vous  ayez  aux  Ro- 
ches beaucoup  de  garçons  aussi  gentils  que  ceux-là.  Je  suis  triste 
à  la  pensée  qu'ils  ne  reviendront  plus  ici.  Je  les  aime  tant!  Ils 
aiment  beaucoup  leur  école,  ils  jouent  bien  le  cricket,  ont  bon 
appétit,  et  sont  toujours  gais.  » 

«  Ces  jours  derniers,  nous  écrit  un  des  directeurs,  trois  de  nos 
garçons  sont  entrés  dans  mon  Inireau  accompag'nés  de  votre 
jeune  français  (13  ans).  Les  trois  Anglais  m'ont  demandé  com- 
ment on  disait  en  français  :  «  /  love  y  ou  ».  J'ai  répondu  :  «  Je 
vous  aime  ».  Alors  ils  se  sont  tournés  tous  les  trois  vers  le  Fran- 
çais et  lui  ont  dit  :  «  Je  vous  aime  ».  R.  est  d'un  caractère 
facile,  distingué  et  bien  élevé.  » 


3°  Le  témoignage  des  Enfants. 

Voici  quelques  extraits  des  lettres  qui  nous  ont  été  adressées 
par  les  enfants.  Je  respecte  la  forme  et  le  style. 

«  Il  y  a  maintenant  un  mois  que  je  suis  arrivé  à  mon  école. 
Au  commencement,  j'ai  été  un  peu  surpris  par  les  usages  an- 
glais; mais  maintenant  je  m'y  suis  habitué.  J'ai  fait  de  grands 
progrès  en  anglais,  je  parle  assez  bien  et  je  comprends  tout  ce 
qu'on  me  dit.  L'autre  jour,  nous  avons  fait  un  match  de  cricket 
avec  une  autre  école  et  nous  avons  été  vainqueurs... 

J.    de  G.  (13  ans).  » 

«...  Les  premiers  jours,  j'ai  trouvé  que  je  m'ennuyais,  mais 
maintenant  je  trouve  que  l'on  ne  s'ennuie  pas  du  tout...  Nous 
commençons  à  savoir  l'anglais  et  je  sais  presque  les  règles  du  jeu 
de  cricket.  J'espère  que  l'on  fera  beaucoup  de  cricket  à  l'école 
des  Roches....  » 

H.  H.  (12  ans). 

«  Je  me  trouve  très  heureux  dans  mon  école.  Les  professeurs 


12  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

sont  très  bons  pour  moi.  Les  élèves  sont  aussi  très  gentils  et  je 
suis  très  bien  avec  eux. 

«  Comme  travail,  je  puis  très  bien  suivre  les  classes.  Je  m'ap- 
plique de  mon  mieux  à  mes  devoirs  et  leçons  et  jespère  vous 
donner  à  l'école  des  Roches  toute  satisfaction  sur  ce  point. 

«  J'aime  beaucoup  le  jeu  du  cricket  et  je  fais  une  collection 
d'œufs  d'oiseaux. 

«  Je  vous  écrirai  quelquefois,  car  ce  serait  une  ingratitude 
de  ne  pas  le  faire.  En  attendant,  j'ai  l'intention  de  bien  me  con- 
former aux  recommandations  que  vous  m'avez  faites  et  je  ferais 
tous  mes  efforts  pour  vous  donner  toute  satisfaction » 

R.  N.  (13  ans). 

((   Notre  Directeur  est  très  aimable  et  tous  nos  professeurs 

sont  très  gentils.  Nous  commençons  à  comprendre  l'anglais  et 

nous  pouvons  nous  amuser  avec  nos  camarades Nous  sommes 

très  bien  nourris  et  la  nourriture  est  très  abondante » 

M.  S.  (12  ans). 

((  Nous  sommes  très  heureux.  Les  élèves  sont  très  gentils  pour 
nous.  Les  classes  ne  sont  pas  ennuyeuses;  le  professeur  nous  aide 
et  nous  n'avons  pas  été  punis.  Gomme  je  sais  déjà  un  peu  d'an- 
glais, j'assiste  à  toutes  les  classes.  L'après-midi  nous  nous  habil- 
lons en  flanelle  et  nous  jouons  au  cricket  pendant  1  h.  12.  Il  y  a 
deux  jeux,  un  pour  les  grands  et  un  pour  les  petits.  Nous  sommes 
dans  le  jeu  des  petits,  mais  maintenant  je  suis  un  des  plus  forts. 
M.  R..  le  directeur,  est  très  gentil  pour  nous  et  il  fait  tout  ce  qu'il 
peut  pour  que  nous  apprenions  l'anglais » 

P.  P.  (12 ans). 

«  Je  m'amuse  bien  à  l'école  ;  je  joue  assez  bien  au  cric- 
ket... je  commence  à  me  faire  comprendre  en  anglais » 

J.  V.  (12  ans). 

«  Je  me  trouve  très  à  mon  aise  et  je  puis  tenir  conversa- 
tion avec  mes  camarades.  Je  m'amuse  bien  et  je  prends  part  aux 


iNOS    ÉLEVÉS   E.\   ANGLETERRE.  !.■{ 

exercices.  Je  suis  bien  heureux  dans  cette  école  et  je  m'y  plais 
beaucoup,  car  M.  etM'°°P.  sont  très  gentils.  Mes  camarades  sont 
aussi  très  gentils »  G.  E.  (13  ans). 

Communiqué  par  une  mère  de  famille  : 

((  Deer  mother  », 

«  I  want  to  \A  rite  you  a  verry  long  letter  and  a  part  of  it  in 
English.  I  donot  tink  that  my  spelling  is  verry  good  but  Idonot 
think  that  you  mind  verry  much. 

«  We  had  our  match  in  criquet  and  the  other  side  had  111 
runs  but  we  were  not  ail  ont  with  51  runs  and  like  that  it  was 
a  Draw  which  meen  that  none  had   win. 

«  Now  1  think  that  I  hâve  enough,  wrigtten  in  English  I  will 
finish  my  letter  in  French. 

«  Tu  vois  je  t'ai  écrit  un  bout  de  lettre  en  anglais  pour  te 
montrer  que  mon  anglais  va  de  mieux,  en  mieux,  je  voudrais 
aussi  que  dans  tes  prochaines  lettres  tu  m'écrives  un  bout  d'an- 
glais, car  je  veux  m'exercer  a  lire  l'anglais,  chose  très  impor- 
tante. 

«  Tu  me  demandais  dans  une  de  tes  lettres  si  je  comprenais  à 
peu  près  les  sermons  à  l'Ecole;  eh  bien,  je  les  comprends  à 
peu  près  et  surtout  maintenant  je  suis  toujours  très  content  à 
l'école...  » 

.1.  H.   ^10  ans). 

«  ...  Je  suis  très  content  de  l'école  et  je  trouve  M.  et  M'"'' M. 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  aimaliles.  Je  vais  très  bien,  quoique  la 
nourriture  anglaise  me  gêne  un  peu...  Je  vous  écris  en  français, 
parce  que  je  mettrais  trop  longtemps  pour  écrire  une  lettre  en 

anglais » 

G.  de  T.  (12  ans). 

(c  J'espère  que  vous  viendrez  bientôt  me  voir  avec  M""-  De- 
molins  :  j'en  serai  bien  content.  Voilà  trois  semaines  que  je  suis 
à  l'école  de  Brighton  et  je  ne  m'y  ennuie  pas,  car  l'après-midi. 


14  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

on  joue  tantôt  au  cricket,  au  hoquet  ou  au  foot-bal  et  on  fait 
aussi  de  la  menuiserie.  J'espère  que  mes  professeurs  n'auront 
à  vous  dire  c[ue  du  jjien  de  moi.  Je  sais  encore  assez  bien  me 
débrouiller  en  anglais,  car  je  comprends  assez  pour  ne  pas 
avoir  de  trop  mauvaises  notes  dans  la  classe.  Ma  plus  mauvaise 
a  été  2  sur  6.  Jespère  qu'à  l'école  des  Hoches,  je  serai  un  cap- 
tain  et  cela  me  ferait  beaucoup  de  plaisir  ainsi  qu'à  papa  et  à 
maman.  » 

B.  L.  fil  ans). 


«  Samedi  dernier,  nous  sommes  allés  passer  trois  jours  à 
Brighton  pour  les  vacances  du  half  tenn  et  je  suis  revenu  avec 
l'intention  de  travailler,  autant  que  je  le  pourrais.  Ma  santé  est 
toujours  très  florissante  et  je  me  plais  de  mieux  en  mieux  ici. 
Je  trouve  seulement  que  le  temps  passe  un  peu  vite  et  je  com- 
prends que  c'est  une  bonne  idée  que  de  créer  l'éducation  an- 
glaise en  France. 

«  Je  suis  bien  aise  que  les  enfants  qui  se  trouvent  dans  les 
autres  écoles  anglaises  soient  aussi  satisfaits  que  moi  et  c'est 
avec  un  grand  plaisir  que  j'apprends  que  les  travaux  de  \ école 
des  Roches  avancent  si  vite. 

((  Je  continue  mes  leçons  d'allemand  et  de  violon  ici  et  je 
comprends  maintenant  presque  tout  ce  qui  se  dit  autour  de 
moi...  » 

R.  i\.   {13  ans). 


Un  de  nos  professeurs  nous  écrit  d'Angleterre  : 
«  J'ai  reçu  de  charmantes  lettres  de  H.  (12  ans)  et  de  S. 
(12  ans);  ils  sont  très  heureux,  ils  font  des  collections,  parlent 
déjà  bien  l'anglais,  disent-ils,  aiment  la  géographie  et  jouent 
très  bien  au  cricket.  Enfin,  ils  ajoutent  qu'ils  sont  très  aimés  de 
leurs  camarades...  » 


Ces  trois  séries  de  témoignages,  ceux  des  parents,  ceux  des 


NOS   ÉLÈVES    EN    ANGLETERRE.  15 

professeurs,  ceux  des  élèves  sont  concordants.  Ils  prouvent  que 
cette  première  expérience  a  eu  un  succès  complet.  Les  enfants 
apprennent  la  langue  anglaise  très  rapidement;  ils  peuvent  con- 
verser avec  leurs  camarades  et  poursuivre  leurs  études;  ils  se  dé- 
veloppent physiquement,  s'associent  aux  jeux  avec  entrain  et  sont 
heureux. 

Ces  enfants  viendront  à  l'École  des  Roches  à  la  rentrée  d'oc- 
tobre. 

J'ai  tenu  à  faire  connaître  le  résultat  de  ce  premier  stage  à  l'é- 
tranger, pour  bien  montrer  aux  parents  qu'ils  peuvent  faire  par- 
tir leurs  lils  avec  une  entière  confiance.  J'ajoute,  —  et  j'insiste 
particulièrement  sur  ce  point,  —  que  le  séjour  à  l'étranger  est 
d'autant  plus  profitable  que  les  enfants  sont  plus  jeunes.  Ils 
apprennent  plus  facilement  et  plus  complètement  la  langue,  ils 
subissent  davantage  l'influence  du  milieu,  enfin  ils  ne  sont  pas 
exposés  à  interrompre  plus  tard  leurs  études  pour  aller  faire 
ce  séjour. 

Nous  ne  pouvons  recevoir  à  YEcole  des  Roches.,  pour  la  ren- 
trée d'octobre  prochain  que  50  élèves,  qui  seront  distribués  en 
deux  maisons.  Toutes  les  places  sont  dès  maintenant  rete- 
nues. 

Les  enfants  pour  lesquels  on  nous  adresse  actuellement  des  de- 
mandes d'admission  n'entreront  aux  Roches  qu'en  octobre  1900; 
mais  nous  pourrons  les  envoyer  auparavant  faire  un  stage  soit  en 
Angleterre,  soit  en  Allemagne.  Nous  ne  disposons  plus,  pour  cette 
seconde  rentrée,  que  d'une  vingtaine  de  places. 

En  octobre  1900,  une  nouvelle  série  de  constructions  sera  ter- 
minée, et  l'École  pourra  recevoir  une  centaine  d'enfants.  Ils  se- 
ront alors  répartis  en  trois  maisons  séparées  les  unes  des  autres  et 
ayant  chacune  à  sa  tête  un  professeur  marié.  Les  élèves  des  diver- 
ses maisons  ne  se  réuniront  que  pour  les  classes  dans  un  bâtiment 
situé  au  centre  de  la  propriété  et  spécialement  affecté  à  cet 
usage. 

Ainsi,  quel  que  puisse  être  le  développement  ultérieur  de 
rÉcole,  nous  éviterons  toujours  les  inconvénients  d'une  trop 
grande  agglomération  d'enfants.  Chaque  maison  de  professeur 


16  LA    SCIEiNCE    SOCIALE. 

aura  une  vie  indépendante  et  ne  contiendra  au  maximum  qu'une 
quarantaine  d'enfants  (1). 

Edmond  Demolins. 


(1)  Pour  le  s  exercices  physiquesà  l'École,  nous  nous  sommes  inspirés  des  travaux 
du  D^  Fernand  Lagrange,  qui  sont  le  résultat  de  longues  années  d'études  et  d'obser- 
vations en  France  et  à  l'étranger.  Nous  recommandons  particulièrement  la  lecture  de 
l'ouvrage  :  «  L'hygiène  de  l'exercice  chez  les  enfants  et  les  jeunes  gens  ».  Pour  les 
enfants  qui  auraient  besoin  de  suivreà  l'École  un  traitement  particulier,  au  point  de  vue 
des  exercices  du  corps,  les  parents  pourront  demander  des  conseils  au  D"^  Lagrange  à 
l'Institut  Zander,  21,  rue  d'Artois.  —  Autres  ouvrages  du  D"'  Lagrange  à  consulter  : 
Physiologie  des  exercices  du  corps  (couronné  par  l'Académie  des  sciences  et  par 
l'Académie  de  médecine)  ;  —  De  l'exercice  chez  les  adultes;  —  La  médication  par 
Vexercice;  —  Manuel  d'Hygiène  athlétique.  (Chez  Félix  Alcan). 


QUESTIONS    DU    JOUR 


LES  EXPÉRIENCES 

D'UN  PRINCIPAL  DE  COLLÈGE 


L'exposé  suivant  décrit  avec  une  exactitude  navrante  un  des 
coins  sombres  de  notre  régime  scolaire.  L'auteur,  qui  nous 
adresse  cet  article,  appartient  à  l'Université  et  dirige  un  collège 
en  qualité  de  Principal.  Non  seulement  il  a  vu,  mais  il  a  vécu 
ce  qu'il  raconte.  Comme  il  le  dit,  il  a  voulu  servir  l'Université. 
Ce  n'est  pas  en  dissimulant  le  mal  qu'on  parviendra  à  le  faire 
disparaître,  mais  en  le  regardant  bien  en  face,  et  en  conviant  à 
travailler  à  sa  guérison  tous  les  hommes  de  bonne  volonté, 

E.  D. 

Pour  faire,  dans  ce  monde,  n'importe  quoi  qui  vaille, 
il  ne  faut  pas  rester  à  trembler  et  à  hésiter  sur  le 
bord,  mais  s'élancer  la  tête  la  première,  et  percer  à 
travers  le  tout  aussi  bien  que  nous  le  pouvons. 

Sidney  Smilh. 
\. 

Notre  enseignement  secondaire  est  donc  bien  malade?  Pas  une 
revue,  pas  un  journal  qui  ne  nous  apporte  chaque  matin  une 


18  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

critique  ou  un  projet  de  réforme  :  et  il  n'est  pas  possible,  quoique 
cela  soit  évident  souvent,  que  l'on  veuille  seulement  faire  de  la 
copie  ou  bâcler  un  article  que  l'itnprimeur  attend.  Dans  la  pha- 
lange qui  monte  à  l'assaut  de  la  forteresse,  il  est  des  assaillants 
qu'il  faut  distinguer,  tels  MM.  Deinolins  et  La  visse.  M.  Demolins, 
après  avoir  critiqué  notre  enseignement  secondaire,  a  exposé 
ses  vues,  puis  bravement  org-anisé  un  collège  où  il  suivra  la 
méthode  qu'il  préconise.  M.  Lavisse,  professeur  de  l'Université  de 
Paris,  examinateur  au  baccalauréat,  attaque,  dans  la  nouvelle 
Sorbonne,  le  vieux  baccalauréat.  Les  murs  n'ont  pas  croulé  à  ce 
sacrilège;  mais  des  milliers  de  personnes  ont  applaudi  :  le  mo- 
nument est  sohde. 

Arta  non  verha,  dit  M.  Demolins.  C'est  donc  à  l'œuvre  que 
nous  le  jugerons.  Quant  à  M.  Lavisse,  il  n'a  pas  fait  seulement  un 
très  beau  «  sermon  contre  le  baccalauréat  »  ;  il  a  ému  et  récon- 
forté tous  ceux  qui  aiment  les  enfants,  qui  les  voudraient  heu- 
reux, joyeux,  intelligents  et  forts,  et  qui,  pour  atteindre  ce  but, 
ne  ménagent  ni  leur  temps,  ni  leurs  peines.  Je  suis  de  ceux-là 
(il  faut  aujourd'hui  dire  ce  que  l'on  veut  et  ce  que  l'on  pense). 

Je  suis  un  de  ceux  qui  ont  les  «  mains  tendues  » Elles  ne  sont 

pas  encore  retombées. 


II. 


Je  suis  Principal  d'un  tout  petit  collège  que  j'aime  ;  j'ai  refusé 
un  des  meilleurs  collèges  de  France;  je  viens  d'être  promu  à  une 
classe  supérieure;  enlin  je  ne  puis  pas  être  décoré  avant  cinq 
ans  :  je  n'attends  donc  rien  des  hommes.  Je  voudrais  dire,  sans 
préoccupation  aucune,  tout  ce  que  je  dois  à  l'Université,  et  la 
servir  encore  de  cette  façon,  si  je  puis. 

Lorsque  j'ai  été  appelé,  il  y  a  près  de  six  ans,  à  la  direction 
d'un  collège,  j'ai  éprouvé  une  réelle  joie.  D'abord,  ma  situation 
était  améliorée  ;  puis,  surtout,  j'allais  pouvoir  appliquer  quel- 
ques idées  pédagogiques  que  je  croyais  bonnes. 

Comme  la  plupart  des  professeurs  qui  ne  voient  que  de  loin 


LES    EXl'ÉRIENCES   d'uN    l'RIXCIPAL   DE    COLLEGE.  49 

et  superficiellement  la  vie  intérieure  d'un  collège,  si  nos  établis- 
sements d'enseignement  secondaire  n'étaient  pas  plus  prospères, 
s'il  n'y  avait  pas  plus  d'entente  entre  répétiteurs,  professeurs, 
administrateurs,  j'en  faisais  retomber  la  faute  sur  les  princi- 
paux. Je  ne  veux  ni  énumérer  les  griefs  que  j'avais  contre  eux, 
ni  chercher  des  excuses  aux  injustices  que  j'ai  commises.  C'est  à 
mon  tour  d'être  critiqué,  blâmé,  et,  sans  doute,  les  braves  gens 
que  j'ai  pu  méconnaître  sont  à  cette  heure,  suflisamment  vengés. 

J'avais  reçu  ma  nomination  un  lundi  matin,  en  venant  prendre 
mon  service;  le  mercredi,  mes  malles  étaient  faites. 

Je  ne  dirai  rien  du  diner  d'adieu  des  collègues,  des  félicitations 
reçues  avec  autant  de  modestie  apparente  que  de  bonheur  con- 
tenu, des  cartes  vite  imprimées  et  expédiées,  de  cette  fièvre  enfin 
et  de  cette  impatience  du  départ  que  comprendront  ceux  qui  se 
sont  trouvés  dans  un  cas  semblable  au  mien. 

Mon  long  voyage,  de  nuit,  pour  perdre  moins  de  temps,  ne  fut 
qu'une  suite  de  rêves  et  de  projets.  Je  voyais  un  collège  pareil 
à  celui  que  je  quittais;  des  bâtiments  neufs,  parfaitement  amé- 
nagés, un  large  préau,  de  belles  salles  de  classe  et  d'étude,  un 
cabinet  de  physique  muni  de  tous  ses  appareils,  un  laboratoire 
rempli  de  cornues,  de  fioles  et  d'éprouvettes,  un  cabinet  meublé, 
aux  murs  tapissés  de  livres,  de  grandes  cours  plantées  d'arbres 
et  un  vaste  jardin  où  s'ébattaient  de  nombreux  élèves.  J'aime 
déjà  ces  têtes  charmantes  que  je  ne  connais  pas  ;  je  me  ferai 
aimer  d'eux.  Je  resterai  toujours  dans  ce  pays,  et  j'y  ferai  quelque 
bien. 


III. 


Quel  réveil  !  mon  Dieu. 

J'ai  quitté  l'hôtel  de  bonne  heure,  après  quelques  heures  de 
repos.  Personne  ne  sait  qui  je  suis.  Je  veux  trouver  seul  la  maison 
où  je  dois  achever  ma  vie.  Voici  un  bâtiment  qui  réjîond  à  peu 
près  à  ce  que  j'attends  :  c'est  le  collège  des  Frères.  En  voici  un 
autre  :  c'est  le  tribunal.  C'est  peut-être  ceci?  —  c'est  la  prison. 


20  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Cette  fois,  j'y  suis?  —  Non.  C'est  l'École  primaire  supérieure. 
Il  n'y  a  plus  rien,  plus  rien  dans  cette  petite  ville,  vite  parcourue, 
qui  ait  l'apparence  d'un  collèee.  Où  donc  est  mon  collège?  Il 
faut  qu'on  m'y  conduise.  C'est  cette  maison  branlante,  à  la 
façade  lézardée,  aux  crevasses  larges  comme  la  main  que  con- 
tiennent de  longues  barres  de  fer  allant  d'un  mur  à  l'autre.  Cette 
façade  déplâtrée  par  larges  places  est  couverte  à  d'autres  en- 
droits d'une  couche  gris-verdàtre  qu'on  prendrait  pour  une  lèpre. 
Au  sommet,  et  au  milieu,  est  fixé  une  sorte  de  guérite.  On  y  dis- 
tingue une  petite  lucarne,  puis_,  partant  de  là  et  suivant  le  mur 
jusqu'à  terre,  un  tuyau  en  fonte.  Ce  tuyau  n'est  sans  doute  qu'im- 
parfaitement joint  à  la  petite  maisonnette,  toute  en  saillie,  et 
comme  posée  sur  des  poutres  sortant  du  mur.  Quoiqu'il  en  soit, 
le  long  de  ce  tuyau,  le  long  de  la  muraille,  des  taches  honteuses 
crèvent  les  yeux. 

Oh!  que  c'est  laidl 

J'entre.  Pas  de  concierge,  pas  de  loge  même;  personne  à  qui 
m'adresser.  Enfin,  entendant  du  bruit,  un  maître  vient,  qui  me 
conduit  aussitôt  en  étude.  Il  est  sept  heures  et  demie  du  matin; 
je  vais  donc  faire  connaissance  immédiatement  avec  mes  internes. 
Les  voilà  autour  du  répétiteur.  Je  compte  :  six.  Ils  sont  bien  six; 
inutile  de  recompter;  il  y  a  six  élèves  internes  en  tout. 

Je  n'ose  pas  demander  le  nombre  des  externes;  je  ne  dis  rien; 
j'examine  cette  grande  salle  d'étude  basse,  noire  remplie  de 
papiers,  je  devrais  dire  d'ordures.  A  quelle  époque  remontent 
ces  tables  lourdes,  incommodes,  taillandées,  percées  de  trous? 
Les  vitres,  presque  toutes  fendues,  ne  connaissent  que  l'eau  de 
pluie;  les  araignées  tissent  tranquillement  leurs  toiles  dans  les 
coins.  Ici,  une  chaise  éventrée,  dont  la  paille  traîne  à  terre,  et 
que  le  répétiteur  ne  peut  utiliser  qu'en  y  posant  un  atlas,  comme 
un  coussin;  là,  une  table  boiteuse,  mais  rendue  d'aplomb  par 
un  livre  placé  sous  un  pied.  Au-dessus  de  ma  tète  de  la  paille 
passe  par  une  fente.  Je  sors;  j'ai  le  cœur  serré  comme  dans  un 
étau;  et  j'attends,  dans  la  cour,  l'heure  de  la  classe. 

Voici  bientôt  tous  les  professeurs  :  celui  de  classes  primaires; 
celui  de  classes  élémentaires  ;  un  pour  la  6'  et  la  5"  ;  un  pour  la 


LES    EXPÉRIENCES    d'U.\    PRINCIPAL    DE    COLLKGE.  21 

3'  et  la  i';  un  professeur  de  mathématiques,  un  professeur  de 
sciences,  un  répétiteur.  Voilà  tout  mon  personnel. 

Ces  messieurs  paraissent  aimables;  je  suis  si  triste  que  j'ac- 
cepte avec  reconnaissance  leurs  compliments  de  politesse.  L'un 
d'eux  même,  depuis  plus  de  vingt  ans  dans  la  maison,  comme 
élève,  puis  comme  professeur,  réussit  à  me  dérider.  Comme  je  ne 
puis  dissimuler  l'impression  que  me  fait  l'état  lamentaiile  du 
collège,  il  me  vante  aussitôt,  avec  une  conviction  amusante,  l'air 
vif  et  sain  du  pays,  la  qualité  du  lait,  l'excellence  d'une  eau  mi- 
nérale, tout  à  fait  inconnue,  mais  qui  guérit  de  nombreuses  ma- 
ladies. Quel  rapport  y  avait-il  entre  cette  réflexion  et  ma  plainte; 
Je  n'en  sais  rien  encore  ;  mais  nous  avons  tous  ri  de  bon  cœur, 
et  cela  m'a  soulagé. 

La  cloche  sonne,  chacun  se  rend  à  son  poste.  En  quelques 
minutes,  j'ai  rendu  visite  à  toutes  les  classes.  J'ai  trouvé,  en 
tout,  quarante-neuf  élèves  et  il  n'y  a  pas  un  absent.  J'ai  donc 
quarante-trois  externes,  et  six  internes.  Où  suis-je  tombé? 

Resté  seul,  je  parcours  la  maison.  Le  réfectoire  est  convenable; 
la  salle  à  manger  est  noire,  mais  peut  être  facilement  réparée; 
trois  chambres  sont  habitables,  le  cabinet  du  Principal  est  vaste, 
entouré  d'armoires  à  vitrines,  où  se  trouvent  pas  mal  de  livres  : 
voilà  des  consolateurs,  et  leur  vue  me  fait  du  bien.  Mais  la  cui- 
sine est  hideuse,  et  le  dortoir  défie  toute  description. 

On  y  accède  par  un  escalier  roide,  très  étroit,  et  aux  marches 
si  peu  larges  et  si  usées,  qu'une  personne  âgée  ne  le  peut  des- 
cendre qu'à  reculons.  On  arrive  alors  dans  une  salle  au  plafond 
bas  qu'on  touche  avec  la  main.  Plafond  ici  est  une  image;  ce 
n'est  à  vrai  dire,  que  des  planches  mal  jointes,  reposant  sur  des 
planches  vermoulues,  et  dans  lesquelles  ma  canne,  au  bout  ferré, 
s'enfonçait  comme  dans  de  la  terre  glaise. 

Ici,  comme  dehors,  encore  une  barre  de  fer,  d'un  mur  à  l'autre 
Je  commence  à  ne  plus  redouter  autant  les  lézardes,  contre  les- 
quelles on  semble  avoir  pris  quelques  précautions. 

Je  compte  seize  lits  rangées  sur  deux  lignes.  Le  sommier  con- 
siste en  une  couchette  remplie  de  paille.  Je  ne  trouve  qu'une 
table  de  nuit;  pas  une  chaise,  pas  une  descente  de  lit,  pas  une 


22  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

armoire.  Les  effets  des  enfants  sont  renfermés  dans  leurs  malles, 
ou  suspendus  à  des  clous,  au  mur,  sans  abri  contre  la  poussière. 

Je  ne  veux  pas  insister  davantage  sur  le  délabrement  de  ce 
pauvre  collège;  on  pourrait  croire  que  je  fais  une  caricature, 
quand  je  m'efforce  au  contraire  de  ne  dire  que  la  vérité.  Cepen- 
dant, je  crois  nécessaire  do  citer  quelques  traits,  pris  au  hasard, 
mais  qui  permettront  de  se  faire  une  idée  des  difficultés  que  j'ai 
rencontrées. 

Un  jour  de  mauvais  temps,  un  professeur  a  dû  faire  classe,  son 
parapluie  ouvert.  Une  gouttière  tombait  sur  lui,  et  les  élèves 
s'étaient  réfugiés  dans  le  seul  coin  convenablement  abrité.  —  En 
pleine  étude,  du  plafond  crevé  (voir  plus  haut  la  définition  du 
plafond),  un  rat  est  tombé  sur  un  élève.  Heureusement  l'animal 
était  mort;  sans  doute,  un  chat,  le  combat  fini,  l'avait  laissé 
glisser  du  monceau  de  foin  qui  surplombait  le  trou. 

Les  classes  n'avaient  pas  de  cheminées,  et  pourtant  il  fait  froid 
dans  ce  pays.  Pour  obtenir  un  peu  de  chaleur,  on  établissait  au 
milieu  de  la  salle  un  petit  poêle  rond,  à  un  seul  trou,  et  on  fai- 
sait passer  le  tuyau  par  un  carreau  de  la  fenêtre.  Comme  les 
salles  étaient  très  basses,  ne  comprenant  qu'un  rez-de-chaussée, 
vous  eussiez  cru,  en  entrant  dans  la  cour,  voir  une  rangée  do 
roulottes  crachant  la  fumée  par  leurs  vasistas  entr'ouverts. 

Certes,  ce  n'était  pas  beau,  mais  enfin  on  parvenait  à  se  chauf- 
fer à  condition  toutefois  que  le  vent  du  nord  soufflât.  Par  tout 
autre  vent,  la  fumée,  refoulée,  ne  sortait  plus  et  emplissait  la 
salle.  C'était  là  un  inconvénient  peu  grave.  Deux  élèves,  dressés 
à  cet  exercice,  prenaient  le  poêle  tout  flambant,  et  lestement, 
vous  le  déposaient  dans  la  cour.  Les  tuyaux,  fixés  par  des  fils  de 
fer,  restaient  suspendus.  Dès  que  le  vent  tournait,  on  rentrait  le 
poêle  qui  continuait  son  office. 


IV 


Que  faire?  Faut-il  reprendre  ma  malle  non  ouverte  encore, 
et  retourner  au  poste  que  j'ai  quitté?  Il  est  loin  d'être  mau- 


LES    EXl'ÉKIENCES    d'uN    PRINCIPAL   DE    COLLÈGE.  23 

vais  d'ailleurs.  Mon  traitement  de  professeur  de  collège,  de 
3.000  francs,  est  plus  que  doublé  par  des  cours  accessoires  et 
par  des  leçons  particulières.  Ici,  le  seul  avantage  fait  au  Principal 
est  la  perception  pour  lui  de  la  rétribution  des  externes  surveillés  : 
trois  francs  par  mois.  Ils  sont  quatre;  j'ai  donc,  jusqu'à  présent, 
un  traitement  de  1*20  francs  par  an.  Impossible  de  vivre  sans 
faire  une  classe,  ce  qui  me  donne  droit  à  un  traitement  de  pro- 
fesseur. 

L'argent  dont  je  dispose  pour  les  divers  services  ne  permet 
aucun  bénéfice  :  (JO  francs  par  an,  pour  payer  un  concierg-e; 
70  francs  de  frais  de  bureau;  125  pour  frais  de  distribution  de 
prix.  Je  dois  assurer,  à  mes  frais,  le  chauffage  et  l'éclairage  de 
tout  l'établissement;  il  est  vrai  que  je  perçois  une  somme  an- 
nuelle de  6  francs  par  élève  non  boursier.  J'encaisserai  donc 
pour  ce  service  moins  de  300  francs,  quand  j'en  dépenserai  au 
moins  le  double. 

Reste  le  bénéfice  que  je  puis  faire  sur  mes  six  internes,  qui 
donnent  chacun  45  francs  par  mois.  La  situation  n'est  pas  bril- 
lante. Et  dire  que  mes  collègues  enviaient  mon  bonheur! 
i  Je  longe  la  classe  des  tout  petits  qui  épellent  en  chantant;  ils 
sont  onze.  Leurs  voix  sont  claires,  agréables  à  entendre;  quel- 
ques-uns me  sourient.  Leur  maître,  à  la  longue  barbe  noire,  mais 
dont  le  visage  respire  une  inépuisable  bonté,  se  tient  au  milieu 
d'eux  et  me  salue  amicalement.  Voilà  les  plus  aimables  oiseaux 
de  la  volière. 

Je  pénètre  dans  le  jardin,  vaste,  enclos  de  murs  formant 
parapet,  et  s'élevant  au-dessus  de  la  rue  comme  un  rempart  au- 
dessus  du  fossé.  Douze  gros  tilleuls,  des  acacias,  des  arbres  frui- 
tiers forment  une  ceinture. 

De  ce  jardin,  je  pénètre  dans  un  petit  parc  sur  lequel  donne  la 
salle  d'étude  qui  sert  en  même  temps  de  classe  aux  élèves  de 
7®  et  8''.  Je  vois  par  la  fenêtre  des  petites  têtes  qui  me  regardent. 
Ici  on  est  plus  grave;  mais  je  devine  cpi'il  suffirait  d'un  mot  de 
moi  pour  mettre  tout  ce  petit  monde  en  joie. 

De  l'autre  coté  de  ce  parc,  encore  un  jardin  plus  grand  que 
le  premier;  un  autre  encore  derrière  le  gymnase.  Partout  d'in- 


24  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nombrables  arbres  fruitiers.  Le  collège  est  comme  une  vieille 
ruine  au  milieu  d'un  magnifique  domaine  d'un  hectare. 

Que  faire?  Quelle  résolution  prendre? 

Que  dirai-je  aux  parents  quand  ils  demanderont  à  visiter  l'éta- 
ijlissement  avant  d'y  placer  leurs  enfants?  Oserai-je  jamais  les 
conduire  au  dortoir,  dans  les  salles  de  classe  et  d'étude?  Que 
répondrai-je  quand  on  me  demandera  où  se  trouvent  la  lingerie, 
l'infirmerie,  qui  n'existent  pas? 

Puis,  avec  un  personnel  en  nombre  aussi  insuffisant,  à  quels 
examens  préparer  nos  élèves?  De  quel  côté  les  diriger?  Je  ne  puis 
songer  au  baccalauréat. 

D'autre  part,  voilà  de  l'autre  côté  de  la  rue  une  école  primaire 
supérieure  bien  organisée  qui  peut  donner  mieux  que  nous  un 
enseignement  pratique.  Plus  loin,  les  Frères  avec  un  magnifique 
établissement.  De  quelle  utilité  peut  être  ce  collège  dans  de  telles 
conditions?  Ah!  je  comprends  le  refus  de  deux  principaux 
envoyés  ici  en  quinze  jours. 

Mais  quoi,  j'ai  été  nommé;  aveuglément,  j'ai  accepté,  mais 
enfin  j'ai  accepté.  Partir  maintenant  serait  m'avouer  vaincu  avant 
d'avoir  combattu;  ce  serait  une  désertion,  une  preuve  de  lâcheté. 
Sans  doute,  j'attendais  beaucoup  mieux,  mais  il  est  probable  que 
j'exagérais  ma  capacité  et  mes  mérites,  qui  sont  estimés  à  leur 
juste  valeur  par  mes  chefs.  Ou  bien,  tout  simplement,  je  n'ai  pas 
eu  de  chance,  il  me  reste  à  prouver  que  je  méritais  mieux,  voilà 
tout. 

La  classe  finit.  A  la  sortie  j'examine  un  à  un  ces  pauvres  en- 
fants dont  personne  ne  veut,  parce  qu'ils  appartiennent  à  un 
collège  sans  avenir,  qu'ils  habitent  une  maison  trop  laide,  et 
qu'ils  ne  rapportent  pas  assez  d'argent.  Ils  ont  tous  une  physio- 
nomie attrayante,  un  air  dégagé,  des  traits  réguliers,  des  yeux 
bien  ouverts  qui  regardent  droit  devant  eux.  Ils  paraissent 
éveillés  et  intelligents.  Ils  me  plaisent  déjà  beaucoup,  ces  petits, 
et  je  sens  que  je  les  aimerai  bien. 


LES   EXPÉRIENCES   d'uN    PRINCIPAL   DE   COLLÈGE.  25 


^. 


c'en  est  fait;  vous  m'avez  conquis,  enfants;  je  resterai  auprès 
de  vous.  On  vous  a  dédaignés  et  je  me  suis  cru  humilié.  Eh  bien! 
rapprochons  nos  deux  misères;  serrons-nous  les  uns  contre  les 
autres;  luttons,  travaillons  ensemble,  surtout  aimons-nous.  Rien 
ne  me  coûtera  pour  vous  rendre  plus  instruits,  et  meilleurs.  Mon 
bonheur  sera  de  vous  voir  bien  portants,  joyeux  et  vertueux.  Et 
qui  sait?  peut-être  que  dans  notre  pauvre  vieille  demeure  que 
traverse  la  pluie,  que  le  vent  ébranle,  nous  ne  serons  pas  trop  à 
plaindre. 

VI. 

Une  fois  ma  résolution  prise,  le  soir  même,  je  me  suis  mis  ré- 
solument à  Toeuvre. 

Il  fallait,  avant  tout,  organiser  le  travail;  en  quelques  minutes, 
c'était  fait. 

Jusqu'alors  le  collège  n'avait  préparé  ses  élèves  qu'au  bacca- 
lauréat ès-sciences,  pour  lequel  on  demandait  seulement,  à 
l'écrit,  deux  compositions  de  sciences  et  une  version  latine.  Mais 
ce  baccalauréat  allait  être  supprimé.  Nous  devions  songer  à  autre 
chose.  Pourquoi  pas  tenter  la  préparation  du  baccalauréat  clas- 
sique et  moderne  complet?  Nous  aurions  d'ailleurs  sept  candidats 
pour  l'année  suivante  :  un  pour  la  philosophie;  un  pour  le  bacca- 
lauréat ès-sciences  dont  j'ai  parlé,  un  pour  la  seconde  moderne; 
quatre  pour  la  rhétorique.  Mais  nous  n'avions  pas  de  professeur 
de  classes  supérieures,  pas  de  professeur  d'allemand,  pas  de 
professeur  d'anglais,  pas  de  professeur  d'histoire,  pas  de  profes- 
seur de  philosophie. 

Il  faut  suppléer  à  tout  cela.  Ce  n'est  pas  difficile.  Le  professeur 
de  3^  et  4'  savait  l'anglais,  et  il  était  licencié  es  lettres  avec  men- 
tion histoire.  En  plus  du  programme  de  sa  classe,  il  enseignera 
l'anglais  et  fera  quelques  cours  d'histoire. 


26  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  professeur  de  5^  et  6^  aimait  l'histoire.  Il  fera  sa  classe,  puis 
quelques  cours  d'histoire,  et  enseignera  le  français  dans  une  par- 
tie de  l'enseignement  moderne. 

Le  professeur  de  sciences  était  Alsacien  et  connaissait  l'aîle- 
mand.  Il  ajoutera  à  ses  fonctions  celle  de  professeur  d'allemand 
dans  les  classes  de  grammaire  et  élémentaires. 

Cependant,  l'enseignement  moderne  manque  de  quelques 
heures  de  français,  et  tout  le  monde,  sauf  le  professeur  de  mathé- 
matiques, avait  son  maximum.  Je  vous  en  prie,  ne  riez  pas.  Bra- 
vement, ce  professeur  de  mathématiques  donne  les  deux  heures 
de  français  qui  doivent  remplir  le  programme. 

Il  y  avait  encore  bien  des  lacunes,  cette  distribution  faite  :  la 
philosophie,  l'histoire,  la  géographie,  la  littérature  française, 
l'allemand  dans  les  hautes  classes  ne  sont  pas  enseignés  :  c'est 
mon  lot. 

La  distribution  des  heures  de  dessin  me  donne  plus  de  peine. 
Remarquez  que  je  disposais  de  la  somme  totale  de  cent  francs 
pour  procurer  un  professeur  de  dessin  au  collège.  Je  n'en  puis 
trouver  à  ce  prix.  Enfin,  le  professeur  de  7'  et  8"  se  dévoue.  Il 
enseignera  le  dessin  pour  la  somme  de  cent  francs  par  an. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  la  machine  était  mise  en  mou- 
vement. 

Deux  années  nous  avons  travaillé  ainsi,  et  je  ne  sais  qui  nous 
devons  admirer  le  plus,  des  élèves  qui  savaient  reconnaître  com- 
bien nous  leur  étions  dévoués,  ou  des  maîtres  qui  se  dévouaient 
aussi  simplement,  sans  bruit,  sans  espoir  de  récompense,  mais 
par  déférence  pour  un  chef  qu'ils  connaissaient  à  peine,  ou  plu- 
tôt pour  faire  tout  bonnement  leur  devoir.  Quels  bons  enfants! 
Quels  braves  gens  ! 

Tant  de  bonne  volonté  ne  fut  pas  perdue.  La  première  année, 
à  la  stupéfaction  générale,  nous  présentions  sept  élèves  au  bac- 
calauréat ;  nous  avions  cinq  succès.  La  seconde  année,  nous  pré- 
sentions six  candidats;  nous  avions  six  élus. 

On  ne  tarda  pas  à  nous  considérer  avec  une  certaine  sympa- 
thie ;  bientôt  les  demandes  d'admission  arrivèrent.  Enfin  la  ren- 
trée d'octobre  se  faisait  avec  quatre-vingt-six  élèves. 


LES    EXl'ÉRIENGES   d'uN    PRINCIPAL   DE   COLLÈGE.  27 


YII. 


Si  l'on  bûchait  ferme  dans  notre  vieux  collège,  on  s'y  amusait 
aussi.  J'y  ai  fait  une  expérience  que  je  veux  rapporter  brièvement. 

Vous  connaissez  le  magnifique  domaine  que  nous  possédions; 
l'entrée  en  avait  été,  jusqu'alors,  interdite  aux  enfants.  Je  com- 
mençai par  en  enlever  la  porte  toute  branlante  ;  puis,  ayant  réuni 
tous  les  élèves  internes  et  externes,  je  leur  parlai  à  peu  près  ainsi  : 
«  Mes  amis,  vous  avez  une  cour  trop  petite,  et  où  vous  êtes  mal  à 
l'aise,  je  vous  offre  la  partie  du  jardin  qui  vous  plaira  le  mieux, 
et  la  quantité  que  vous  voudrez.  Vous  cultiverez  votre  lot  comme 
vous  l'entendrez  ;  mais  vous  le  cultiverez.  Le  fruit  de  votre  travail 
vous  appartiendra.  Je  ne  tolérerai  aucun  désordre,  aucun  acte  de 
vandalisme  ou  de  gaspillage,  aucun  acte  d'indiscipline,  sinon  je 
replace  la  porte.  » 

Je  n'oublierai  jamais  la  surprise  de  ces  enfants,  leur  explosion 
de  joie,  leur  ardeur  au  travail,  leur  bonne  tenue,  leur  esprit 
d'ordre. 

L'étude  finie,  c'était  comme  une  envolée  d'oiseaux.  Chacun 
prenait  son  outil,  enlevait  sa  tunique  tout  en  courant,  et  se  met- 
tait à  piocher.  Des  groupes  s'étaient  formés  de  deux,  quatre  on 
six  pour  exploiter  un  lot  délimité. 

Les  uns  cultivaient  surtout  les  légumes  qu'ils  apportaient  non 
sans  fierté  à  leurs  familles,  d'autres  préféraient  les  fleurs.  Quel- 
ques-uns, vrais  pionniers,  aimaient  à  défricher  les  terrains  in- 
cultes, puis  les  abandonnaient  ensuite  à  de  moins  ardents.  Ceux- 
là  recherchaient  la  fatigue  pour  le  bien  qu'ils  en  ressentaient. 

Un  mur  séparait  le  jardin  du  petit  parc.  Des  jardins  avaient  été 
établis  de  chaque  côté  de  ce  mur,  en  assez  mauvais  état  d'ailleurs, 
et  qui  menaçait  ruine.  —  A  une  visite  que  nous  fit  le  maire,  je  le 
priai  de  le  faire  enlever.  Il  refusa,  jugeant  qu'il  y  avait  là  un  tra- 
vail d'au  moins  vingt  journées  d'hommes,  et  que  cette  dépense 
n'était  pas  prévue  au  budget.  (Moi  je  prévoyais  cette  invariable 
réponse  à  toutes  mes  propositions).  Les  élèves  m'avaient  entendu  : 


28  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

«  Nous  autorisez-YOus  à  enlever  le  mur,  me  dirent-ils?  —  Mais 
vous  ne  pourriez  jamais  y  parvenir.  Enfin,  si  vous  y  tenez...  — 
C'était  un  jeudi  matin;  je  vois  encore  mes  démons  attaquer  la 
muraille  avec  une  ardeur  que  rien  ne  semble  pouvoir  lasser.  Il 
n'y  eut  ce  jour-là  ni  étude,  ni  promenade  ;  mais,  le  soir  venu,  il 
ne  restait  plus  trace  de  l'obstacle  qui  empêchait  les  possesseurs 
des  jardins  de  voisiner. 

C'était  un  réel  plaisir  pour  moi  d'assiter  aux  ébats  de  ce  petit 
monde  ;  de  voir  les  transformations  aussi  fréquentes  qu'inatten- 
dues des  lots  de  chacun.  Le  carré  était  devenu  un  beau  jour  une 
plate-bande;  celle-ci  se  trouvait  bientôt  transformée  en  corbeille. 
La  terre  était  remuée,  retournée,  bêchée;  les  mains  avaient  des 
ampoules,  la  sueur  perlait  aux  jeunes  fronts  :  j'étais  satisfait;  mon 
but  était  atteint. 

Souvent,  au  cours  de  mes  visites,  j'étais  appelé  à  juger  de  l'ef- 
fet d'une  nouvelle  combinaison,  à  trancher  un  litige  entre  quel- 
ques propriétaires,  et  je  m'attardais  au  milieu  de  ces  enfants. 
Parfois,  l'heure  de  l'étude  était  passée,  et  je  ne  m'en  préoccupais 
pas.  Quelle  bonne  aubaine!  On  travaillait  alors  avec  plus  d'ar- 
deur ;  on  traçait  des  plans  de  fossés,  de  monticules,  de  labyrinthes  ; 
on  s'ingéniait  à  me  soumettre  des  cas  très  graves ,  très  compliqués 
(trocs,  échanges,  transformations) ,  afin  de  m'empêcher  de  songer 
à  regarder  ma  montre. 

Je  me  prêtais  volontiers  à  cette  innocente  supercherie,  et  je 
paraissais  même  fort  contrarié  quand,  la  nuit  tombant  ou  voyant 
les  bras  suffisamment  las,  je  m'apercevais  enfin  que  nous  étions 
en  retard  pour  l'étude  dune  demi-heure  ou  de  trois  quarts 
d'heure.  Quelle  joie  alors  parmi  mes  jeunes  amis!  mais  ils  me 
consolaient  bien  vite  en  m'assurant  que  les  leçons  seraient  néan- 
moins bien  sues,  et  les  devoirs  soignés.  Jamais  ils  n'ont  promis  en 
vain. 

Me  croira-t-on  si  je  dis  que  jamais  on  ne  toucha  à  un  fruit. 
Pour  se  rendre  à  leur  jardin,  les  élèves  traversaient  celui  qu'ils 
m'avaient  laissé,  et  suivaient  une  allée  bordée  de  groseillers;  ja- 
mais une  groseille  ne  fut  cueillie. 

Un  jour,  un  nouveau,  enfant  de  treize  ans,  vient  se  plaindre 


LES    EXPÉRIENCES    d'l'N    I'RIXCII'AL    DE    COLLÈGE.  29 

qu'un  élève  l'a  battu.  11  n'y  a  là  rien  d'extraordinaire;  pourtant 
cela  me  surprend;  j'appelle  l'accusé.  «  Tu  as  battu  ton  camarade? 
—  Oui,  Monsieur.  —  Pourquoi?  —  C'est  à  lui  de  le  dire.  »  — 
Et  comme  le  plaignant  baissait  la  tête  sans  répondre,  il  ajouta  : 
Nous  avions  remarcjué  qu'on  cueillait  des  poires  à  un  de  vos  ar- 
bres, celui  c[ui  est  près  de  la  porte  ;  nous  avons  veillé,  et  j'ai  sur- 
pris X.  Comme  il  répondait  mal,  je  lui  ai  donné  deux  clacjues. 
Jamais,  jusqu'ici,  personne  n'a  rien  touché  à  ce  qui  ne  nous 
appartenait  pas.  Nous  ne  voulons  pas  qu'on  commence.  » 

Voilà  le  seul  iucident  en  deux  années. 

Ai-je  besoin  de  dire  que  tous  les  jeux  étaient  en  honneur.  On 
avait  pris  l'habitude  d'une  vie  plus  active,  et  c'était  chez  tous  un 
besoin  de  courir  et  de  se  donner  du  mouvement. 

Lorsque  la  pluie  interdissait  toute  sortie,  on  se  livrait,  dans  une 
ancienne  église  abandonnée,  à  toutes  sortes  de  travaux.  Jusqu'à 
un  vrai  théâtre  qui  y  fut  construit,  par  les  élèves  seuls,  et  où  ils 
jouèrent  plusieurs  fois  des  pièces  qui  émurent  papas  et  mamans 
délicieusement. 

Enfin  quelques-uns  parmi  les  plus  grands  étaient  d'excellents 
valseurs.  Ils  devenaient  les  professeurs  de  leurs  camarades,  et 
c'était,  le  dimanche,  jusqu'à  neuf  heures  du  soir,  des  danses 
joyeuses  aux  sons  d'un  modeste  accordéon. 


VIII. 


On  travaillait  donc  ferme  et  on  s'amusait  autour  de  moi.  Ad- 
mirablement secondé  par  ma  famille,  je  savais  les  élèves  bien 
soignés,  traités  comme  nos  enfants.  Nous  nous  sentions  estimés, 
et  nos  jeunes  gens  nous  marquaient  une  confiance  touchante.  Je 
me  fus  trouvé  heureux,  si  la  fatigue  pour  moi  n'eût  pas  été  exces- 
sive. 

J'avais  dix-huit  heures  de  classe  ;  j'enseignais  les  matières  les 
plus  variées,  qui  me  demandaient  des  heures  de  préparation.  De 
plus,  je  n'avais  qu'un  répétiteur  pour  plus  de  quatre-viugts 
élèves.  Ce  pauvre  garçon  commençait  son  service  le  mercredi  à 


30  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

i  heures  du  soir,  il  le  conservait  jusqu'au  vendredi  à  8  heures. 
Le  samedi,  il  reprenait  le  collier  à  i  heures  du  soir,  et  il  n'était 
libre  que  le  lundi  à  8  heures.  J'avais  pitié  de  lui.  et  je  le  rem- 
plaçais autant  que  je  le  pouvais. 

Le  nombre  des  élèves  ayant  donc  presque  doublé,  je  demandai 
deux  répétiteurs  nouveaux;  l'un  devait  s'occuper  de  la  surveil- 
lance; l'autre,  sous  ma  direction,  eût  fait  quelques  cours  faciles. 
L'autorité  académique  approuvait  mon  projet  ;  le  Recteur  vint 
lui-même  le  soutenir  auprès  de  la  municipalité.  Ce  fut  en  vain; 
ma  demande  fut  repoussée. 

Je  proposai  alors  de  créer  une  classe  enfantine,  qui  fût  placée 
sous  la  direction  d'une  dame.  Je  me  chargeais  de  la  rétribution 
de  cette  institutrice  ;  je  ne  demandais  que  l'aménagement  d'une 
salle.  J'échouai  encore  auprès  de  la  municipalité,  malgré  l'inter- 
vention de  mes  chefs. 

Enfin  les  demandes  d'internes  étaient  nombreuses,  et  il  ne 
m'était  plus  possible  de  les  accueillir  toutes.  Je  demandai  quel- 
ques réparations.  Des  plans  furent  dressés,  et  des  propositions 
faites,  très  modérées.  Le  conseil  municipal  rejeta  tout. 

Cette  fois  le  Recteur  se  fâcha,  et  m'engagea  à  demander  mon 
changement. 

Je  le  fis  la  mort  dans  l'àme. 

1\. 

Je  m'y  décidai  parce  que  je  sentais  mes  forces  me  trahir,  et  que 
je  jugeais  irréalisable,  dans  de  telles  conditions,  l'œuvre  que  je 
voulais  accomplir.  Voilà  un  gros  mot,  je  le  sais;  mais  il  m'importe 
peu  que  l'on  me  croie  :  je  veux  dire  ce  que  je  pensais  alors,  le 
rêve  qui  me  soutenait,  et  qui,  malgré  de  rudes  atteintes  à  ma  foi, 
fait  encore  ma  force  aujourd'hui. 

Rester  plus  longtemps,  me  disais-je,  c'est  m'attacher  davantage 
à  ce  pays  et  à  ces  enfants,  et  rendre  plus  solide  le  lien  qu'il  fau- 
dra rompre  quand  même;  c'est  même  faillir  à  mon  devoir.  Dans 
un  collège  mieux  organisé,  avec  un  personnel  complet,  je  puis 
m'établir  pour  toujours,  et  donner  ce  que  l'on  attend  de  ma  bonne 


LES    EXPÉRIENCES    n'i'.N    rUlNCIl'AL   DE    COLLÈGE.  31 

volonté.  Ici  je  consacre  mon  temps  à  des  démarches  sans  tin  pour 
obtenir  la  réparation  d'une  planche,  d'une  partie  de  toiture  ef- 
fondrée, la  construction  de  cheminées  dans  les  classes.  Il  faut 
des  visites,  des  discours  au  maire  et  aux  conseillers  pour  les  con- 
vaincre de  la  nécessité  d'acheter  des  poêles,  de  récrépir  les  murs, 
de  blanchir  la  cuisine.  On  ne  peut  planter  un  clou  sans  une  déli- 
bération du  conseil  municipal  et  sans  un  rapport  motivé  de  moi  ; 
or,  tout  se  disloque,  tout  s'émiette,  les  clous  enfoncés  ressortant, 
je  renonce  à  la  lutte. 

Où  que  j'aille,  je  serai  mieux  qu'ici,  il  n'en  faut  pas  douter. 
On  me  tiendra  compte,  au  ministère,  de  nos  succès,  du  relève- 
ment de  la  population  scolaire  presque  doublée,  et  je  serai  ap- 
pelé à  un  collège  établi.  Moins  distrait  qu'ici  par  tant  de  choses, 
je  n'aurai  qu'à  songer  à  mes  élèves;  je  serai  plus  souvent  avec 
eux;  je  m'intéresserai  davantage  à  leurs  travaux;  j'étudierai  de 
près  leurs  caractères;  je  tiendrai  compte  des  observations  que 
j'ai  déjà  faites,  j'en  ferai  d'autres,  atin  de  voir  plus  vite  le  mal, 
s'il  existe,  et  de  le  guérir  plus  sûrement. 

Voici  deux  années  d'inutile  labeur,  et  je  suis  fatigué  ;  mais  je 
suis  jeune  encore,  et  deux  mois  de  repos  me  rétabliront.  Une 
fois  installé  dans  ce  collège  que  je  ne  quitterai  pas  avant  ma 
retraite,  j'apporterai  à  remplir  mes  devoirs  tant  de  dévouement, 
tant  de  conscience,  que  je  mériterai  promptement  l'estime  de  mes 
collaborateurs  et  des  parents,  etraffection  de  mes  élèves.  En  peu 
de  temps  régnera  l'esprit  qui  doit  animer  notre  grande  famille. 

Puis  (mais  je  parlais  ainsi  pour  consoler  mes  chers  petits, 
sans  être  très  convaincu),  la  nouvelle  de  mon  départ  parait  mé- 
contenter quelques  personnes  écoutées  en  ville;  peut-être  que 
la  municipalité  se  décidera  «  à  faire  quelque  chose  pour  son 
collège,  »  comme  on  dit.  Mon  successeur  sera  sans  doute  moins 
patient  que  moi,  et  si,  en  m'éloignant,  je  contribue  à  vous 
donner  une  maison  plus  confortable,  et  quelques  maîtres  de  plus, 
vous  voyez,  mes  jeunes  amis,  que  la  douleur  que  j'éprouve  en 
vous  quittant  vous  aura  servis  (1). 

(1)  J'apprends  que  la  municipalité  vient  de  voter  un  emprunt  de  75.000  fr.  pour 
aménagements  et  réparations  au  collège. 


32  LA    SCIENCE   SOCIALE. 


X. 


«  Vous  ne  serez  pas  changé  cette  année,  me  dit-on  au  minis- 
tère, au  début  des  vacances,  préparez  donc  tranquillement  votre 
rentrée;  nous  vous  voulons  du  bien.  »  Quelques  jours  avant  la 
fin  des  vacances,  je  recevais  par  télégramme  ma  nomination  à  X. 

.le  sentis  alors  seulement  combien  j'étais  attaché  au  collège 
où  j"avais  fait  mes  premières  armes  comme  Principal.  Les  élèves 
étaient  encore  dans  leurs  familles,  je  pus  me  décider  à  faire 
mon  déménagement;  je  sens  que  j'en  aurais  été  incapable  s'ils 
eussent  été  là.  Je  viens  d'ailleurs  d'en  faire  l'expérience.  Les  au- 
tres fonctionnaires,  les  professeurs  mêmes  qui  vivent  relative- 
ment peu  avec  les  élèves,  ne  savent  pas  ce  qu'il  nous  en  coûte 
de  quitter  un  collège  où  nous  avons  fait  un  séjour  de  quelques 
années.  Le  principal,  au  bout  de  peu  de  temps,  considère  les 
élèves  internes  comme  ses  propres  enfants;  entre  eux  et  lui,  par 
suite  de  cette  habitation  sous  le  même  toit,  de  cette  participation 
aux  mêmes  douleurs  et  aux  mêmes  joies  se  forment  mille  liens 
qu'on  ne  peut  rompre  sans  un  douloureux  effort. 

Pour  moi,  ce  fut  un  déchirement  de  mon  être.  Aujourd'hui 
encore,  je  pense  souvent  à  mes  petits  amis  de...  Je  pourrais  re- 
dire tous  leurs  noms,  je  vois  leurs  visages,  leurs  gestes,  j'entends 
le  son  de  leurs  voix;  j'assiste  à  leurs  ébats,  dans  le  grand  jar- 
din, sous  ma  fenêtre.  Je  me  reporte  à  cette  semaine  d'angoisse 
où  j'attendais  d'un  moment  à  l'autre  le  dernier  soupir  de  ma 
fillette.  Tout  à  coup  le  silence  s'était  fait  dans  la  maison;  plus 
de  jeux,  plus  de  cris;  pas  un  mot  même  en  passant  sous  la  fe- 
nêtre de  la  petite  malade,  afin  de  ne  pas  troubler  son  repos. 
Puis  la  joie,  les  saints,  les  grimaces  des  plus  gamins  pour  amu- 
ser la  convalescente,  quand  elle  montre  à  travers  les  vitres  son 
visage  amaigri  et  pâli...  Oh!  les  bons  diables! 

La  vieille   maison  me  semble  moins  laide;  je  n'ai  retrouvé 
nulle  part  mon  allée  de  vieux  tilleuls  qui  nous  donnaient  un 
ombrage  si  parfumé. 
Enfin  je  partis. 


LES    EXPÉRIENCES   d'uN   PRINCIPAL    DE   COLLÈGE.  33 


XI. 


Je  suis  dopiiis  trois  ans  passés  dans  mon  nouveau  collège.  J'ai 
perdu  riiabitude  de  me  plaindre,  ou  plutôt  ma  puissance  de 
travail  et  ma  capacité  de  souffrir  se  sont  accrues.  Me  voilà  sou- 
mis, pacifié.  Je  vais  donc  finir  mon  récit  monotone. 

Je  suis  aussi  mal  outillé  qu'à  mon  premier  poste.  Je  manque 
de  professeurs  et  de  surveillants;  j'enseiane  comme  autrefois  les 
choses  les  plus  variées.  Je  ne  sais  où  loger  mes  élèves  qui  at- 
tendent à  la  porte. 

Je  vois,  entravée  par  mille  obstacles,  la  prospérité  d'un  col- 
lège qui  pourrait  grandir,  et  je  ne  peux  rien  pour  lui. 

Je  n'accuse  personne;  je  m'incline  devant  des  forces  supé- 
rieures. iMais  de  fîères  paroles  comme  celles  de  M.  Lavisse  et  de 
M.  Demolins  pénètrent  profondément  au  cœur  de  ceux  qui  ont 
longtemps  aspiré  vers  le  mieux.  De  les  avoir  entendus,  je  me 
sens  l'âme  moins  engourdie. 

Si  ma  tâche  est  rude,  je  suis  admirablement  secondé  par  un 
personnel  d'élite.  Mes  collègues  et  moi  nous  ne  formons  qu'un 
faisceau  que  les  épreuves  ont  plutôt  fortifié.  On  sait  à  peine 
qui  commande  et  qui  obéit  :  chacun  fait  loyalement,  entière- 
ment son  devoir. 

Tous  nous  aimons  vraiment  l'Université,  dont  nous  tenons  ici 
le  drapeau,  et  nous  voulons  qu'elle  soit  respectée  et  honorée  en 
nous. 

Nous  nous  savons  récompensés  par  l'estime  et  par  raffection 
de  nos  élèves,  et  nous  nous  dévouons  pour  eux  avec  joie. 

Pourtant,  en  considérant  ce  c£ue  nous  voudrions  faire  et  le 
peu  que  nous  obtenons,  nous  nous  surprenons  parfois  à  mur- 
murer :  une  tasse  de  café  bue  en  commun,  une  promenade  en 
pleine  campagne  dissipent  la  mauvaise  humeur,  et  nous  nous 
remettons  au  travail  avec  sérénité. 

Pour  moi,  je  sens  très  bien  mes  forces  amoindries,  et  les  bas 


34  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

calculs,  les  atermoiements  dont  j'ai  été  le  témoin  m'ont  parfois 
lassé.  Mais,  malgré  tout,  ma  foi  au  bien  est  toujours  aussi  vive. 
Sans  doute,  je  suis  loin  d'avoir  tracé  le  sillon  que  mon  ardeur 
inquiète  m'avait  imposé;  mais  qui  choisit  son  œuvre?  qui  l'a- 
chève, sil  a  pu  la  choisir? 

Et  puis,  si  minime  soit-il,  l'eliort  que  j'ai  fait  n'est  pas  tout  à 
fait  vain.  C'est  à  quoi  je  songe  en  lisant  ces  paroles,  douce  con- 
solation, du  philosophe  poète  :  «  Je  suis  bien  sur  que  ce  que 
j'ai  de  meilleur  de  moi  me  survivra.  Non,  pas  un  de  mes  rê- 
ves, peut-être,  ne  sera  perdu;  d'autres  les  reprendront,  les  rê- 
veront après  moi,  jusqu'à  ce  qu'ils  s'achèvent  au  jour.  C'est  à 
force  de  vagues  mouvantes  que  la  mer  réussit  à  façonner  sa 
grève,  à  dessiner  le  lit  immense  où  elle  se  meut.  » 

Un  Principal  uk  Collège. 

P.  S.  —  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  deux  nouveaux 
professeurs  ont  été  nommés.  Puis  l'auteur  de  ces  lignes  étudie 
en  ce  moment  le  projet  d'installation  d'un  collège  dans  une 
situation  ravissante,  au  milieu  d'un  domaine  de  cinquante  hec- 
tares. De  précieux  encouragements  venus  de  divers  côtés  per- 
mettent d'avoir  bon  espoir. 


LA  REGION  DE  LA  BASSE-BRESSE 


UNE  VALLEE 

A  MÉTAMORPHOSES  SOCIALES 


II. 

LA  VIE  ANCIENNE  DE  LA  VALLÉE  (1). 
II.   —   LA    ROUTE    ET    SON    RÔLE    SOQAL. 

Maintenant  que  nous  connaissons  tous  les  éléments  de  la  vie 
sociale  présente  de  la  vallée,  nous  aborderons  la  seconde  partie 
de  notre  programme  et  remonterons  à  sa  vie  passée.  Nous  sui- 
vrons la  méthode  scientifique  qui  consiste  à  aller  du  connu  à 
l'inconnu,  de  l'observation  directe  à  l'observation  indirecte; 
nous  étudierons  l'histoire  à  rebours,  en  commençant  par  l'épo- 
que la  phis  proche  de  nous. 

Reportons-nous  aux  premières  années  du  dix-neuvième  siècle. 
Le  fond  de  notre  demi-vallée,  la  rive  montueuse  et  habitée  de 
l'Ain  présente  une  animation  qui  contraste  singulièrement  avec 
sa  somnolence  actuelle.  Sur  la  route  Lyon-Genève,  c'est  un  va-et- 
vient  bruyant,  un  chassé-croisé  de  malles-postes,  de  berlines,  de 

(1)  Voiries  deux  livraisons  précédentes. 


36  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

chariots,  de  véhicules  de  toute  nature  et  de  toute  provenance. 
La  route  cependant  nest  pas  ancienne.  La  partie  qui  nous  inté- 
resse, la  section  Loyes-Neu ville,  a  été  ouverte  à  la  grande  circu- 
lation en  1770  et  n"a  reçu  les  derniers  perfectionnements 
qu'on  1786  (1). 

Mais,  dès  son  inauguration,  cette  voie  a  bénéficié  dune  pros- 
périté rapide.  Elle  en  remplaçait  une  autre  perpétuellement 
coupée  par  les  eaux  (2j. 

A  l'avantage  d'établir  une  communication  assurée,  dit  la  sta- 
tistique de  Bossi  (3),  le  nouveau  tracé  joignait  ceux  d'ouviir  un 
débouché  à  un  pays  fertile  en  vins  et  en  chanvres,  de  procurer 
aux  voyageurs  un  abri  contre  les  vents  du  >'ord-Est,  de  leur 
offrir  des  asiles  fréquents  dans  les  villages  du  pied  de  la  côtièrc^ 
enfin  d'abréger  assez  sérieusement  les  distances. 

Ces  avantages  furent  si  bien  sentis  que,  sitôt  que  la  route  de- 
vint roulante,  les  postes  organisées  tant  sur  la  rive  gauche  de 
l'Ain  pour  le  parcours  de  Lyon-Genève,  que  dans  Vhinterland 
bressan  pour  celui  de  Lyon  à  Strasbourg  furent  reportées  sur  la 
nouvelle  route  qui  fut  dès  lors  la  grande  voie  postière  du  pays. 

Les  vieux  paysans  se  rappellent  avec  regret  l'époque  fortunée 
où  la  vallée  vivait  de  la  route. 

A  Mollon^  par  exemple,  existait  une  montée  rapide  pour 
laquelle  les  convois  avaient  besoin  de  chevaux  de  renfort.  Les 
petits  propriétaires  de  la  commune  possédaient  tous  un  cheval 
ou  deux  et  occupaient  leurs  loisirs  à  guetter  les  voitures.  C'est 
ce  qu'on  appelait  faire  la  remonte. 

D'autres  villages,  moins  favorisés  par  les  accidents  de  la  route, 
se  livraient  en  grand  aux  transports  proprement  dits,  ou,  comme 
on  disait  alors,  à  l'industrie  des  accélérés.  Ces  coureurs  ne  se 
contentaient  pas  d'expéditions  de  quelques  jours.  Parfois,  ils 
tentaient  fortune  au  loin.  En  18i7,  année  de  disette  du  blé,  des 
individus  énergiques  de  Pont-]d'Ain  firent  une  opération  mer- 


(1)  Archives  de  Bourg. 

(2)  C'est  la  section  qui  figure  sur  notre  carte  avec  la  mention  :  ancienne  route  Lyon- 
Genève. 

(3)  P.  687. 


UNE    VALLÉE   A    MÉTAMORPHOSES    SOCIALES.  37 

veilleuse  en  allant  jusqu'à  Marseille  quérir  la  précieuse  céréale. 
L'esprit  clél>rouillard  de  nos  paysans  a  toujours  su  tirer  parti 
des  circonstances. 

Si  la  route  enrichissait  rapidement  quelquefois  rélément  no- 
made et  aventureux  du  pays,  elle  faisait  vivre  sans  grand  effort 
une  bonne  partie  de  l'élément  plus  tranquille. 

Les  haltes  étaient  tentantes  dans  nos  villages  riants,  bien  abri- 
tés, séparés  par  des  montées  fatigantes  entre  lesquelles  il  fallait 
que  les  chevaux  reprissent  haleine.  L'abondance  et  le  bon  mar- 
ché du  vin  de  la  côtière  incitait  les  voyageurs  à  accorder  à 
leurs  attelages  quelques  instants  de  repos  mérité.  Les  auberges 
de  notre  vallée  étaient  florissantes  et  renommées,  surtout  celles 
de  Pont-d'Ain,  qui  n'était  pas  seulement  un  point  de  passage, 
mais  un  carrefour.  Un  des  hôtels  de  cette  bourgade  jouissait 
d'une  réputation  européenne,  et  pas  un  Anglais  n'eût  manqué  de 
s'y  arrêter  en  passant. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  l'hébergeage  des  chevaux  qui  ne  devint  la 
source  de  profits  auxiliaires  intéressants.  Un  maitre  de  poste  fit 
fortune  en  transformant  avec  le  fumier  de  ses  écuries  de  mau- 
vais brotteaux  en  excellents  prés  irrigués.  On  sait  qu'une  ordon- 
nance de  l'ancien  régime  exemptait  de  tailles  les  maîtres  de 
poste  à  condition  qu'ils  ne  tinssent  pas  auberge.  A  une  époque 
où  l'engrais  chimique  était  ignoré,  l'industrie  des  postes  était 
en  soi  une  des  professions  les  plus  favorables  à  l'amendement 
progressif  du  sol. 

Des  faits  analogues  se  sont  passés  au  bord  de  toutes  les  routes, 
pendant  la  })ériode  de  transit  assez  intense  qui  précéda  la  révo- 
lution moderne  des  moyens  de  transport. 

Mais  la  route  qui  nous  occupe  eut  à  cette  époque  une  fortune 
privilégiée,  une  fortune  telle  que  la  phase  de  la  vie  de  la  vallée 
qui  s'étend  de  1786  à  1855  peut  être  caractérisée  d'un  mot  :  la 
phase  de  prospérité  routière.  Cette  fortune  exceptionnelle  tient 
à  plusieurs  causes,  les  unes  se  rattachent  à  la  route  même,  les 
autres  au  pays  traversé. 

I.  D'abord,  notre  route  était  internationale.  Elle  absorbait 
presque  tout  le  roulage  entre  Lyon  et  Genève  et  une  partie  du 


38  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

roulage  entre  Lyon  et  l'Allemagne.  A  notre  vallée  s'applique  très 
spécialement  ce  que  Girault  de  Saint-Fargeau  dit  du  départe- 
ment de  l'Ain  en  général  (1)  : 

«  La  position  de  ce  département  en  fait  un  passage  pour  le 
commerce  entre  le  Nord  et  le  Midi  de  la  France,  de  Strasbourg  à 
Marseille,  entre  l'Est  et  l'Ouest,  de  Genève  à  Bordeaux  ;  le  transit 
est  incessant  dans  les  temps  d'importation  de  grains  de  Barbarie 
qui  sont  reçus  à  Marseille,  et  se  dirigent  sur  la  Suisse.  » 

[ne  partie  de  la  population  de  la  vallée  était  pour  ainsi  dire 
parasite  de  l'étranger.  A  son  tour,  l'étranger  réagissait  fortement 
sur  les  gens  qui  vivaient  par  lui  et  pour  lui.  Quel  stimulant  aux 
déplacements,  quel  incitant  aux  expéditions  lointaines  que  le 
contact  avec  tous  ces  inconnus  dont  la  physionomie  elle-même 
disait  les  aventures!  C'est  banal  de  faire  observer  que  le  vin 
pousse  aux  confidences.  Souvent,  un  voyageur  se  reposant  à  la 
table  d'une  auberge  de  la  vallée  dut  narrer  à  ses  commensaux 
d'une  heure  quelques  épisodes  de  sa  vie  agitée.  Le  goût  des 
voyages  naît  au  récit  des  voyages.  A  ceux  qu'un  beau  jour  aiguil- 
lonnait le  démon  des  aventures,  la  route  oÛ'rait  un  moyen  de 
satisfaction  et  un  premier  gagne-pain.  On  pouvait  se  risquer 
sans  trop  risquer. 

II.  Notre  vallée,  qui  était  un  lieu  de  passage  et  de  repos,  était 
en  outre  un  lieu  à^entrepôt  pour  marchandises.  Nous  sommes 
—  remarquons-le  —  avant  la  transformation  économique  qui  a 
bouleversé  les  conditions  d'existence  de  l'humanité.  La  consom- 
mation est  obligée  de  s'approvisionner  sur  place  ou  presque  sur 
place,  au  moins  pour  les  objets  de  première  nécessité.  Cette  limi- 
tation du  trafic  courant  a  des  conséquences  forcées.  Suppo- 
sons deux  régions  voisines  et  dissemblables  avec  des  ressources 
et  des  besoins  divers,  l'n  courant  d'échange  s'établira  entre  ces 
pays  complémentaires.  Si  les  deux  contrées  sont  relices  par 
une  route,  le  courant  suivra  la  routC;,  et  les  villages  routiers 
deviendront  les  intermédiaires  entre  les  pays  tributaires  de  la 
route. 

(1)  Dictionnaire  géographique,  historique,  commercial  cl  industriel  de  la 
France  (1844). 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES    SOCIALES.  39 

On  sait  que,  dans  une  opération  commerciale,  celui  qui  s'en- 
richit le  plus  sûrement,  c'est  bien  l'intermédiaire.  Notre  vallée, 
à  l'époque  de  prospérité  routière,  jouait  le  rôle  précieux  d'inter- 
médiaire entre  le  Bugey  pastoral,  forestier,  extracteur,  déjà  quel- 
que peu  industriel,  et  la  Bresse  nettement  agricole.  La  commune 
de  Villette  en  particulier  tirait  la  majeure  partie  de  ses  ressources 
du  commerce  du  plâtre  exporté  des  carrières  du  Bugey  et  im- 
porté en  Bresse  pour  l'amendement  des  terres  argileuses  (1).  Ce 
commerce,  il  est  vrai,  s'effectuait  surtout  par  eau  quand  la  hau- 
teur de  l'Ain  le  permettait.  Nous  touchons  ici  à  la  troisième 
cause  de  prospérité  de  notre  route,  la  voie  terrestre  était  doublée 
d'une  voie  fluviale. 

III.  Un  débat  récent,  la  discussion  sur  le  rachat  du  canal  du 
Midi,  a  mis  en  lumière  une  vérité  économique  qui  pourrait  sem- 
bler un  paradoxe.  Quand  deux  centres  commerciaux  sont  reliés 
par  une  double  voie,  une  route  ferrée  et  une  route  fluviale,  la 
concurrence  de  routes,  la  sélection  qui  s'opère  entre  elles  sui- 
vant les  marchandises  transportées  favorise  en  définitive  la  pros- 
périté de  l'une  et  de  l'autre  voie.  Il  est  prouvé  que  le  gouverne- 
ment allemand,  en  encourageant  la  navigation  du  Rhin,  a  rendu, 
à  son  insu  peut-être,  un  service  signalé  aux  chemins  de  fer  en 
bordure  du  fleuve. 

Ce  qui  est  vrai  aujourd'hui  —  expérimentalement  —  d'un 
fleuve  et  d'une  voie  ferrée  contiguô  devait  être  vrai  jadis,  dans 
une  certaine  mesure,  d'une  voie  fluviale  et  d'une  voie  de  dili- 
gences riveraines.  C'est  une  hypothèse  par  analogie,  mais,  pour  le 
cas  de  notre  vallée  des  données  concrètes  permettent  d'en  cons- 
tater le  bien-fondé.  Les  deux  périodes  de  prospérité  routière  du 
pays,  le  début  de  notre  siècle,  et,  dans  une  plus  faible  mesure, 
la  fm  du  moyen  âge,  furent  aussi  les  deux  périodes  de  prospé- 
rité de  nos  ports. 

Prospérité  relative  s'entend.  L'Ain  n'a  jamais  été  que  flottable, 
et  encore  !  Un  procès  soutenu  par  l'un  des  derniers  marquis  de 
Varambon  contre  la  couronne  qui  s'était  adjugé  la  possession  de 

(1)  Aicliives  (le  Bourg. 


40  LA    SCIEXCE    SOCIALli. 

tous  les  cours  d'eau  navig-ables  faillit  tourner  à  ravantago  du 
seigneur  qui  contestait  à  bon  droit  la  navigabilité  de  la  rivière 
d'Ain  (1). 

Pourtant,  faute  de  voie  économique  plus  avantageuse,  il  est 
certain  que  l'Ain  fut,  à  l'époque  que  nous  considérons,  très  fré- 
quenté par  les  marchandises  encombrantes.  «  Tous  les  bateaux 
servant  à  la  navigation  de  l'Ain,  dit  en  1808  la  statistique  dépar- 
tementale de  Bossi  (3)  sont  en  sapin...  On  les  construit  aux;  vil- 
lages de...  (des noms  du  Bugey),  au  port  du  Pont-d'Ain  et  à  celui 
de  Priay.  De  là,  on  les  descend  chargés  ou  vides  à  Lyon...  Ils 
servent  à  la  navigation  du  Rhône  pour  la  descente  seulement. 
Tout  se  vend  à  Lyon,  rien  ne  remonte.  » 

Je  reviendrai  sur  cette  industrie  de  la  batellerie  dont  Bossi  n'in- 
dique qu'une  des  causes,  l'utilisation  des  matériaux  de  la  mon- 
tagne, alors  qu'il  y  en  avait  une  autre,  plus  importante  peut- 
être,  la  mise  en  valeur  des  matériaux  locaux.  Retenons  pour  le 
moment  un  fait  :  la  prospérité  relative  de  la  navigation  de  l'Ain 
coïncidant  avec  la  prospérité  intense  de  la  route  Lyon-Genève. 

Évidemment,  la  voie  fluviale  nécessitait  des  haltes  moins  fré- 
quentes que  la  voie  de  diligences.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
nos  populations  à  la  fois  routières  et  riveraines,  qui  vivaient 
beaucoup  de  la  route  et  sur  la  route,  vivaient  aussi  un  peu  de 
la  rivière  et  sur  la  rivière.  Les  deux  voies  commerciales  avaient 
des  effets  sociaux  analogues,  qui,  en  s'ajoutant,  se  renfor- 
çaient. 

IV.  Mais  avant  d'aborder  les  effets,  il  faut  terminer  la  revue 
des  causes,  et  je  n'ai  pas  encore  indiqué  la  raison  la  plus  impor- 
tante de  l'essor  routier  de  la  vallée,  à  l'époque  où  nous  nous 
reportons.  Il  n'y  a  pas  de  mobile  plus  fort  que  la  nécessité.  Or, 
je  crois  qu'à  la  fm  du  siècle  dernier,  l'industrie  routière  était 
devenue  presque  indispensable  pour  les  groupements  que  nous 
examinons.  Le  lecteur  peut  remarquer,  en  consultant  la  carte 
jointe  au  précédent  article,  à  quel  point  les  agglomérations  en 
bordure  de  la  route  sont  rapprochées.  La  distance  qui  sépare 

(1)  M.  Marchand,  Histoire  de  Varambon  (Manuscrit). 

(2)  P.  37. 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPOOSES   SOCIALES.  41 

deux  groupements  successifs  est,  en  moyenne,  à  peine  de  3  kilo- 
mètres. 

Or,  il  y  a  cent  ans,  la  plupart  de  ces  villages  avaient  une 
importance  relative  ou  même  absolue  bien  supérieure  à  leur  im- 
portance actuelle.  Varambon,  qui  possède  aujourd'hui  il8  âmes, 
en  comptait  48i  en  1808,  i35  en  1786.  Mollon .  actuellement 
pauvre  village  de  232  habitants  en  possédait  376  en  1808,  298 
en  1786.  A  ce  moment-là,  la  population  de  la  France,  suivant 
les  évaluations  de  Xecker  n'était  guère  que  de  2i, 800,000  habi- 
tants. On  peut  dire  que  les  chiffres  de  3Iollon  et  de  Varambon, 
reportés  à  l'époque  présente,  représentent  économiquement  une 
population  double  de  la  population  d'aujourd'hui. 

Sans  doute,  —  notons-le  en  passant,  nous  reviendrons  tout  à 
l'heure  sur  ce  point  important,  —  l'agriculture  de  notre  vallée 
atteignait,  il  y  a  cent  ans,  une  prospérité  relative  qui  n'est  nul- 
lement en  rapport  avec  sa  médiocrité  actuelle.  Mais  si  au  lieu  de 
considérer  la  prospérité  relative,  nous  envisageons  la  prospérité 
absolue,  le  nombre  de  l^ouches  que  la  culture  pouvait  nourrir 
sur  un  territoire  donné,  la  chose  cesse  d'être  vraie  dans  les 
mêmes  proportions.  Au  commencement  dusiècle,  la  terre,  moins 
bien  cultivée,  l'apportait  moins,  et  il  eût  fallu  sans  doute  plus 
d'un  tiers  d'hectare  de  propriété  mêlée  dans  les  co/u/ilions  ac- 
tuelles  pour  faire  vivre  un  adulte  de  la  vallée. 

La  population  riveraine  de  l'Ain  n'avait  pas  toujours  été  aussi 
dense  relativement  à  la  population  g-énérale  de  la  France, 
qu'elle  le  devint  à  l'époque  considérée. 

En  1669,  la  statistique  de  l'intendant  Bouchu  montre  nos 
communes  du  bord  de  l'eau  habitées  par  des  gens  pauvres  et  peu 
nombreux.  Nous  verrons  à  quelle  cause  tenait  ce  dépeuplement 
momentané  qui  fut  suivi  d'une  montée  rapide.  En  un  peu  plus 
de  cent  ans,  de  1669  à  1786,  Pont-d'Ain  passe  de  89  habitants  à 
683;  Priay  de  300  à  983  habitants  (1).  Contrairement  à  ce  qui  a 
lieu  aujourd'hui  où  tout  l'accroissement  de  la  population  est  ab- 
sorbé par  l'émigration  définitive,  pendant  le  dix-huitième  siècle, 

(,1)  Comparaison  entre  la  stalislique  île  l'intendant  Bouchu  (16G9)   et  celle  de  l'in- 
tendant Amelot  de  Chaillou  (1786). 


42.  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

notre  population  s'accrut  sans  cesse  ,  en  s' agglomérant  sur  place. 

Un  moment  devait  venir  où  les  ressources  normales  fournies 
par  le  lieu  ne  seraient  plus  adéquates  aux  besoins  des  habitants 
toujours  plus  nombreux.  Ce  jour-là,  comme  aujourd'hui,  deux 
procédés  s'offraient  pour  occuper  et  faire  ^ivre  le  trop  plein  de 
population  laissé  pour  compte  par  la  culture  et  ses  annexes  : 
l'émig-ration  et  la  transformation  industrielle. 

L'émigration,  nos  riverains  de  l'Ain  ne  songèrent  pas  alors 
à  y  recourir.  C'était  un  expédient  abandonné  au  Bugey,  pays  très 
pauvre  tant  qu'il  ne  se  fut  pas  industrialisé. 

«  Une  partie  de  la  population  de  la  montagne,  dit  Bossi  (1), 
va  chercher  sa  nourriture  et  un  peu  d'argent  dans  les  départe- 
ments de  la  Sarthe,  de  la  Meurthe,  du  Haut  et  du  Bas-Rhin  en 
peignant  le  chanvre.  Cette  émigration  se  fait  par  petites  bandes 
composées  d'un  chef  et  de  deux  ou  trois  compagnons.  Presque 
tous  les  domestiques  cultivateurs  se  réservent  le  mois  de  l'émi- 
gration, ce  qui  s'appelle,  retenir  son  peigne.  » 

Il  y  avait  encore,  lors  des  grands  travaux  de  l'hinterland,  un 
courant  secondaire  d'émigration,  auquel  prenait  part  notre  co- 
tière,  territoire  auxiliaire  des  demi-solitudes  engendrées  par 
l'étang.  Seulement,  cet  exode  chronique  était  comme  aujourd'hui 
une  ressource  secondaire  de  la  culture,  et  ne  suffisait  pas  à 
nourrir  son  homme.  Il  fallait  trouver  mieux,  par  exemple  s'ex- 
patrier aux  lies  de  l'Amérique ,  ce  que  fit  un  aventurier  intelli- 
gent, un  des  derniers  acquéreurs  du  marquisat  de  Varambon. 
Mais  ces  cas  isolés  ne  signifient  rien  pour  l'ensemble  de  la  vallée. 
On  peut  dire  que,  jusqu'à  la  route,  le  pays  a  ignoré  l'émigra- 
tion. 

L'industrialisation  de  la  vallée  au  contraire  fut  à  deux  doigts 
de  s'opérer  au  moment  où  la  route  allait  s'ouvrir.  Voilà  un 
renseignement  précieux  pour  la  divination  de  l'avenir  du  pays. 
Ce  n'est  pas  le  tissage  de  la  soie  qui  faillit  pénétrer  alors  dans 
notre  vallée  agricole,  mais  une  industrie  voisine,  la  filature  du 
coton. 

(1)  statistique  (1808^,  p.  687. 


UNE    VALLÉE   A    MÉTAMORPHOSES    SOCIALES.  43 

«  La  partie  de  la  Bresse  la  plus  peuplée,  lisons-nous  dans  un 
rapport  qui  date  des  environs  de  1750  (1),  est  aussi  la  moins 
riche.  Elle  est  dans  les  montagnes  de  l'Ouest  (c'est  le  Revermont, 
et,  par  extension,  au  moins  le  nord  de  notre  demi-vallée).  Le 
moyen  d'y  apporter  un  secours  qui  put  faire  subsister  les  habi- 
tants serait  d'y  provoquer  l'établissement  de  filatures  » . 

L'industrie  projetée  devait  comprendre  trois  échelons,  la  pre- 
mière main-d'œuvre  dans  les  campagnes,  la  fabrication  propre- 
ment dite  dans  les  petites  villes,  l'entrepôt  et  le  débit  dans  les 
grands  centres. 

Ce  projet  reçut  un  commencement  d'exécution  vers  l'année 
1760.  Les  filatures  principales  étaient  à  Chàlon  et  à  Pont-de- 
Veyle  (près  Mâcon).  Pont-d'Ain  par  l'entremise  de  Bourg  rece- 
vait le  coton  de  Saint-Domingue  et  le  distribuait  aux  femmes 
des  villages  voisins  (2).  C'était  de  l'industrie  domestique  acces- 
soire. Tout  donne  à  penser  que  sans  la  révolution  et  principa- 
lement sans  la  route,  il  y  a  cent  ans  que  le  pays  serait  indus- 
triel. 

L'inauguration  de  la  route,  surtout  son  ouverture  aux  malle- 
postes,  en  1786,  après  trois  chutes  successives  du  pont  de  Cha- 
zey  (3)  marque  le  début  de  l'un  des  âges  d'or  du  pays.  Cette 
ère  privilégiée  dura  peu,  de  1786  environ  à  1855.  Mais  ces  70  ans 
firent  passer  le  pays  de  la  médiocrité  dorée  à  la  véritable  aisance 
et  marquèrent  la  race  d'une  empreinte  indélébile. 

On  sait  que  le  développement  des  industries  de  transport 
affranchit  au  plus  haut  degré  les  populations  des  nécessités  du 
milieu,  et  amène  les  transformations  les  plus  rapides.  La  route 
fît  connaître  au  paysan  de  la  vallée  des  gens  et  des  choses  qu'il 
eût  longtemps  ignoré.  Elle  enleva  au  pays,  plus  vite  qu'à  d'au- 
tres contrées  analogues,  toute  trace  de  couleur  locale.  Le  costume 
pittoresque  des  femmes  qui  s'est  maintenu  jusqu'à  nos  jours 
dans  l'hinterland  bressan  n'était  depuis  longtemps  plus  qu'un 
souvenir  dans  la  vallée.  A  tous  les  points  de  vue,  sauf  au  point 

(1)  Archives  départementales  de  Bourg. 

(2)  Archives  de  Bourg. 

(3)  Archives  de  Bourg. 


44  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  vue  agricole,  le  coterain  fut,  dans  notre  siècle,  le  précurseur, 
l'initiateur  du  bressan. 

Mais  l'effet  le  plus  caractéristique  de  notre  route  fat  de  décu- 
pler l'ouverture  d'esprit,  le  don  de  retournement  de  nos  petits 
cultivateurs.  Nous  disons  décupler,  nous  ne  disons  pas  créer.  De 
tout  temps,  nous  le  verrons,  notre  vallée  fut  d'une  manière  ou 
d'une  autre  un  lieu  de  passage.  Mais  il  y  eut,  entre  le  moyen  âge 
par  exemple  et  la  période  que  nous  considérons,  sous  le  rapport 
de  l'influence  routière,  l'énorme  différence  d'ua  travail  très 
accessoire  à  un  travail  principal. 

Remarquons  en  passant  que  les  transporteurs  qui  vivaient  sur 
la  route  étaient  souvent,  en  même  temps  que  conducteurs,  ache- 
teurs et  vendeurs.  Le  voyageur  se  trouvait  doublé  cFun  commer- 
çant, et  les  facultés  subtiles,  Fingéniosité  de  la  population 
routière  se  développaient  en  même  temps  que  ses  facultés 
actives. 

Comme  tant  d'autres  contrées  situées  hors  des  voies  de  com- 
munication actuelles,  notre  vallée  a  été  tuée  par  le  chemin  de 
fer.  Elle  est  une  vicWne  de  la  houille.  Rien  ne  décèle  aujourd'hui 
au  passant  l'ancienne  importance  de  la  contrée  comme  lieu  de 
passage.  La  route  est  une  des  moins  fréquentées  du  département 
et  une  ordonnance  vient  d'en  réduire  la  largeur.  De  moins  en 
moins  nombreux  sont  les  promeneurs  qui  animent  la  solitude 
de  ce  chemin  construit  à  l'ancienne  méthode,  souvent  montant, 
sablonneux,  malaisé. 

L'Ain  qui  borde  la  route  a  partagé  la  disgTâce  de  sa  voisine  ; 
seuls,  au  moment  des  grandes  eaux,  quelques  radeaux  de  sapin 
en  sillonnent  le  cours  rapide. 

Les  deux  voies  abandonnées  subsistent  pour  ainsi  dire  à  l'état 
d'organes  témoins.  Leur  vue  et  leur  histoire  sont  une  révélation 
pour  qui  cherche  à  disséquer  l'état  social  actuel  du  pays. 

Qu'il  aille  tenter  fortune  dans  les  montagnes  Rocheuses  et  les 
Pampas,  ou  qu'il  monte  à  lui  seul  une  briquetterie  prospère,  le 
coterain  d'aujourd'hui  trouve  souvent  moyen  de  s'affirmer  fils 
de  transporteurs. 


UNE    VALLÉE   A    MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  45 


II.    —  LES    RESSOURCES    AUXILIAIRES    DU    PAYS    ROUTIER  :    LA   CULTURE 
ET    SES    ANNEXES. 

La  période  que  nous  étudions  fut  avant  tout,  pour  la  vallée, 
une  ère  de  pro.spérité  routière.  Mais,  par  une  coïncidence  heu- 
reuse et  qui  n'est  pas  vraiment  fortuite,  cette  époque  privilégiée 
vit  eu  même  temps  un  épanouissement  de  la  vie  locale  agricole 
du  pays.  La  culture  des  pentes  de  la  Cotipère  était,  en  tenant 
compte  de  la  différence  des  temps,  un  travail  bien  plus  rému- 
nérateur, il  y  a  cent  ans  qu'aujourd'hui.  Gela  pour  trois  raisons 
principales. 

D'abord,  deux  causes  que  nous  avons  indiquées  incidemment  : 
le  faible  développement  des  moyens  de  transport  obligeant  la 
consommation  à  s'approvisionner  sur  place  ou  presque  sur 
place,  et  la  situation  de  la  vallée  en  bordure  d'une  double  voie, 
assurant  aux  produits  de  la  culture  des  débouchés  locaux  et  un 
écoulement  facile. 

Puis,  une  cause  sur  laquelle  nous  reviendrons,  à  propos  du 
moyen  âge,  la  vraie  période  de  prospérité  agricole  de  la  vallée  : 
des  conditions  climatériques  meilleures,  tenant  au  déboisement 
moins  avancé  de  l'hinterland  et  des  contrées  voisines. 

Il  est  certain  que,  par  rapport  à  son  aïeul  d'il  y  a  cent  ans,  le 
petit  cultivateur  actuel  de  la  vallée  n'est  pas  à  plaindre.  Les 
vieux  paysans  sont  unanimes  à  constater  que,  depuis  leur 
enfance,  le  régime  de  la  nourriture  populaire  s'est  amélioré  et 
que  le  bien-être  général  s'est  accru. 

Si,  au  lieu  d'embrasser  un  espace  de  cinquante  ans,  nous 
envisageons  une  période  double,  un  siècle,  la  différence,  loin  de 
s'atténuer,  apparaît  plus  sensible.  Avant  la  Révolution,  nos  cote- 
rains  mangeaient  peu  de  froment,  leur  nourriture  principale 
était  le  seigle,  la  farine  de  maïs,  les  fèves,  l'orge  (1).  On  faisait 

(1)  Notes  statistiques  sur  le  département  de   l'Ain,   par  plusieurs  membres  de  la 
Société  d'émulation  de  Bourg.  Réponse  à  un  questionnaire  envoyé  de  Paris  en  1785. 


46  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

avec  un  mélange  de  farine  d'org-e,  de  pois,  de  vesces,  de  pe- 
settes,  etc.,  un  pain,  dit  pain  de  braie  hoTrihlemeni  lourd  qui 
mettait  à  l'épreuve  les  estomacs  les  plus  solides  '1  .  Tout  cela, 
c'est  de  l'histoire  ancienne.  Le  seigle  n'est  plus  cultivé  que  pour 
son  excellente  paille. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  à  l'égard  des  régions  voisines 
et  de  l'ensemble  de  la  France,  notre  vallée  tenait  il  y  a  cent 
ans  un  rang  économique  plus  honorable  cjue  celui  qu'elle  occupe 
de  nos  jours.  Elle  est  en  décadence,  non  seulement  au  point 
de  vue  commercial,  mais  aussi,  relativement  au  moins,  au 
point  de  vue  agricole. 

Notre  vallée  n'était  pas,  avant  la  révolution  plus  qu'aujour- 
d'hui, considérée  comme  pays  de  blé.  Aucune  commune  des  bords 
de  l'Ain  ne  figure  dans  une  statistique  des  territoires  de  blé 
dressée  pour  la  Bresse  à  la  fin  de  l'ancien  régime  (2).  Cette  dis- 
grâce apparente  fut  peut-être,  —  cjui  le  croirait.^  —  une  des 
causes  secondaires  de  la  prospérité  du  pays.  Si  les  gens  ne 
faisaient  cjue  peu  de  blé,  ils  avaient  en  revanche  toute  latitude 
pour  faire  du  vin. 

Le  lecteur  connaît  probablement  le  fameux  édit  de  Dioclétieu 
interdisant  les  plantations  des  vignes  en  Gaule  et  ordonnant 
l'arrachage  d'une  partie  des  vignes  existantes,  sous  prétexte  que 
la  viticulture  engendre  la  paresse  et  détourne  les  bras  de  l'agri- 
culture proprement  dite. 

Des  ordonnances  draconiennes  analogues  furent  édictées  dans 
les  temps  plus  modernes  par  les  gouvernements  qui  se  succé- 
dèrent en  Bresse.  Ces  mesures  prohibitives,  toujours  malheu- 
reuses, semblent  avoir  eu  un  double  objet.  D'abord,  empêcher 
l'extension  indéfinie  du  vignoble,  auc]uel,  comme  Dioclétien,  les 
ducs  de  Savoie  et  les  rois  de  France  attribuaient,  pas  tout  à  fait 
à  tort,  peut-être,  toutes  sortes  de  méfaits  sociaux.  En  second 
lieu,  un  but  moins  ambitieux;  favoriser  le  vignoble  d'une  région 
naturellement  pauvre ,  le  Kevermont,  chaînon  calcaire,  dont  Pont- 


Ci)  Bossi,  oiiv.  cilé,  il  310. 
(2)  Archives  de  Rour;;. 


UNE   VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES   SOCLVLES.  47 

d'Ain  et  la  limite  sud,  et  qui,  dès  le  treizième  siècle,  était  pays 
de  vig-ne. 

«  A  l'égard  du  vin,  dit  Collet  il,  il  faut  tirer  la  médaille 

Le  Revermont  est  une  côte  de  montagnes  dont  l'aspect  est  au 
couchant.  Il  jouit  de  la  malheureuse  abondance  du  plus  méchant 
vin  qui  soit  au  monde.  Cependant  Favarice  des  possesseurs  de 
vignes  du  Revermont  qui  sont  les  habitants  de  Bourg  travaille 
depuis  plus  d'un  siècle  à  rendre  ces  vins  nécessaires  à  la  province. 
Les  ordonnances  n'ont  laissé  que  le  tiers  des  terres  pour  la 
vigne.  Il  n'y  a  pas  de  vignes  en  Bresse,  la  centième  partie  du 
fond  cultivé.  » 

Une  des  ordonnances  auxquelles  Collet  fait  allusion  est  de 
1677  (2).  Elle  interdit  la  plantation  du  vignoble  en  plat  pays  de 
Bresse  (c'est-à-dire  dans  notre  hinterland)  sous  peine  de  confisca- 
tion des  héritages  au  profit  des  hôpitaux.  Plus  anciennement, 
en  1^75.  des  lettres  patentes  de  Philippe,  comte  de  Bresse,  dé- 
fendent d'acheter,  de  débiter  dans  la  ville  de  Bourg  ou  son 
mandement,  d'autres  vins  que  ceux  du  Revermont,  sous  peine 
d'une  amende  et  de  la  saisie  des  tonneaux  (3). 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  ordonnances  fussent  restées 
lettre  morte.  «  Il  y  a  en  Bresse,  dit  en  1785  l'avocat  Piquet  (i),  un 
coteau  d'une  étendue  de  G  à  7  lieues,  le  Revermont,  qui  est  en 
vignes  (naturellement  !).  On  trouve  aussi  des  vignes  au  bord  de 
l'Ain  et  de  la  Saône.  »  Pas  trace  de  vignoble  dans  la  Bresse  propre, 
les  lettres  patentes  avaient  produit  bon  effet. 

Cesmesures  restrictives  ne  semblentjamais  avoir  eu  de  consé- 
quences fâcheuses  sur  le  développement  du  vignoble  de  notre 
vallée.  Au  contraire  I  le  vin  et  la  vigne  de  la  cotière  sont 
mentionnés  dans  des  actes  du  treizième,  quatorzième,   seizième 


(1^  Explication  des  staliUs.  coutumes  et  usages  observés  en  Bresse,  Bourg  1698  'p.  128). 
L'auteur  est  parfois  suspecta  cause  de  ses  idées  avancées,  c  est  un  révolutionnaire 
d'avant-garde.  Mais  les  détails  qu'il  donne  ici  s'appuient  sur  des  faits  faciles  à  con- 
trôler. 

(2)  Archives  de  Bourg. 

(3)  De  Lateyssonniére.  Recherches  sur  le  département  de  l'Ain.  Y.  p.  34. 

(4)  ^'otes  stati>tiques  sur  le  département  de  l'Ain  par  plusieurs  membres  de  la 
Société  d'émulation,  p.  35. 


48  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

dix-septième  siècles  (1).  Notre  ligne  de  coteaux  était  sans  doute 
considérée  comme  un  prolongement  du  Reverinont,  nous  étions 
les  oppresseurs  et  non  les  opprimés. 

On  comprend  donc  qu'au  moment  de  linauguration  de  la 
route,  la  vallée  ait  été  désignée  comme  pays  de  vin.  La  décadence 
relative  de  notre  vignoble  s'explique,  soit  par  la  liberté  de  la 
viticulture,  soit  par  une  cause  que  nous  invoquerons  plus  d'une 
fois  encore,  la  transformation  moderne  des  moyens  de  transport. 
Il  est  facile  aussi  de  se  rendre  compte  des  motifs  qui  ont  amené 
non  plus  la  décadence,  mais  la  disparition  presque  absolue  d'une 
autre  brandie  de  travail,  jadis  florissante  aux  bords  de  l'Ain, 
l'exploitation  du  chanvre. 

Le  chanvre  de  la  côtière  était  renommé  il  y  a  cent  ans  (2),  et 
constituait  la  grosse  ressource  de  certains  villages.  Il  faut  voir 
les  transes  des  bourgeois  de  Loyes  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle, 
quand  il  est  question,  pour  rendre  la  route  de  la  côtière  plus  car- 
rossable, d'un  nouveau  tracé  à  travers  les  chenevières  du  bas 
du  coteau. 

«  Le  plus  grand  nombre  des  habitants  du  bourg,  dit  une  sup- 
plique conservée  aux  archives  de  l'Ain  possède  pour  unique  hé- 
ritage une  partie  de  ce  fonds,  petite  peut-être  par  son  étendue, 
mais  grande  par  sa  valeur,  dont  la  destruction  réduirait  le  pos- 
sesseur à  la  mendicité.  » 

Nombreux  étaient  alors  les  débouchés,  les  modes  d'utilisation 
du  textile  de  la  vallée.  Il  y  avait  d'abord  des  fabriques  locales, 
de  petits  atehers  familiaux.  Des  tisserands  existent  encore  en  cer- 
tains de  nos  villages,  mais  leur  nombre  diminue  de  jour  en  jour. 

Notre  chanvre  s'expédiait  ensuite  aux  fabriques  de  la  vallée  de 
l'Albarine  dont  nous  avons  signalé  la  création  au  commence- 
ment du  siècle. 

Un  commerce  accessoire  qui  eut  son  importance  fut  celui  do 
la  graine  de  chanvre.  Elle  s'exportait  en  Forez,  territoire  maréca- 


(1)  M.  Marchand,  ouvrages  divers.  Beaucoup  de  documents  pour  lesquels  je  n'in- 
dique pas  de  source  sont  extraits  des  travaux  de  cet  érudit  remarquable  qui  l'ut 
longtemps  curé  de  Varambon. 

(2)  Picquet,  ouv.  cité,  p.  18. 


U^"E    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES    SOCLVLES.  49 

geux  à  l'ouest  de  Lyon,  où,  parait-il,  le  chanvre  mûrit  très  mal. 
Montluel,  sur  la  partie  rentrante  de  la  côtière,  semble  avoir  été 
le  centre  de  ce  petit  négoce  rémunérateur  (1). 

Mais  le  principal  débouché  de  nos  chenevières,  c'était  la  marine, 
d'abord  royale,  puis  nationale  et  impériale.  Notre  vallée  fournis- 
sait la  matière  première  d'excellents  cordages.  Ce  commerce  qui 
s'effectuait  surtout  par  voie  fluviale  subsista  jusqu'aux  premières 
années  de  notre  siècle  (2).  Il  était  intimement  lié  à  un  autre  dont 
nous  allons  parler  immédiatement, celui  des  bois  pour  la  marine. 

La  ruine  de  nos  chenevières  est  encore  une  conséquence  de  la 
révolution  économique  opérée  par  l'utilisation  de  la  houille.  Le 
climat  de  la  vallée  ne  s'est  pas  modifié  depuis  cent  ans  dans  des 
proportions  telles  que  les  conditions  de  culture  du  chanvre  soient 
bien  changées.  iMais  Lyon,  Marseille,  ces  grands  centres  qui  assu- 
raient au  textile  des  bords  de  l'Ain  un  débouché  perpétuel  et  illi- 
mité s'approvisionnent  aujourd'hui  plus  économiquement  ail- 
leurs. En  outre,  depuis  les  bateaux  à  vapeur,  l'industrie  des 
cordages  a  perdu  forcément  de  son  importance  relative. 

Si  la  décadence  de  nos  chenevières  et  l'appauvrissement  de 
notre  vignoble  sont  le  fait  des  choses,  pas  celui  des  gens,  on  n'en 
saurait  dire  autant  de  la  disparition  d'une  autre  ressource  qui 
semble,  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle  surtout,  avoir  été  une  des 
grandes  richesses  du  pays,  nous  voulons  parler  de  l'art  des  fo- 
rêts. 

Jusqu'aux  environs  de  1700,.  de  splendides  futaies  couron- 
nèrent le  faite  de  nos  coteaux.  Elles  devinrent  brusquement  alors, 
l'objet  d'une  exploitation  abusive,  d'un  vrai  massacre  ;  les  gens 
tuèrent  pour  ainsi  dire  la  poule  aux  œufs  d'or. 

Au  point  de  vue  des  conséquences  actuelles,  la  faute  de  ces 
imprévoyants  est  peut-être  plus  vénielle  qu'elle  ne  le  parait  d'a- 
bord. Le  bois  taillis  de  la  côtière  se  défend  très  bien,  grâce  à  la 
position  de  la  vallée  en  bordure  de  régions  privées  de  menu 
combustible.  En  eût-il  été  de  même  du  bois  de  charpente  ou  du 
gros  bois  de  chauffage?  Songeons  que  depuis   dix  ans,  le  prix 

(1)  Archives  de  Bourg. 

(2)  Bossi,  ouv.  ciCe,\>.  511. 

T.    XXVIII.  4 


50  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

général  des  bûches  en  France  a  baissé  de  25  0/0,  celui  du  bois  de 
construction  de  35  0/0  (1). 

Seulement,  les  possesseurs  des  futaies  de  la  vallée,  il  y  a  cent 
ans,  ne  pouvaient  prévoir  la  révolution  économique  qu'opérerait 
le  dix-neuvième  siècle.  Ils  agirent  en  prodigues,  comme  si  la 
mine  d'or  qui  les  enrichissait  était  absolument  inépuisable. 

Des  chantiers  établis  à  Varambon  envoyaient  incessamment,  dit 
M.  Marchand,  des  bois  tout  ouvrés  pour  les  galères  royales  (2). 

Un  recensement  des  habitants  du  village  eiléctué  peu  d'années 
avant  1789  donne  un  bon  nombre  de  charpentiers  (3).  Au  même 
moment,  plusieurs  communiants  qui  ont  manqué  aux  assemblées 
obligatoires  de  la  commune  font  valoir  comme  motif  d'excuse 
un  voyage  à  Marseille^  à  bord  des  radeaux  de  l'État  (i). 

A  Pont-d'Ain,  l'exploitation  de  la  forêt,  plus  intense  encore 
puisqu'elle  aboutit  à  un  déboisement  total,  se  "prolongea  aussi 
plus  tard.  La  marine  avait  dans  le  bourg  des  charpentiers  qui 
triaient  les  plus  belles  pièces  pour  les  besoins  de  la  flotte.  Naturel- 
lement, la  forêt  ne  fournissait  pas  seulement  le  contenu  des  ba- 
teaux, mais  aussi  le  contenant. 

L'industrie  de  la  batellerie  pour  la  descente  à  Lyon  se  main- 
tint même  plus  longtemps  que  l'exploitation  des  futaies  par  l'État. 
Elle  est  encore  mentionnée  dans  la  statistique  de  Bossi  (en  1808). 

Il  semble  en  somme  que  l'art  des  forêts  ait  été,  au  moins  au 
début  de  l'ère  de  prospérité  routière,  le  second  travail  principal 
de  la  vallée. 

La  science  sociale  a  constaté  que  ce  mode  de  travail,  en  pro- 
voquant un  certain  développement  industriel  et  scolaire,  affine 
la  race  qui  s'y  livre,  à  condition  que  cette  race  ait  passé  par  l'a- 
griculture. Le  bûcheron  d'origine  reste  un  balourd  sans  initiative. 

Le  paysan  des  bords  de  l'Ain,  il  y  a  cent  ans,  était  un  cultivateur 
devenu  bûcheron  et  non  seulement  bûcheron,  mais  transforma- 
teur et  transporteur  de  bois  de  futaie. 

(1)  D'Avenel,  Rev\ic  des  Deux  Mondes  (avril  1899). 

(2)  Histoire  de  Varambon. 

(3)  Id. 

(4)  Archives  de  Bourg. 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORI'IIOSES   SOCIALES.  51 

L'art  des  forêts  est  problablement  une  seconde  cause  de  l'ou- 
verture d'esprit  qui  caractérise  la  population  actuelle.  Et  c'est 
peut-être  la  raison  directe  des  dispositions  que  manifeste  notre 
race  pour  les  arts  de  la  mécanique. 

Cette  période  de  prospérité  routière  que  nous  allons  quitter 
a  été  coupée  en  deux  par  un  événement  capital  dont  il  peut  sem- 
bler étrange  que  nous  ne  tenions  pas  le  plus  grand  compte. 

Si  bizarre  que  cela  paraisse,  il  est  pourtant  certain  que  la  ré- 
volution n'a  pas  changé  grand'chose  à  la  vie  journalière  des 
populations  du  bord  de  l'Ain.  Un  fait  politique,  si  éclatant  soit-il, 
n'inilue  jamais  sur  l'existence  des  classes  laborieuses  comme  un 
fait  économique.  Le  chemin  de  fer  et  la  route  ont  autrement  ré- 
volutionné la  vallée  que  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme. 

Sans  doute,  1789  supprima  de  graves  entraves  à  la  liberté  du 
commerce,  amena  une  répartition  plus  équitable  des  charges  fis- 
cales, étendit  le  petit  domaine  par  la  vente  des  biens  de  com- 
munauté, avantage  chèrement  acheté  par  la  destruction  de  vrais 
foyers  de  bienfaisance. 

Mais  la  Révolution  ne  fut  pas  pour  la  vallée  le  début  d'une 
métamorphose.  Les  grands  propriétaires  qui  avaient  donné  dans 
les  idées  nouvelles  restèrent  au  pays,  et  ni  leurs  biens  ni  leurs 
personnes  ne  furent  molestés.  La  population  paysanne  demeura  ce 
qu'elle  était,  une  race  intelligente,  active,  assez  frondeuse,  vivant 
de  la  forêt,  de  la  vigne,  surtout  delà  route.  Nos  riverains  de  l'Ain 
n'eurent  pas  d'ailleurs  à  faire  l'apprentissage  complet  des  droits 
du  citoyen.  Ils  avaient  depuis  longtemps  un  avant-goût  du  suffrage 
universel. 

Nous  allons  observer  le  fonctionnement  de  leurs  autonomies 
locales,  en  faisant  un  nouveau  saut  en  arrière,  en  pénétrant  plus 
profondément  dans  le  passé  social  de  la  vallée. 


III.    —    UN    CATACLYSME    SOCIAL    ET    SON    LENDEMAIN. 

Ce  saut,  nous  le  ferons  de  deux  siècles,  et  nous  nous  reporterons 
aux  environs  de  l'an  1600. 


52  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Entre  la  prospérité  que  nous  laissons,  et  la  misère  que  nous 
retrouvons,  contraste  absolu.  De  l'âge  d'or,  nous  passons  à  l'âge 
dairain  le  plus  dur. 

La  vallée,  au  commencement  du  dix-septième  siècle,  vient  de 
subir  une  épouvantable  saignée.  Les  bords  de  l'Ain  sont,  comme 
l'hinterland  bressan,  un  amas  de  ruines  sanglantes. 

Après  un  demi-siècle  de  combats  et  de  vicissitudes,  le  pays 
va  passer,  par  le  traité  de  Lyon,  de  la  domination  de  Savoie  sous 
le  sceptre  de  la  France. 

L'annexion  a  été  précédée  d'une  guerre  d'extermination.  Un 
protestant  fanatique,  le  maréchal  de  Biron,  dirigeait  le  carnage. 
Ses  hordes  ont  assouvi  sur  des  catholiques  sans  défense  toute  la 
rage  d'une  haine  dévastatrice,  La  famine  a  complété  l'œuvre  du 
fer  et  de  la  flamme. 

La  grande  misère  qui  régna  dans  notre  vallée  après  le  passage 
des  terribles  gens  de  guerre  éclate  dans  un  document  de  1603, 
un  aveu  et  dénombrement  du  marquisat  de  Varambon  (1). 

Des  hameaux  florissants  sont  réduits  à  un  feu,  une  paroisse  ne 
compte  plus  que  douze  fidèles.  En  certains  «  meix  »  du  plateau, 
plus  personne  pour  cultiver  la  terre.  Les  maisons  sont  incendiées, 
les  granges  et  les  celliers  ruinés,  le  seigneur  ne  peut  plus  exiger 
que  le  quart  des  servis.  Le  bois  regagne  le  terrain  que  la  hache 
lui  a  fait  perdre  ;  faute  de  bras  pour  l'exploitation,  les  champs  se 
mettent  d'eux-mêmes  en  friche. 

Une  étude  détaillée  sur  la  vallée  pendant  le  règne  de  Henri  IV 
fournirait  à  un  historien  des  guerres  de  religion  un  chapitre  sin- 
gulièrement démonstratif.  Mais  ces  tristesses  n'entrent  pas  dans 
le  cadre  de  notre  programme.  Retenons  seulement  un  fait  qui  va 
nous  servir  à  étayer  toute  une  démonstration  : 

Par  une  circonstance  étrangère  au  fonctionnement  de  la  vie  du 
pays,  la  vallée,  au  début  du  dix-septième  siècle,  est  presque  une 
solitude.  La  communauté  la  plus  épargnée  n'a  pas  conservé  plus 
de  trente  feux  ;  les  échappés  au  carnage  sont  réduits  à  l'indigence, 
dénués  des  ressources  nécessaires  pour  reconquérir  le  sol;   les 

(1)  Histoire  de  la  réunion  de  la  Bresse  à  la  France,  par  Jules  Baux. 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORmOSES    SOCIALES.  53 

terriens  manquent  à  la  terre.  On  sait  combien  le  sol  est  aride.  De 
plus,  le  bois  est  un  ennemi  toujours  à  craindre,  prêt  à  anéantir 
l'œuvre  de  plusieurs  générations. 

Or,  ceci  est  très  remarquable,  le  pays  se  relève  promptement. 
Son  excellente  santé  économique,  si  l'on  peut  employer  cette  mé- 
taphore, triomphe  vite  d'une  blessure  dangereuse,  mais  acciden- 
telle, qui  n'a  pas  porté  atteinte  à  sa  robuste  constitution. 

En  Dombes,  les  massacres  de  Biron  auront  un  effet  durable 
parce  que  les  étangs  envahiront  les  territoires  dépeuplés,  que  les 
miasmes  pestilentiels  continueront  l'œuvre  néfaste  du  chef  lm~ 
guenot. 

Notre  vallée,  au  contraire,  se  remettra  vite  de  la  terrible  sai- 
gnée. Deux  siècles  après  Biron,  elle  aura  retrouvé  toute  sa  pros- 
périté. Nous  pouvons  suivre  pas  à  pas  les  étapes  de  sa  convales- 
cence, grâce  à  deux  statistiques  assez  précises,  l'une  dressée  en 
1669,  par  l'intendant  Bouchu,  l'autre  en  1786,  par  lïntendant 
Amelot  de  Chaillou  (1). 

De  1603  à  1669,  la  population  de  certaines  communes  a  remonté 
dans  des  proportions  considérables.  A  Varambon,  il  y  a  20  habi- 
tants environ  en  1603  ;  en  1669,  trente  chefs  de  famille.  En  1603, 
Druillat,  tous  hameaux  compris,  ne  compte  certainement  pas 
soixante  habitants.  Bouchu  en  1669,  attribue  à  ce  village  sept 
ou  huit  cents  communiants. 

Il  faut  à  une  race  prospère  et  prolifique  environ  quatre-vingts 
ans  pour  doubler  sur  place.  L'accroissement  prodigieux  de  Druil- 
lat, si  les  deux  statistiques  n'ont  pas  exagéré  chacune  dans  un 
sens,  ne  saurait  donc  guère  s'expliquer  sans  une  immigration, 
dont  aucun  document  malheureusement  ne  permet  de  déter- 
miner l'origine  ni  l'importance. 

De  1669  à  1786,  dans  un  laps  de  temps  à  peu  près  double  du 
premier,  le  relèvement  de  nos  populations  riveraines  est  encore 
très  remarquable.  Neuville  passe  de  130  à  1.040  habitants;  Priay, 
de  300  à  983  habitants.  En  un  mot,  comme  nous  l'indiquions  tout 
à  l'heure  incidemment,  de  1600  à  18001e  nombre  des  habitants 

(1)  Elles  sont  aux  archives  de  Bourg. 


54  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

delà  vallée  s'accroit  toujours,  la  race  pullule  et  s'agglomère  sur 
place.  Preuve  certaine  que,  bien  avant  la  route,  la  vie  était  assez 
aisée  clans  la  vallée,  que  le  travail  y  était  facile  et  rémunérateur. 
Quel  était  alors  le  gagne-pain  faisant  vivre  le  plus  grand  nombre 
des  coter ains? 

L'époque  que  nous  étudions,  —  de  Biron  à  la  route,  —  ne  se 
laisse  pas  facilement  désigner  par  un  travail  principal.  C'est  une 
période  intermédiaire  entre  l'ère  de  prospérité  agricole  et  l'ère 
de  prospérité  routière.  Elle  participe  de  lune  et  de  l'autre  et  pos- 
sède aussi  son  cachet  à  elle. 

Le  pays  se  releva  surtout  par  la  culture.  En  1669,  suivant  Bou- 
chu,  Pont-d'Ain  et  Neuville  récoltaient  du  froment,  de  l'avoine, 
Varambon  et  Gévrieux  faisaient  du  vin  plus  ou  moins  «  chétif  » . 
Molon  et  Loyes  NÏvaient  de  leurs  chène\'ières.  Une  seule  commune 
tirait  un  profit  réel  d'une  route,  c'était  Pont-d'Ain,  lieu  de  pas- 
sage sur  la  voie  de  Bresse  en  Bugey,  de  Bourg  à  Belley  (1). 

L'agriculture  se  développa  avec  d'autant  plus  d'intensité  dans 
notre  vallée,  que  les  deux  contrées  voisines  se  prêtaient  mal  à  une 
exploitation  perfectionnée  du  sol. 

Le  Bugey,  pas  plus  il  y  a  deux  cents  ans  qu'aujourd'hui,  ne 
constituait  un  territoire  agricole.  Seuls,  les  derniers  chaînons,  en 
bordure  de  la  plaine  restreinte  produisent  un  vin  de  qualité  bien 
supérieure  à  celui  de  la  côtière.  Mais  les  deux  zones  viticoles  ont 
trop  peu  de  profondeur  pour  se  faire  mutuellement  concur- 
rence . 

Sur  le  plateau  bressan,  au  dix-septième  siècle,  défense  de 
planter  de  la  vigne.  La  culture  proprement  dite  devait  lutter 
contre  deux  ennemis  sérieux,  l'étang  et  la  nature  du  terrain. 

L'étang  dont  l'importance  s'était  prodigieusement  accrue  de- 
puis la  guerre,  rendit  peu  à  peu ,  au  point  de  vue  des  bras, 
l'hinterland  tributaire  de  la  zone  lisière. 

La  nature  argileuse  du  terrain  était  plus  pernicieuse  encore. 

A  une  époque  où  les  services  de  la  voirie  n'étaient  guère  per- 
fectionnés, les  routes  ménagées  dans  la  glaise  de  la  Bresse  se 

(1)  C'est  la  même  route,  nous  le  verrons,  qui  exerça  pendant  le  moyen  âge  une  action 
sociale  réelle  sur  la  vallée. 


UNE    VALLÉE   A   MÉTAMORPHOSES    SOGL\LES.  55 

trouvaient  perpétuellement  transformées  en  fondrières  et  inuti- 
lisables pour  les  transports  réguliers. 

((  Avant  173i,  lisons-nous  dans  un  discours  de  Riboud  (1), 
les  chemins  tortueux,  étroits  et  irréguliers  de  la  Bresse  étaient  à 
peine  praticables  pendant  six  mois.  Dans  la  mauvaise  saison,  le 
Bressan  ne  pouvait  sortir  de  son  canton  sans  danger,  toute  com- 
munication était  interrompue  au  dedans  et  au  dehors,  les  ha- 
bitants de  deux  villages  étaient  souvent  séi^Rvés par  plusieurs  )nois. 
Le  commerce  et  l'industrie  ne  pouvaient  se  développer,  le  passage 
était  interdit  aux  étrangers,  les  denrées  à  vil  prix,  souvent  inutiles, 
et  le  numéraire  très  rare.  La  construction  des  grandes  routes  en 
donnant  pour  ainsi  dire  une  seconde  fois  la  Bresse  à  la  France,  y 
a  opéré  une  grande  révolution.  » 

Ainsi,  cinquante  ans  après  Biron,  quand  le  pays  commence  à 
sentir  les  heureux  effets  d'une  quiétude  prolongée,  l'essor  agri- 
cole du  Bugey  est  arrêté  par  l'infertilité  du  sol,  celui  de  la  Bresse 
par  le  mauvais  état  des  chemins.  Est-il  étonnant  que  la  popu- 
lation se  soit  accumulée  dans  la  contrée  du  milieu,  que  notre 
vallée  soit  redevenue  bien  vite  ce  qu'elle  était  avant  l'hécatombe, 
une  région  de  petite  culture,  mais  de  petite  culture  prospère? 

Jusqu'au  développement  général  des  voies  de  communication, 
la  valeur  agricole  d'un  terrain  dépendait  moins  des  qualités  du 
sol  que  de  la  facilité  des  débouchés. 

La  culture  sur  le  plateau  devait  être,  il  y  a  deux  siècles  déjà,  in- 
trinsèquement bien  plus  rendante  que  sur  la  côtière.  Seulement, 
les  produits  de  la  Bresse  pourrissaient  sur  place  et  ceux  de  la  li- 
sière s'écoulaient  facilement.  Sans  doute,  notre  vallée  ne  possédait 
pas  encore  la  fameuse  route  dont  l'ouverture  comme  voie  Lyon- 
Genève  date,  nous  l'avons  vu,  des  environs  de  1770.  Mais  les  che- 
mins ordinaires  en  bordure  de  l'Ain,  devaient  être,  avec  un  entre- 
tien sommaire,  plus  praticables  que  leurs  analogues  de  l'hin- 
terland.  Le  sol  des  deux  rives  de  l'Ain  est  calcaire,  beaucoup 
moins  propice  à  la  stagnation  des  eaux  pluviales  que  le  loess  du 
plateau.  Et  puis  la  vallée  à  toujours  eu  l'Ain  dont  l'importance 

(1)  Discours  sur  l'administration  delà  Bresse  (1787),  p.  28. 


56  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

comme    voie   commerciale   était  loin  jadis  d'être  négligeable. 

A  partir  du  dix-huitième  siècle,  l'art  des  forêts  vint  faire  une 
concurrence  sérieuse,  comme  travail  dominant,  au  rôle  jus- 
qu'alors prépondérant  de  l'agriculture  proprement  dite. 

On  avait  inauguré  vers  1670  les  trains  de  bois,  le  bois  flotté, 
invention,  dit  M.  d'Avenel  (1),  regardée  comme  une  découverte 
importante,  qui  ferait  valoir  les  héritages  plantés  en  futaie. 

C'est  sans  doute  cette  innovation,  d'abord  appliquée  aux  cours 
d'eau  de  la  région  parisienne,  puis  étendue  peu  à  peu  aux  pro- 
vinces éloignées,  qui  amena  l'exploitation  intense  des  futaies  de  la 
côtière,  si  bien  desservies  par  l'Ain  et  dont,  au  moyen  âge,  les  pos- 
sesseurs ne  semblent  pas  avoir  retiré  des  profits  sérieux. 

Pendant  que  la  vallée  conservait,  augmentait  même  sa  pros- 
périté agricole,  elle  se  préparait  à  l'essor  routier  qui  devait  si 
prodigieusement  l'enrichir. 

La  plus  ancienne  communication  de  Lyon  à  Genève  (avant 
l'annexion)  avait  lieu  par  Meximieux  et  Belley  (2).  On  franchissait 
l'Ain  au  pont  de  Chazey. 

Les  entraves  qu'imposait  au  commerce  la  traversée  d'un  terri- 
toire étranger.  —  la  route  après  Seyssel  empruntait  les  terres  du 
duc  de  Savoie,  —  engagèrent  le  gouvernement  à  faire  ouvrir  une 
nouvelle  voie  exclusivement  française. 

Cette  route  est  décrite  par  Abraham  Golnitz,  Prussien  qui 
voyagea  en  France  aux  environs  de  1650  (3).  Ce  n'est  pas  le  che- 
min qui  porte  sur  la  carte  la  mention  :  ancienne  route  Lyon-Ge- 
nève, c'est  une  voie  aujourd'hui  disparue  qui  passait  plus  au 
milieu  de  la  plaine. 

Au  début  du  dix-huitième  siècle,  des  inondations  auxquelles 
cette  route  était  exposée  la  firent  reporter  au  pied  de  la  monta- 
gne (4).  Puis  vint,  vers  1770,  la  création  du  pont  de  Neuville  et  en 
1786,  l'établissement  des  malles-postes  sur  la  voie  du  bord  de 
l'eau  rectifiée. 


(1)  V"  d'Avenel,  Paysans  et  ouvriers  depuis  700  ans,  p.  275. 

(2)  Rossi,  Stat.,  p.  CSG. 

(3)  M.  Marchand,  Noie  manuscrite. 
(i)  Archives  de  Bourg. 


UNE    VALLÉE   A    JIÉTAMÛRPHOSES    SOCIALES.  57 

La  route  telle  qu'elle  existait  du  temps  de  Golnitz  devait  déjà 
exercer  sur  la  vallée  un  rùle  social  limité.  Nous  avons  vu  comment 
après  1786  cette  influence  devint  nettement  prépondérante. 

La  révolution  activa  l'essor  routier,  en  libérant  le  commerce  de 
quelques  entraves  funestes.  Il  existait  une  taxe  dite  douane  de 
Valence  perçue  finalement,  contrairement  à  ce  qu'indiquait  son 
nom,  sur  toute  marchandise  entrant  à  Lyon  ou  en  sortant. 

Les  fermiers  concessionnaires  de  cet  impôt  semblent  avoir  été 
d'une  rapacité  inouïe.  Ne  trouvant  dans  leur  tarif  aucune  disposi- 
tion applicable  aux  plâtres  de  Villette,  ils  assimilèrent  ce  minéral 
brut  aux  pots  de  terre  travaillés  et  en  rendirent  pour  un  temps  le 
commerce  impossible  (1).  Un  autre  impôt  qui  gênait  singulière- 
ment le  transit  du  pays  était  un  acquit  à  caution  exigible  pour  toute 
marchandise  transportée  d'un  lieu  à  un  autre,  à  une  distance  moin- 
dre de  quatre  lieues  d'une  province  étrangère  ou  réputée  étran- 
gère (2).  Or,  jusqu'à  sa  réunion  à  la  couronne,  en  1781,  la  Dombes, 
séparée  de  notre  pays  par  un  mince  ruban  de  Bresse  était  province 
réputée  étrangère.  Bresse  et  Dombes  se  trouvaient  d'ailleurs  si 
enchevêtrées  que  souvent,  dans  une  paroisse,  l'église  appartenait 
à  un  pays,  le  groupement  desservi  à  un  autre,  ce  qui  ne  laissait 
pas  d'avoir  de  graves  inconvénients,  étant  donnée  la  législation 
différente  qui  régissait  les  deux  contrées  emmêlées. 

Le  lecteur  peut  se  faire  maintenant  une  idée  approximative 
de  ce  qu'était,  en  1750,  la  vie  des  classes  laborieuses  dans  notre 
basse  vallée  de  l'Ain.  Comme  aujourd'hui,  cette  existence  était 
complexe.  Elle  comprenait  un  élément  purement  agricole,  un 
élément  vinicole,  un  élément  forestier,  déjà  sans  doute  un  élé- 
ment routier,  sans  compter  l'élément  industriel  qui  fut,  nous  l'a- 
vons vu,  sur  le  point  de  pénétrer  dans  certains  communes  près  de 
Pont-d'Ain.  Le  paysan  de  nos  villages  était  déjà,  il  y  a  150  ans,  un 
touche  à  tout  à  professions  multiples,  mais  à  métiers  presque  tous 
plus  rémunérateurs  que  ses  gagne-pain  actuels. 

Le  bonheur  économique  d'un  pays  n'implique  pas  nécessai- 
rement son  bonheur  social.  Cela  était  surtout  vrai  jadis,  quand 

(1)  Archives  de  Bourg. 

(2)  Archives  de  Bourg. 


58  LA   SCIENCE   SOaàLE. 

la  condition  des  personnes  variait  si  prodigieusement  de  contrée 
à  contrée,  voir  même  de  commune  à  commune. 

Au  point  de  vue  social,  comme  au  point  de  vue  économique^ 
notre  vallée  semble  avoir  été  autrefois  dans  les  territoires  assez 
privilégiés.  Les  agglomérations  au  bord  de  leau  jouissaient 
toutes  en  1600  de  franchises  étendues  dont  nous  verrons  l'origine 
en  étudiant  le  moyen  âge.  Les  hameaux  deThinterland  immédiat 
étaient  un  peu  moins  avantagés.  En  1G03  (1),  des  45  meix  ou 
villages  dépendant  du  marquisat  de  Yarambon,  22  possédaient 
des  franchises,  9  étaient  sujets  au  droit  de  mainmorte,  li  Té- 
taient en  partie. 

Quand  disparurent  ces  dernières  traces  de  servage?  A  défaut 
de  textes,  nous  pouvons  hasarder  une  conjecture  assez  plau- 
sible. 

Nous  croyons,  avec  M.  d'Avenel  [2).  que  l'adoucissement  du  sort 
des  classes  populaires  a  dû  venir  principalement  d'un  motif  éco- 
nomique, l'absence  d'équilibre  entre  la  terre  et  les  hommes.  Il  y 
eut  à  certains  moments  pénurie  de  bras.  L'homme  en  devenant 
rare  renchérit,  et  le  prix  dont  on  le  paya  fut  la  liberté  et  le  sol 
concédé  à  de  conditions  exceptionnellement  avantageuses. 

Nous  avons  vu  à  quel  point,  aux  environs  de  1601,  l'homme 
était  rare  dans  notre  vallée  dépeuplée.  Pour  inciter  au  travail 
intense  les  malheureux  échappés  aux  hordes  de  Biron,  pour 
attirer  dans  les  petites  agglomérations  de  l'hinterland  immédiat 
des  immigrants  dont  l'intervention  seule  rend  explicable  le 
brusque  relèvement  de  certaines  paroisses  de  la  vallée,  les  sei- 
gneurs du  pays  durent  recourir  à  un  moyen  très  efficace  :  sans 
attendre  les  édits  royaux,  libérer  du  droit  de  mainmorte  (3)  les 
)neix  qui  y  étaient  encore  sujets. 

Si  nous  en  sommes  réduits  aux  hypothèses  pour  la  date  de  ces 
derniers  atTranchissements,  des  documents  précis  nous  font  cons- 

(1)  M.  Marchand,  Bisl.  de  Va7-ambon,  ms. 

(2)  La  fortune  privée  à  travers  sept  siècles,  p.  175. 

(3)  La  main  morte  qui  a  soulevé  tant  de  déclamations  plus  ou  moins  justifiées  était 
un  droit  que  possédait  le  seigneur  d'hériler  de  ses  vassaux  morts  sans  enfants,  et 
hors  de  communion.  La  mainmorte  tenait  souvent  au  lieu.  Un  homme  libre  qui  ré- 
sidait un  an  et  un  jour  en  certains  domaines  devenait,  par  ce  seul  fait,  mainmortable. 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  59 

tater  quel  était,  au  dix-liuitième  siècle,  le  fonctiounement  de  Faii- 
tonomie  communale  dans  les  agglomérations  du  bord  de  l'eau. 

A  Varambon  (1),  le  chef  de  la  communauté  se  nommait  syndic. 
Ses  pouvoirs  étaient  d'origine  populaire.  Chaque  année,  à  la 
Saint-Jean,  son  élection  avait  lieu  à  la  majorité  des  suffrages.  Les 
électeurs  se  réunissaient  au  banc  de  cour,  où  le  châtelain  (offi- 
cier seigneurial  préposé  à  la  basse  justice)  présentait  deux,  par- 
fois trois  candidats.  Le  syndic  choisissait  les  conseillers  qui 
devaient  non  pas  partager  son  pouvoir,  mais  le  soutenir  et  l'as- 
sister dans  la  gestion  des  deniers  de  la  commune. 

Les  fonctions  syndicales  étaient  administratives  sans  caractère 
politique.  Pourtant  elles  étaient  assez  enviées  pour  susciter  des 
brigues,  et  nous  voyons  l'élection  d'un  des  derniers  syndics  cassée 
pour  vice  de  scrutin  (2). 

Le  principal  revenu  de  la  collectivité  était  le  trézain,  taxe  pré- 
levée sur  le  débit  du  vin  et  dont  l'origine  parait  remonter  au 
quatorzième  siècle  (3).  Tous  les  ans,  au  14  juin,  la  communauté 
l'affermait  au  plus  offrant  et  dernier  enchérisseur  (4). 

Quant  à  la  grande  fonction  de  l'administration  syndicale,  elle 
parait  bien  avoir  été  la  garde  et  la  mise  en  valeur  des  hrotteaux. 
Un  des  derniers  actes  importants  de  la  vie  communale  de  Varam- 
bon avant  la  Révolution  fut  un  long  procès  soutenu  et  finalement 
perdu  contre  les  gens  d'un  village  du  Bas-Bugey  (Ambronay) 
à  la  suite  d'une  discussion  sur  la  limite  des  pâturages  commu- 
naux. 

Autonomie  communale  étendue ,  condition  des  personnes 
avantageuses,  travail  rémunérateur  et  varié,  climat  comme  au- 
jourd'hui parfaitement  sain,  la  réunion  de  ces  éléments  de  pros- 
périté dans  nos  agglomérations  riveraines  de  l'Ain  à  l'époque 
que  nous  venons  d'examiner  explique  le  relèvement  rapide  du 
pays,  fait  comprendre  comment,  deux  siècles  après  Biron,  Va- 
rambon est  redevenu  tel  que  nous  le  retrouverons  à  la  fin  du 


(1)  M.  Marchand,  Hist.  de  Varambon  (ms.). 

(2)  Archives  de  Bourg. 

(3)  Archives  de  Bourg. 

(4)  M.  Marchand,  Uist.  de  Varambon  (mis.). 


60  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

moyen  âge  «  un  lieu  salubre  et  fertile,  habité  et  fréquenté  dun 
grand  peuple.» 

En  remontant  dans  Fépoque  précédente,  nous  allons  trouver 
une  période  remarquable  de  prospérité  agricole. 

[A  suivre.)  H.  de  Boissien. 


L'INFLUENCE  A&RICOLE  ET  SOCLVLE 

D'UN 

GRAND  PROPRIÉTAIRE  PARTICULARISTE 


II. 

MÉTHODE  D'AMÉNAGEMENT  CULTURAL  DES  EAUX. 

Dans  un  précédent  article,  nous  avons  démontré  que  le  grand 
propriétaire  doit  être  un  révolutionnaire  :  nous  avons  vu  com- 
ment M.  de  la  Rochemacé  avait  transformé  ses  méthodes  de  cul- 
ture, augmenté  le  rendement  de  ses  terres  et  provoqué  autour 
de  lui  une  véritable  rénovation  agricole. 

Nous  allons  maintenant  décrire  avec  quelques  détails  la  nou- 
velle méthode  d'aménagement  cultural  des  eaux,  qui  a  permis  à 
M.  de  la  Rochemacé  d'utiliser  les  eaux  pluviales  et  d'augmenter 
le  rendement  d'une  partie  de  ses  terres. 

L'importance  de  cette  portion  des  eaux  pluviales  qui  n'est 
pas  absorbée  par  le  sol  pendant  la  pluie ,  n'a  jamais  échappé  à 
personne. 

Sur  les  pentes,  ces  eaux  produisent  le  ruissellement,  entraînent, 
par  érosion,  les  parties  les  plus  riches  du  sol  et,  au  fur  et  à  me- 
sure qu'elles  descendent,  s'accroissent  par  accumulation,  ravi- 
nent, de  plus  en  plus  le  sol,  sur  leurs  cours  dévastateur.  Enfin, 
leur  tuasse,  sur  l'étendue  du  bassin  fluvial,  est  la  cause  des  inon- 
dations. Elle  sont,  à  la  fois,  un  désastre  particulier,  pour  chaque 
propriétaire  et  un  dé.sastre  général  pour  le  pays. 

Accumulées,  stagnantes,  sur  les  plateaux  ou  dans  les  bas-fonds , 


G2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

elles  pourrissent  les  récoltes,  transforment  nos  prés  en  maré- 
cages inféconds. 

On  combat  le  ravinement  en  canalisant  les  eaux,  dès  qu'elles 
prennent  leur  cours,  dans  des  fossés  qui,  presque  partout,  vi- 
sent à  en  débarrasser  le  sol  au  plus  vite,  en  les  menant  à  la  rivière 
selon  la  plus  grande  pente  et  la  ligne  la  plus  directe;  l'accumu- 
lation par  des  drainages  qui  aboutissent  à  ces  mêmes  fossés  et  en 
augmentent  le  débit. 

Ces  deux  moyens,  en  débarrassant  les  propriétaires  de  l'excès 
de  leurs  eaux,  ont,  certainement,  pour  effet  d augmenter  les  inon- 
dations naturelles.  Plus  les  eaux  d'un  bassin  seront  amenées  ra- 
pidement et  toutes  ensemble  au  thalweg  et  plus  elles  enfleront 
la  rivière  en  s'écoulant  toutes  à  la  fois.  L'on  oscillera  donc  entre 
ces  deux  points  extrêmes,  également  désastreux  :  inondations  ou 
sécheresse. 

Mais,  cet  excédent  des  eaux  pluviales  renferme  des  richesses 
inouïes.  Si  l'eau  de  pluie,  par  elle-même,  est,  à  la  fois,  un  engrais 
chimique  (elle  contient  de  l'azote)  et  un  agent  physique,  néces- 
saire au  bon  état  du  sol,  à  la  végétation  ;  ces  eaux  de  ruissellement 
sont  chargées,  en  outre,  des  alluvions  qu'elles  ont  arraché  au  sol, 
des  principes  fertihsants  qu'elles  entraînent.  —  Ne  sont-ce  pas 
elles  qui,  parleurs  dépôts,  ont  formé  nos  riches  vallées?  Même  sur 
nos  plateaux,  partout  où  un  pli  de  terrain,  la  moindre  déclivité, 
leur  a  permis  de  prendre  un  cours  paisible,  une  traînée  verte 
nous  indique  leur  passage. 

Aussi,  pas  un  propriétaire,  qui,  après  s'être  débarrassé  de  cet 
excès  calamiteux  des  eaux,  ne  regarde,  avec  mélancolie,  s'écouler 
leurs  flots  tourbeux,  en  songeant  aux  richesses  qu'ils  lui  enlèvent. 

Comme  bien  d'autres,  j'ai  cherché  à  utiliser  ces  eaux  chez  moi, 
et,  partout  où  je  pouvais  les  amener,  soit  à  travers  bois,  soit  dans 
une  prairie,  je  les  y  conduisais  par  une  vi^oXe  plus  ou  moins  en 
travers  de  la  pente.  Comme  partout,  la  moindre  adduction  d'eau 
pluviale  doublait  l'herbe,  quant  à  la  quantité  et  quant  à  la  qua- 
lité, sur  le  point  où  elle  produisait  son  efiet. 

Seulement,  quel  gaspillage!  L'eau,  débordant  de  la  rigole, 
reprenait  son  cours,  suivant  la  plus  grande  pente,  fertilisant  une 


INFLUENCE   AGRICOLE   ET    SOCL\LE   d'uN   PROPRIÉTAIRE   PARTICULARISTE.      Cùi 

étroite  coulée,  témoin  permanent  du  bienfait  des  eaux.  Mais  cette 
coulée  n'utilisait  pas  toute  Teau  ;  loin  de  là  !  —  Que  ne  produi- 
rait pas,  si  elle  était  possible,  l'utilisation  de  toute  ï  eau  pluviale"? 
Voilà  ce  que  je  me  demandais. 

Un  jour,  me  tomba  entre  les  main  une  petite  brochure,  bien 
simple,  de  M.  Mesrouze,  sur  les  dérivations  des  eaux  pluviales.  Je 
me  mis  en  rapport  avec  son  auteur,  comme  je  viens  de  le  faire 
avec  M.  de  la  Rochemacé,  j'allai,  également,  visiter  ses  travaux 
sur  place  et  je  n'ai  pas  plus  regretté  mon  premier  voyage  que  le 
second. 

Seulement,  ce  qui  est  très  curieux,  c'est  que  ces  deux  obser- 
vateurs pratiques,  ne  se  connaissant  pas  d'ailleurs,  ayant  à  ré- 
soudre deux  problèmes  contraires,  leur  ont  donné  une  solution,  à 
la  fois  dissemblable  et  semblable  suivant  la  dissemblance  et  la 
similitude  de  leurs  besoins,  et,  qu'ils  se  trouvent  d'accord  ! 

M.  Mesrouze  avait  à  lutter  contre  un  excès  d'eau.  Un  ravin, 
drainant  un  bassin  de  60  hectares  de  terres  arables,  amenait, 
dans  les  grandes  pluies,  un  afflux  d'eau  qui  ravinait  un  bois  lui 
appartenant.  Il  a  d'abord  pensé  à  s'en  débarrasser;  puis,  à  utili- 
ser cette  richesse.  De  là  le  titre  de  sa  brochure  :  Dérivation  des 
eaux  de  pluie  pour  empêcher  les  désastres  des  inondations  et  fer- 
tiliser les  terrains  boisés  ou  gazonnés. 

Par  une  dérivation  allant  se  rétrécissant,  à  mesure  que  les 
eaux  se  perdaient  et  tracée  à  un  millimètre  par  mètre,  il  a  fait 
circuler  lentement  l'eau  sur  une  étendue  de  5  hectares,  en  rete- 
nant la  moitié  par  absorption,  soit  du  fossé,  soit  de  la  pente  sur 
laquelle  elle  se  répandait  par  déversement,  conduisant  à  la 
rivière  le  restant,  clarifié  par  le  dépôt  laissé  dans  ses  bois,  mais 
deux  ou  trois  jours  après  que  le  flux  d'inondation  avait  passé. 

La  méthode  Mesrouze  est  certainement  un  puissant  moyen 
pour  combattre  le  ravinement  et  les  inondations,  en  fertilisant, 
en  même  temps,  les  pentes.  Elle  trouvera  son  application  toutes 
les  fois  cjue  l'on  aura  à  lutter  contre  un  afflux  d'eau  dont  on  n'a 
pas  tout  l'emploi. 

J'ai  fait  chez  moi  plusieurs  kilomètres  de  dérivations  Mesrouze 


64  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qui  ont  parfaitement  répondu  à  leur  double  but.  L'eau  ne  ra- 
vine plus,  elle  n'arrive  même  plus  à  la  mière,  la  totalité  est 
absorbée  chez  moi  et  les  pentes  se  fertilisent  visiblement. 

Tout  autre,  était  le  cas  de  M.  de  la  Rochemacé.  11  n'avait  pas 
à  lutter  contre  un  désastreux  afflux  d'eau,  mais  contre  sa  pénurie. 
Il  n'avait,  a  sa  disposition,  que  l'eau  du  ciel,  tombant  sur  une 
grande  pelouse  en  pente  de  9  hectares  88  ares.  Il  s'est  demandé, 
—  ce  qui  est  un  trait  de  génie,  car  jusqu'ici  on  n'a  pensé  à  irri- 
guer que  là  où,  naturellement  ou  artificiellement,  d'une  façon 
permanente  ou  accidentelle,  on  se  trouvait  en  présence  clune 
amenée  d'eau,  —  si,  en  retenant  cette  eau  de  pluie  jusqu'à  la 
dernière  goutte,  en  F  utilisant  toute  entière^  de  la  façon  la  plus 
avantageuse,  elle  ne  suffirait  pas  à  fertiliser  sa  prairie. 

Et  c'est  justement  cette  pauvreté  de  ressour3es,  —  la  simple 
eau  pluviale  tombée  sur  la  prairie  au  lieu,  comme  à  l'ordinaire, 
dune  amenée  d'eau  à  diriger;  —  c'est,  en  outre,  cette  visée  am- 
bitieuse, fertiliser  avec  elle  toute  la  surface,  alors  qu'avec  un 
afflux  d'eau  on  ne  prétend  partout  qu'arriver  à  un  résultat  par- 
tiel. —  ce  sont  ces  deux  mobiles  qui  ont  amené  M.  de  la  Roche- 
macé. je  ne  crains  pas  de  le  dire,  sur  la  vue  des  faits,  à  la  solu- 
tion scientifique  du  problème  de  l'irrigation. 

Il  a  fait  une  œuvre  d'une  précision  admirable,  mais,  en  même 
temps,  d'une  simplicité  déconcertante. 

Elle  passerait  inaperçue  pour  un  observateur  non  averti.  La 
prairie  est  belle  ;  mais  il  existe,  ailleurs,  de  belles  prairies;  c'est 
que  la  terre  est  bonne  pour  l'herbe.  Le  propriétaire  dit  bien  qu'il 
l'a  améhorée  mais,  ce  n'est  pas  convaincant;  il  peut  y  avoir  une 
part  d'illusion  de  propriétaire. 

Si  je  n'avais  vu  qu'une  belle  prairie,  je  n'aurais  pas  été  sur- 
pris. Ce  qui  m'a  surpris,  c'est  de  ne  pas  pouvoir  constater  l'effet 
des  irrigations. 

Je  m'explique.  Vous  vous  rendriez  bien  mieux  compte  chez 
moi  du  bienfaisant  efiet  des  eaux  que  chez  M.  de  la  Rochemacé  ; 
mais  c'est  justement  à  cause  de  mes  erreurs.  Je  vous  montrerais 
destrainées  vertes  qui  prouvent  l'action  des  eaux  parce  que,  à  côté, 


INFLUENCE    AGRICOLE   ET    SOCIALE    d'uN    PROPRIÉTAIRE    PARTICULARISTE.   63 

une  partie  convexe  du  '■ioi  sert  de  témoin,  de  point  de  comparai- 
son pour  montrer  l'eflet  de  leur  absence.  Chez  M.  de  la  Roche- 
inacé,  c'est  partout  uniforme,  et,  c'est  de  cette  perfection  même 
que  peut  naître  l'incrédulité.  Au  lieu  d'admirer,  on  est  porté  à 
croire  rjue  c'est  naturel.  C'est  justement  là  le  triomphe  de  Fart, 

Mais  il  est  des  faits  qui  ne  trompent  pas.  Vous  avez  vu  souvent, 
dans  les  soirées  d'automne,  une  vapeur  d'eau  blanche,  épaisse, 
traînant  dans  le  fond  des  vallées  sans  s'élever  à  hauteur  d'homme 
sur  la  prairie,  mais  vous  n'avez  jamais  remarqué  rien  de  sem- 
blable sur  les  plateaux.  Cette  vapeur  dense  prouve  la  saturation 
d'eau  complète,  naturelle  à  la  terre  des  vallées;  les  plateaux  en 
sont  exempts,  parce  que  cette  saturation  leur  manque.  Eh  bien  ! 
le  soir,  en  quittant  M.  de  la  Rochemacé  j'ai  vu  sa  prairie  haute, 
mais  irriguée,  fumer  comme  un  fond  de  vallée  et,  hors  de  chez 
lui,  en  poursuivant  ma  route  sur  le  même  plateau,  je  ne  pou- 
vais découvrir  trace  de  ce  phénomène. 

Voilà  une  preuve  du  résultat  complet  de  l' irrigation . 

Il  en  est  d'autres:  Ainsi,  la  nature  de  l'herbe  a  été  changée 
sans  semailles  du  fait  de  l'irrigation;  Vagrostis  rubra  des  prai- 
ries basses  a  remplacé,  dans  cette  prairie  haute,  où  elle  était  in- 
connue, le  pointot  (1)  qui  y  régnait  autrefois.  Enfin,  résultat  déci- 
sif, l'irrigation  toute  seule  a  doublé  la  production  de  l'herbe,  la 
portant  de  3,000  à  5  et  6,000  kilos,  et,  quant  à  la  qualité,  la  coupe 
de  foin  a  été  vendue  cette  année  2i0  francs  l'hectare. 

Et  ces  résultats  ont  été  obtenus  sur  une  prairie  haute,  fauchée, 
dont  les  bêtes  ne  pacagent  que  le  regain;  sans  l'emploi  d'aucun 
engrais  ni  fumier,  d'abord,  pour  que  l'expérience  fut  concluante, 
puis,  parce  que  le  besoin  ne  s'en  faisait  pas  sentir  ;  l'eau  de 
pluie  seule,  mais  ainsi  utilisée,  suffit  (2). 

Voilà  le  résultat.  Comment  a-t-il  été  atteint? 

M.  de  la  Rochemacé  en  homme  qui  n'a  pas  effleuré  son  sujet, 
mais  qui  l'a  étudié  à  fond,  est  arrivé  à  le  définir,  à  le  dépeindre 
avec  une  justesse  et  une  vigueur  d'expressions,  un  bonheur  d'i- 

(1)  Brachipodium  pinnatum. 

(2)  Cette  prairie  à  sous-sol  d'argile,  avait  perdu  par  érosion  pendant  3/  i  de  siècle 
la  majeure  partie  de  sa  couche  de  terre  arable;  le  sous-sol  se  rencontre  à  0™08. 

T.   XXVIII  5 


66  LA   SCIEiNCE   SOCIALE. 

mag-es  tels,  que  je  croirais  frustrer  mes  lecteurs  en  ue  les  lui  em- 
pruntant pas;  je  les  mettrai  entre  guillemets. 

Et  d'abord ,  il  pose  en  axiome  qu'  «  il  faut  arriver  à  Vappro- 
prialion  de  l'irrigation  au  sol  quel  qu'il  soit  et  non  du  sol  à  l'irri- 
gation, après  déblais  et  remblais.  »  Comme  nous  voilà  loin  du 
théoricien  en  chambre,  dont  la  théorie  logique  méconnaît  les 
faits.  Sa  théorie  d'irrigation  à  niveau,  par  exemple,  sera  par- 
faite pour  un  sol  uni  comme  sa  feuille  de  papier,  mais  il  ne  le 
rencontrera  pas  dans  la  nature,  alors  il  lui  donnera  tort,  la  trou- 
vera mal  faite.  Au  lieu  de  réformer  sa  théorie  conformément  aux 
faits,  il  voudra  réformer  la  nature  au  gré  de  sa  conception, 
niveler  le  terrain,  enlever  les  bosses,  combler  les  creux.  Ce  sera 
ruineux.  N'importe,  sa  théorie  est  logique  et...  il  n'est  pas  chargé 
de  rappliquer. 

Dans  la  définition  de  M.  de  la  Rochemacé,  comme  on  sent  le 
savant  praticien,  toujours  préoccupé  de  Tapplication  dans  ses 
recherches,  parce  que,  ce  qu'il  cherche,  il  doit  l'appliquer. 

Rien,  du  reste,  d'intéressant  à  observer,  comme  la  puissante 
personnalité  des  hommes  intelligents  vivant  et  travaillant  à  la 
campagne.  Ils  atteignent,  sans  y  prétendre,  à  une  originalité 
pleine  de  charme  et  d'imprévu  parce  qu'elle  est  naturelle.  Elle 
provient  uniquement  de  leur  libre  et  plein  développement.  Dieu 
a  créé  chaque  homme  différent,  comme  chaque  feuille  de 
chêne;  l'homme  est  naturellement  original,  et,  plus  il  se  déve- 
loppe suivant  sa  nature,  plus  sa  personnalité  unique  se  dessine. 
Il  faut  l'atrophie  résultant  de  la  vie  des  villes,  des  conventions 
mondaines,  pour  créer  la  banalité  plate  ou  l'originalité  préten- 
tieuse. 

M.  de  la  Rochemacé,  ne  commence  donc  pas  par  s'enfermer 
dans  son  cabinet  pour  inventer  l'irrigation  idéale  de  la  prairie  en 
général,  mais  il  se  place  devant  sa  prairie,  telle  qu'elle  est  et  se 
demande  comment  il  peut  l'améliorer,  pratiquement,  par  l'irri- 
gation. 

Et  d'abord,  la  pénurie  engagea  M.  de  la  Rochemacé,  non 
seulement  à  utiliser  son  eau  tout  entière,  mais  encore  avec  son 
maximum  d'effet  utile,  uniquement  dans  la  couche  arable  où  vi- 


INFLUENCE   AGRICOLE   ET    SOCIALE   d'uN    PROPRIÉTAIRE   PARTICULARISTE.    67 

vent  les  racines.  Il  renonça  donc  aux  fossés,  qui,  par  leur  pro- 
fondeur, en  laissent  perdre  partie  dans  le  sous-sol  et  aux 
étroites  rigolesordinaires,  bonnes  pour  diriger  une  abondante  eau 
courante,  et  imagina  des  rides  larges  et  peu  profondes,  de  simples 
plis  de  terrain  qui  retiennent  les  eaux  et  les  font  absorber  à  la 
surface. 

Mais  où  prendre  l'eau?  Dans  les  creux  tout  simplement.  En 
dehors  de  la  pente  générale,  la  prairie  est  vallonnée.  Il  y  a  des 
parties  concaves  où  l'eau  s'amasse  naturellement  pour  former 
des  terrains  mous  et  des  parties  convexes  naturellement  sèches. 
M.  de  la  Rochemacé  va  drainer  les  premières  pour  mener  leurs 
eaux  sur  les  secondes.  Il  se  servira  donc  des  thalwegs  naturels 
comme  «  lignes  artificielles  de  partage  des  eaux.  »  «  L'orogra- 
phie naturelle  sera  renversée,  les  parties  concaves  deviendront 
le  point  de  diffusion  des  eaux,  les  parties  convexes  les  points 
de  concentration.  » 

Cependant  M.  de  la  Rochemacé  cherche  à  se  rendre  compte 
des  résultats  obtenus.  Il  installe  un  pluviomètre  dans  sa  prai- 
rie pour  connaître  la  quantité  d'eau  tombée;  puis,  en  bas,  par 
de  simples  rigoles,  fait  aboutir  les  eaux  de  ruissellement  final 
à  un  tuyautage  qui  mesurera  l'eau  non  utilisée.  A  l'aide  de 
ce  contrôle  parfait,  il  se  livre,  pendant  de  longues  années,  avec 
une  persévérance  infatigable,  à  de  minutieuses  et  patientes  ob- 
servations, à  de  très  savantes  études.  En  même  temps,  ce  con- 
trôle lui  permet  de  rectifier  ses  irrigations,  jusqu'à  saturation 
complète  de  la  terre.  C'est  le  cas  aujourd'hui;  il  ne  sort  plus 
de  sa  prairie,  exceptionnellement,  que  l'eau  nécessaire  pour 
irriguer  80  ares  de  prairies  basses  ;  total  :  10  hectares  68  ares. 

Et  M.  de  la  Rochemacé  peut  le  démontrer.  Il  connaît  le  poids 
de  sa  terre  à  Pétat  sec,  aux  différents  degrés  d'humidité  cor- 
respondant à  tant  de  millimètres  au  pluviomètre,  à  saturation 
complète.  Avec  ces  données  et  l'état  des  récoltes  correspon- 
dantes, il  a  pu  calculer  la  quantité  d'eau  nécessaire  à  la  pro- 
duction d'un  kilogramme  de  foin.  Il  sait  d'avance,  d'après  la 
chute  d'eau  pluviale,  ce  qu'il  aura  de  foin.  Il  connaît  la  valeur 
en  argent  du  mètre  cube  d'eau  de  pluie,  celle   du  millimètre 


08  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

pluviométrique,  enfin  la  valeur  moyenne  des  eaux  pluviales  sur 
les  prairies  qui  n'est  pas  inférieure  à  40  francs  par  hectare  et 
par  an. 

Poursuivies,  sans  doute,  malg-ré  bien  des  septicismes  railleurs, 
en  tout  cas,  au  milieu  de  l' indifférence  générale,  ces  études 
étaient  soutenues  par  les  découvertes  qu'elles  amenaient.  Pour 
M.  de  la  Rochemacé,  il  ne  s'agissait  plus  de  sa  prairie,  le  champ 
de  ses  recherches  s'était  élargi  naturellement;  il  entrevoyait 
une  œuvre  humanitaire.  Tant  il  est  vrai  que  c'est  par  l'étude 
patiente,  complète,  d'un  fait  particulier  bien  déterminé  que  l'on 
arrive  à  la  découverte  d'une  loi  générale  et  que  ce  ne  sont  pas 
les  théories  générales,  émises  à  pj'ioin,  qui  permettent  de  bien 
analyser  les  fait  particuliers.  Que  l'on  va  du  simple  au  composé 
et  non  du  composé  au  simple. 

M.  de  la  Rochemacé  pouvait  calculer  en  connaissance  de  cause 
les  pertes  qu'occasionne  à  l'agriculture  française  la  négligence 
des  eaux  pluviales.  Et  il  était  fasciné  par  les  résultats.  Il  avait 
beau  prendre  des  données  minima,  réduire  à  un  demi  centime 
la  valeur  en  azote  et  en  alluvions  du  mètre  cube  d'eau  de  ruissel- 
lement, forcer  les  pertes  d'évaporation,  d'absorption  dans  le 
sous-sol,  retrancher  les  terres  arables,  les  forêts,  les  trop  grandes 
pentes  des  montagnes,  ses  conclusions  n'en  étaient  pas  moins 
écrasantes.  C'est  ainsi  que  réduisant,  retranchant  autant  qu'il 
peut,  puis  prenant  seulement  la  moitié  de  son  total,  il  n'en  est 
pas  moins  obligé  de  conclure  que  la  perte  annuelle  de  l'agricul- 
ture française  ce  qu'  <(  elle  jette,  chaque  année,  à  la  mer  par 
ses  fleuves  »  et  qu'elle  pourrait  conserver  par  les  irrigations, 
représente  une  somme  de  plusieurs  centaines  de  millions  (1). 

Et  les  désastres  des  inondations  seraient  supprimés. 

«  Il  en  est  de  ce  fléau  (érosion  produite  par  le  ruissellement) 
comme  de  bien  d'autres  qui  échappent  à  la  perception  directe  de 
nos  sens  et  que  le  calcul  peut  seul  nous  démontrer.    » 

(1)  La  moitié  de  la  surface  des  terres  en  culture  en  France  est  de  18,250,000  hec- 
tares X  7,000  mètres  cubes  d'eau  pluviale  annuelle  =  127,750,000  :  ce  chiffre  x  fr. 
0,005  (demi-centime)  =  fr.  638,750,000. 

M.  Hervé-Mangon,  dans  ses  études  sur  la  seule  Durance,  arrivait  à  des  conclusions 
proportionnellement  semblables. 


INFLUENCE   AGRICOLE    ET    SOCIALE   d'uN    PROPRIÉTAIRE    PARTICULARISTE.     69 

M.  de  la  Rochemacé  ne  prétend  pas  doter  l'agriculture  fran- 
çaise d'une  rente  de  centaines  de  millions  de  francs  en  persua- 
dant tout  le  monde,  il  a  trop  l'expérience  de  la  vie  pour  nour- 
rir pareille  illusion  ;  mais,  devant  ces  résultats,  il  a  espéré  que, 
s'il  arrivait  à  une  méthode  d'irrigation  simple,  à  la  portée  de 
tout  le  monde,  en  montrant  d'un  côté  la  grandeur  du  but,  de 
l'autre  la  facilité  de  l'exécution,  il  rencontrerait  bien  quelques 
hommes  qui  voudraient  à  la  fois  bénéficier  de  sa  méthode  et  la 
propager  ensuite  autour  d'eux  par  la  toute  puissance  de  l'exem- 
ple. 

Pour  cela  il  fallait  une  méthode  simple.  Et  où  en  était  M.  de 
la  Rochemacé?  Il  avait  trouvé  la  forme  de  rigole  utilisant  le 
mieux  l'eau  pour  une  absorption  superficielle  et  il  avait  eu  l'idée 
de  drainer  les  creux  pour  irriguer  les  bosses  de  sa  prairie. 

Mais  il  restait  à  trouver  le  degré  d'inclinaison  qui  permet  à 
l'eau,  à  la  fois,  de  courir  jusqu'au  bout  d'une  rigole  et  de  se 
déverser  le  long  de  tout  son  bord  inférieur.  Or  ce  degré  existe. 
M.  de  la  Rochemacé  le  chercha  et  le  trouva.  Il  atteignait  ainsi 
la  méthode  simple,  un  travail  fait  une  fois  pour  toutes  et  pro- 
duisant ((  l'épandage  automatique  »  de  l'eau,  sans  main-d'œu- 
vre, sans  surveillance,  un  travail  après  lequel  «  l'eau  toute  seule 
fait  invariablement  son  œuvre  de  nuit  comme  de  jour  ». 

Kt  ce  travail,  d'une  dépense  minime,  est  si  bien  à  la  portée 
de  tous,  qu'un  simple  cultivateur  de  ses  voisins,  aidé  seulement 
d'un  maçon  et  de  sa  règle  de  quatre  mètres  avec  une  hausse  de 
4  millimètres  à  l'un  des  bouts,  est  parvenu  à  irriguer  tout  seul 
sa  prairie  et  que  ses  irrigations  fonctionnent  régulièrement. 

Ici  nous  abordons  les  études  savantes  de  M.  de  la  Rochemacé. 

Pour  manier  ainsi  l'eau ,  en  revêtir  partout  d'une  nappe 
automobile  et  toujours  en  mouvement  une  surface  accidentée, 
la  forcer  à  prendre  toutes  les  formes,  voire  même  la  convexe, 
il  fallait  posséder  toutes  les  lois  qui  régissent  le  régime  des  eaux 
dans  la  nature. 

Or  parmi  ces  lois,  les  trois  principales,  celles  de  l'attraction 
centrale  terrestre  (loi  de  Newton),  la  pression  atmosphérique  et 
la  capillarité  produisent  des  effets  contraires  :  ainsi  la  première 


70  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

donne  la  chute  verticale,  la  cascade,  ou  sur  un  plan  incliné,  le 
courant;  la  capillarité,  par  le  frottement  sur  le  radier  et  sur 
les  rives,  le  contrarie  ;  la  pression  atmosphérique  donne  l'équi- 
libre horizontal  des  eaux  et  produit  la  submersion  des  rives  par 
accroissement  de  volume. 

Mais  voilà,  la  science  officielle  ne  tient  pas  compte  de  la  pres- 
sion atmosphérique.  D'après  elle,  les  efiets  de  l'attraction  cen- 
trale terrestre  et  de  la  pression  atmosphérique  se  confondent. 
Pour  construire  un  barrage,  par  exemple,  disent  les  ingénieurs, 
il  suffit  de  connaître  le  poids  de  l'eau.  Non,  répond  M.  de  la  Ro- 
chemacé,  il  faut  encore  tenir  compte  de  la  pression  atmosphé- 
rique puisqu'elle  existe.  Ne  fait-elle  pas  monter  l'eau  à  une 
dizaine  de  mètres  dans  un  tube  dans  lequel  on  a  fait  le  vide? 
Cette  colonne  d'eau  est  pourtant  soumise  à  la  loi  d'attraction 
centrale  et  elle  s'élève  au-dessus  de  la  nappe  d'eau  soumise  à  la 
fois  à  cette  même  loi  et  à  la  pression  atmosphérique.  Le  poids 
seul  ne  saurait  donc  donner  les  effets  de  ces  deux  forces.  Votre 
théorie  est  fausse. 

Dans  la  pratique,  comme  vous  opposez  au  poids  de  l'eau  un 
poids  égal  de  remblai,  plus  1/10,  ce  1/10  rectifie  votre  erreur  de 
calcul  pour  les  digues  courtes,  mais  pour  une  longue  digue,  il 
serait  insuffisant.  Au  poids  de  l'eau  il  faut  opposer  un  poids  égal 
de  remblais  plus  1/10,  mais  à  la  pression  atmosphérique  la  force 
de  la  voûte.  Il  faut  que  vos  longues  digues  soient  curvilignes  pour 
résister  à  la  pression  des  eaux.  Et  l'inanité  des  poursuites  après 
la  catastrophe  de  Bouzey  est  prédite  d'avance  par  M.  de  la  Ro- 
chemacé.  Il  n'y  a  pas  de  pression  des  eaux  sans  mouvement, 
disent  les  ingénieurs,  il  n'y  a  que  leur  poids.  Ils  l'ont  ainsi  ap- 
pris. Et  Bouzey  se  rompt.  Les  ingénieurs  sont  acquittés,  ils  sont 
couverts  par  la  science  officielle  ;  ils  ont  fait  selon  ce  qu'elle 
leur  enseignait.  Mais  la  cause  de  cette  rupture?  Personne  ne  la 
donne,  sinon  M.  de  la  Rochemacé.  C'est,  dit-il,  cette  pression 
atmosphérique  que  vous  négligez  (1). 

Gomme  M.  de  la  Rochemacé  a  besoin   que,   dans  sa  rigole, 

(1)  L'assertion  des  ingénieui's  est  celle-ci  :  la  force  ne  commence  qu  avec  le  mou- 
vement et  la  chaleur  :  or  à  Bouzey,  ni  l'un  ni  l'autre. 


INFLUENCE   AGRICOLE    ET    SOCIALE    d'cN    l'ROPRIÉTAIRE    l'ARTICULARISTE.    71 

l'eau,  à  la  fois,  déborde  sur  toute  la  longueur  du  bord  inférieur 
et  coule  jusqu'au  bout,  et  qu'il  n'y  peut  parvenir  sans  tenir 
compte  de  la  pression  atmosphérique,  le  voilà  obligé  d'être  hé- 
rétique à  la  science  officielle  ou  de  renoncer  à  son  œuvre.  Il  se 
résigne  donc  à  l'excommunication  scientifique  pour  faire  œuvre 
scientifique. 

Par  une  théorie  à  lui,  contraire  à  la  science  officielle,  mais  à 
laquelle  les  faits  obéissent,  M.  de  la  Rochemacé  arrive  à  déter- 
miner l'inclinaison  qui  procure  à  sa  rigole  la  moyenne  d'effets 
communs  entre  la  loi  d'attraction  sur  un  plan  incliné  donnant  le 
courant  et  la  pression  atmosphérique  amenant  la  submersion  de 
la  rive  inférieure,  par  afflux  d'eau. 

Or,  cette  moyenne  d'effets  communs  se  rencontre  en  un  point, 
mais  en  un  seul. 

Et  ce  point  varie  : 

1°  Suivant  la  forme  de  la  rigole,  c'est-à-dire  la  surface  de  frot- 
tement. En  effet,  la  capillarité  s'exerce  avec  une  force  inverse  au 
volume  des  eaux.  La  Loire,  par  exemple,  coulera  sur  une  pente 
qui  retiendra  stagnante  l'eau  d'une  rigole. 

2°  Suivant  la  nature  du  terrain,  c'est-à-dire  la  -nature  du  frot- 
tement. Avec  la  même  inclinaison  un  sol  de  sable  retient  l'eau 
tandis  qu'un  fond  à  prédominance  d'argile  la  laisse  couler. 

3°  Suivant  les  pentes  générales  en  travers  desquelles  sont  tracées 
les  rigoles.  Dans  une  pente  générale  de  2  à  3  0/0,  avec  une  cer- 
taine inclinaison  on  obtient  le  déversement  sur  le  bord  inférieur 
et  le  transfert,  tandis  qu'avec  cette  même  inclinaison,  sur  une 
pente  générale  de  25  à  30  0/0,  le  même  effet  ne  se  produit  plus. 
Le  versant  plus  rapide  exerce  sur  l'eau  une  attraction  plus  grande, 
l'eau  se  déverse  toute  entière  dans  la  pente  par  le  premier  point 
où  elle  déborde,  laissant  à  sec  la  majeure  partie  de  la  rigole. 

C'est  pour  éviter  cette  inclinaison  trop  faible,  dans  laquelle 
toute  l'eau  se  répand  par  déversement  dans  la  pente,  avant  d'avoir 
atteint  l'extrémité  de  la  rigole,  que,  dans  toutes  les  irrigations, 
l'inclinaison  est  trop  forte.  Mais  alors  l'eau  coule  dans  la  rigole 
sans  déborder  et  se  répand  toute  par  l'extrémité  inférieure.  Pour 
y  obvier,  il  fautavoir  recours  à  des  barrages,  des  planchettes,  des 


72  LA.   SCIENCE   SOCIALE. 

vannes,  c'est  alors  la  main-d'œuvre  pratiquement  peu  praticable 
de  jour,  puisqu'il  faut  déplacer  ces  barrages  sous  la  pluie,  et  im- 
possible la  nuit.  C  est  la  méthode  de  notre  École  officielle  d'irri- 
gation du  Lézardeau. 

Et  en  supposant  même  cette  main-d'œuvre  appliquée,  elle  n'ob- 
tient que  des  résultats  incomplets.  C'est  contre  la  main-d'œuvre 
justement  que  luttait  M.  de  la  Rochemacé,  car  il  savait  que,  si 
elle  était  admissible  pour  des  théoriciens  travaillant  aux  frais  du 
gouvernement,  en  pratique  elle  ruinait  l'œuvre  de  l'irrigation. 

On  le  voit,  le  problème  était  complexe.  Cette  inclinaison  ame- 
nant la  submersion  de  toute  la  rive  inférieure  et  le  transfert  de 
l'eau  dans  toute  la  longueur  de  la  rigole  une  fois  trouvée,  pour 
une  forme  de  rigole  donnée,  suivant  les  différentes  pentes  géné- 
rales et  les  différentes  natures  de  terrains,  comment  l'eau  se  dé- 
verse-t-elle?  Egalement  partout?  Non  pas.  Partout,  oui!  Égale- 
ment, non.  En  effet,  dans  les  parties  concaves,  le  versant  moins 
rapide  exerce  sur  l'eau  une  attraction  moins  grande,  la  nappe  de 
déversement  est  plus  mince.  Voilà  la  diffusion  dans  les  parties 
concaves\  dans  la  rigole,  l'eau  court  plus  et  se  déverse  moins. 
Sur  les  parties  convexes,  au  contraire,  les  versants  plus  rapides 
l'attirent  davantage,  la  nappe  de  déversement  est  plus  épaisse. 
Voilà  la  concentration  sur  les  parties  convexes;  dans  la  rigole 
l'eau  court  moins  et  se  déverse  plus. 

L'importance  de  ce  point  précis  dïnclinaison  est  donc  non  seu- 
lement d'arroser  toute  la  partie  que  couvre  la  rigole  d'irrigation, 
mais  encore  de  l'arroser  suivant  ses  besoins  ;  d'autant  plus  sur  les 
parties  convexes  qu'elles  sont  plus  accusées,  en  conséquence  plus 
sèches,  d'autant  moins  dans  les  parties  concaves  qu'elles  sont 
naturellement  plus  humides  et  pas  du  tout,  si  elles  n'en  ont  pas 
besoin;  les  drainant,  au  contraire,  si  elles  sont  marécageuses, 
puisque  ce  fait  implique  un  versant  si  peu  prononcé,  qu'en  cet  en- 
droit, l'eau  n'en  subissant  pas  l'attraction,  coulera  dans  la  rigole 
sans  se  déverser. 

Et  cela  automatiquement.  Mais  c'est  l'idéal  atteint  ! 

C'est  parfait.  Ce  n'est  pas  tout  pourtant.  Voilà  la  rigole  débor- 
dant sur  toute  sa  longueur  et  de  la  façon  la  plus  souhaitable,  mais 


INFLUENCE   AGRICOLE   ET    SOCIALE    d'UN  PROPRIÉTAIRE    PARTICULARISTE.    l'.i 

sur  quelle  étendue  se  maintient  cet  effet.  Car  la  nature  violentée 
reprend  ses  droits  ;  les  eaux  tendent  à  revenir  à  leur  cours  natu- 
rel. Ici  encore  nouvelle  complication,  cette  étendue  varie  suivant 
les  pentes.  La  nappe  automobile  se  déchire  d'autant  plus  vite  que 
la  pente  générale  est  plus  forte.  11  faut,  par  conséquent,  rappro- 
cher d'autant  plus  les  différents  étages  de  rigoles  que  la  pente 
générale  est  plus  accentuée;  en  un  mot,  calculer,  suivant  les  dif- 
férentes pentes  générales,  les  difl'érentsécartements  à  donner  aux 
rigoles. 

M.  de  la  Rochemacé  peut  alors  définir  l'irrigation  :  «  l'art  de  se 
rendre  maitre  des  eaux  et  de  les  contraindre  à  enserrer,  d'elles- 
mêmes,  le  sol  d'une  nappe  aiUoinoh'ûe^  enreioppanle,  continue, 
d'épaisseur  variable,  plus  forte  sur  les  parties  convexes  et  siiches 
que  dans  les  parties  concaves  et  humides  ». 

Et  il  a  le  droit  de  dire  :  «  Ma  méthode,  en  donnant  la  moyenne 
des  elfets  communs,  submersion  et  transfert,  des  forces  qui  ré- 
gissent le  régime  des  eaux  est  la  clé  de  l'irrigation;  c'est  un  vé- 
ritable outil,  absolument  précis,  à  mettre  entre  les  mains  de  tout 
le  monde  et  applicable  ^ur  des  pentes  générales  dissemblables. 
Il  permet,  sans  déblai  ni  remblai,  d'obtenir  une  nappe  automo- 
bile d'eau  toujours  courante,  qui  enveloppe  un  sol  mouvementé 
et  produit  la  concentration  des  eaux  dans  les  parties  convexes  et 
leur  diffusion  dans  les  parties  concaves. 

Il  peut,  enfin,  s'attribuer  la  belle  parole  de  son  prédécesseur, 
Hassar  Haddon,  roi  deNinive,  707  ans  avant  J.-C.  :  «  J'ai  su  diri- 
ger les  eaux  et  porter  partout  la  fertilité  ». 

Nous  ne  prétendons  pas  donner  la  théorie  scientifique  de  31.  de 
la  Rochemacé,  c'est  une  œuvre  savante,  pour  laquelle  nous  ren- 
voyons à  l'auteur  et  qui  sort  de  notre  cadre  de  vulgarisation.  Mais 
il  était  nécessaire  d'en  bien  établir  «  l'idée  génératrice  ». 

Rendons-nous  compte  toutefois  que  si  la  simplicité  a  été  atteinte 
les  voies  n'en  sont  pas  si  faciles.  Il  est  des  gens  qui,  déçus  par  la 
simplicité  d'une  découverte  complète,  s'imaginent  que  simple  et 
facile  sont  synonymes,  qu'on  arrive  au  simple  du  premier  coup. 
Us  semblent  ignorer  que  dans  les  recherches,  on  vise  toujours  à 


74 


LA   SCIENCE    SOCIALE. 


la  simplicité,  mais  qu'on  commence  toujours  par  la  complexité. 
On  ne  complique  pas  en  avançant,  on  simplifie  et  l'on  n'arrive  au 
simple  qu'en  dernier  lieu,  quand  on  a  tout  trouvé. 

Cette  méthode  également  n'est  simple  cju'une  fois  complète- 
ment découverte,  mais  alors,  elle  est  la  simplicité  même.  Sa  des- 
cription peut  tenir  en  quelques  lignes  et  nous  avons  vu  par  l'exem- 
ple du  voisin  paysan  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'être  savantjpour 


ECHELLE      PROPORTIONNELLE 

0     5  10  3  0  10  0 

^^_J ^ 1 

Les  pointillés  indiquant  le  cours  naturel  des  eaux  . 

l'appliquer.  La  science  a  été  nécessaire  pour  trouver  «  l'outil  » 
comme  pour  trouver  la  brouette,  mais  on  peut  s'en  servir,  comme 
de  la  brouette  sans  en  connaître  la  théorie. 

Nous  n'avons  parlé,  jusqu'ici,  que  de  l'irrigation  par  les  eaux 
pluviales  tombées  sur  le  terrain  même  à  irriguer,  mais  il  est  bien 
évident  que  cette  méthode  utilise  également  les  amenées  d'eaux 
étrangères.  Gomme  elle  draine  ce  qui  dépasse  la  saturation  com- 
plète de  la  terre,  un  excès  d'eau  n'est  pas  à  craindre  et  toutes 
celles  que  l'on  peut  se  procurer  sont  avantageuses.  M.  de  la  Ro- 


INFLUENCE   AGRICOLE   ET    SOCIALE   d'uN    PROPRIÉTAIRE    PARTICULARISTE.    75 

chemacé,  chez  lui,  partout  où  il  l'a  pu,  a  utilisé  l'eau  avec  d'autant 
plus  de  profit  qu'il  en  avait  davantage  à  sa  disposition.  Si  cette 
méthode  d'irrigation,  en  effet,  fertihse  avec  le  minimum  d'eau, 
c'est-à-dire  la  simple  chute  d'eau  pluviale,  elle  est  bien  plus 
fructueuse  encore  avec  une  amenée  d'eau; pouvant  le  moins,  elle 
fait  merveille  avec  le  plus. 

Voici,  en  quelques  mots,  quelle  est  la  méthode  de  M.  de  la  Ro- 
chemacé. 

Rigoles.  —  Ces  rigoles  sont  de  simples  plis  de  terrain,  des  ri- 
des. Elles  ont  seulement  0'"  10  de  profondeur,  0'"  70  de  largeur 
horizontale  au  radier,  1  mètre  d'ouverture  première. 

UTILISATION    DES    EAUX    PLUVIALES    DANS  LES    HAUTES    PRAIRIES 

inférieure  Supérieure 

y  —  V"  —  -X   —  O-^SO  — 


—  Û"7Û  — 
PREMIÈRE    OUVERTURE    DE   LA    RIGOLE 


RIGOLE    TERMINEE 

Elles  se  font  en  deux  fois;  d'abord  à  la  bêche,  sur  1  mètre, 
comme  un  fossé  ordinaire;  puis,  à  l'éterpe  ou  tranche  plate,  ?na- 
niée  en  travers,  on  adoucit  sur  0"'30  la  pente  du  talus  supé- 
rieur, pour  la  faire  se  confondre,  autant  que  possible  ,  avec  la 
pente  générale,  total  :  l'"30  d'ouverture  supérieure. 

Dans  les  pentes  exceptionnelles  dépassant  20  0/0,  on  ne  don  ne 
que  ©""iO  au  radier  et  0'"80  (1)  au  talus  supérieur  pour  éviter 
son  éboulement. 

(1)  Il  est  bon,  dans  ce  cas-là,  d'utiliser  les  déblais  en  dehors  du  tracé  donné  par  le 
niveau  pour  y  former  une  sorte  de  plate-bande  gazonnée  sur  laquelle  s'épanchent  les 
eaux  avant  de  tomber  sur  la  forte  pente. 


76  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Leur  nivellement.  —  Pour  obtenir  un  nivellement  parfait  du 
bord  inférieur,  les  points  de  repère  sont  pris  tous  les  2  mètres  et 
les  jalons  sont  placés  à  cette  distance,  reliés  entre  eux  par  des 
courbes  et  non  des  droites. 

Leur  curage.  — Le  bord  inférieur,  ainsi  obtenu,  ne  doit  jamais 
être  retouché.  Pour  curer  la  rigole,  on  se  contente  de  racler  le 
talus  supérieur  et  d'enlever  les  dépôts  et  les  herbes  du  radier. 

Leur  coût.  —  Dans  les  pentes  habituelles  jusqu'à  10  0  0,  ces 
rigoles,  données  à  la  tâche  reviennent  à  0  fr.  10  le  mètre  courant. 
Ce  prix  comprend  la  façon  de  la  rigole  et  l'épandage  des  déblais 
en  nivellement  entre  cette  rigole  et  celle  qui  la  suit  dans  la 
pente. 

C'est  donc  une  dépense  de  35  à  iO  francs  l'hectare.  Et  il  faut 
tenir  compte  que  les  déblais  répandus  sur  la  prairie  sont  du  ter- 
reau qui  vaudrait  de  30  à  35  francs,  valeur  marchande  de  30  à 
35  mètres  cubes. 

M.  de  la  Rochemacé  considère  que  dès  la  première  année  les 
frais  doivent  se  trouver  payés  par  la  surproduction  de  l'herbe. 

Dans  les  pentes  rapides  avec  le  double  de  rigoles,  le  prix  se 
trouve  naturellement  doublé,  ainsi  que  le  cube  disponible  des 
déblais. 

Enfin  les  déblais  peuvent  être  donnés  à  forfait  à  0  fr.  50  le  mètre 
cube,  rigole  et  nivellement  compris. 

Inclinaison  et  espacement  des  rigoles.  —  La  longueur  de  la 
pente  prairiale  étant  mesurée,  par  exemple,  100  mètres,  un  coup 
de  niveau  donnera  la  différence  entre  le  haut  et  le  bas  ;  si  l'on 
trouve  3  mètres,  la  pente  générale  sera  de  3  0/0. 

Ce  chiffre  indiquera  l'inclinaison  à  donner  aux  rigoles  et  leur 
écartement. 

On  part  du  milieu  de  la  largeur  de  la  pente  si  la  pente  est  uni- 
forme, ou,  le  plus  souvent,  du  thalweg  au  cas  contraire,  et  l'on 
jalonne  à  droite  en  descendant  du  nombre  de  millimètres  vou- 
lus, puis  à  gauche  en  descendant  également.  Le  milieu  sera  donc 
le  point  de  partage  des  eaux  :  il  sera  à  niveau  sur  12  à  20  mè- 
tres. Chaque  rigole  se  terminera  par  une  douzaine  de  mètres  à 
niveau  parfait  ne  donnant  plus  d'impulsion  et  débordant  par 


IiNFLUENCE    AGRICOLE   ET    SOCIALE    D  UN   TROPRIÉTAIRE    l'ARTICLLARISTE.    77 

concentration  intensive  l'eau  formant  barrage  puisqu'elle  n'est 
pas  compressible. 

Dans  le  cas  où  l'on  bénéficie  d'une  amenée  d'eau,  il  est  évident 
qu'on  la  prolonge  avec  une  même  inclinaison  tout  en  travers  de 
la  pente  générale  en  deçà  comme  au  delà  du  thalweg. 

La  moyenne  d'effets  communs,  en  prairie^  ne  se  rencontrent 
qu'entre  1  et  6  millimètres  par  mètre  d'inclinaison  de  la  rigole  : 

De  1  à  3  millimètres,  c'est  à  proprement  parler  de  l'irrigation. 

De  3  à  6  du  drainage  superficiel. 

Pentes  générales  de  S  à  4  OjO.  —  Inclinaison  à  donner  aux  ri- 
goles, 1  à  2  millimètres  par  mètre.  Ecartement  des  rigoles  de  15 
à  20  mètres. 

Pentes  générales  de  10  à  W  010.  —  Inclinaison  des  rigoles,  2  à 
3  millimètres  par  mètre.  Ecartement,  10  à  15  mètres. 

Pentes  exceptionnelles  de  W  OjO.  —  Inclinaison  des  rigoles, 
3  millimètres  et  plus.  Ecartement,  5  à  10  mètres. 

Ces  chiffres  s'entendent  pour  des  terrains  à  prédominance 
d'argile;  dans  des  sables,  il  faudrait  doubler  la  pente,  soit  2,  4, 
6  millimètres  par  mètre. 

On  le  voit,  le  maniement  de  l'outil  est  la  simplicité  même,  mais 
n'oublions  pas  que  nous  avons  afïaire  à  un  outil  de  précision.  Ser- 
vons-nous-en tel  qu'on  nous  le  donne,  sans  le  modifier.  N'inno- 
vons pas  avant  d'avoir  pratiqué. 

Du  moins,  c'est  ce  que  j'ai  fait  pour  ma  part,  car  tout  se  tient 
dans  cette  méthode  et  on  ne  peut  modifier  une  de  ses  données 
sans  rompre  l'harmonie  de  l'ensemble.  Cette  méthode  facile  ne 
souffre  pas  l'a  peu  près.  C'est  pour  en  bien  donner  l'impression, 
c'est  pour  qu'on  put  bien  se  pénétrer  du  sentiment  de  l'idée 
génératrice  de  l'œuvre,  c'est-à-dire,  de  cette  moyenne  d'effets 
communs  provenant  de  forces  contraires  et  ne  se  rencontrant 
qu'en  un  point  précis,  que  je  me  suis  étendu  sur  les  recherches 
de  M.  de  la  Rochemacé.  Car,  je  sais,  par  expérience,  combien 
sont  rares,  à  la  campagne  surtout,  les  personnes  qui  se  conten- 
tent d'appliquer  simplement  une  méthode  nouvelle,  sans  inno- 
ver à  priori. 


78  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Mais  ici,  si  vous  augmentez  la  profondeur  des  rigoles,  vous 
créez  des  obstacles  au  libre  parcours,  à  la  faux  et  à  l'enlèvement 
des  récoltes  et  vous  perdez  de  l'eau  dans  le  sous-sol  ;  une  plus 
grande  inclinaison  empêchera  le  déversement,  l'eau  s'écoulera 
par  l'extrémité  de  la  rigole  ;  une  pente  plus  faible  amènera  le  dé- 
versement sans  que  l'eau  atteigne  l'extrémité  de  la  rigole;  avec 
trop  d'espacement  entre  celles-ci,  toute  la  superficie  n'est  plus 
également  arrosée;  trop  rapprochées,  il  y  a  travail  et  dépenses 
inutiles. 

Ne  perfectionnons  donc  pas  avant  d'avoir  expérimenté.  ' 

A.  Dauprat, 


Le  Directeur  Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE  FIKMIX-DIDOT   ET   C'«.    —   MESNIL    (EURE). 


QUESTIONS    DU    JOUR 


LA  "  MENTALITÉ  ''  HÉRÉDITAIRE 

ET  L'ÉDUCATION 

D'APRÈS  UNE  PUBLICATION  RÉCENTE 


Si  les  colonies  françaises  n'avaient  pas  été  généralement  peu- 
plées par  une  race  indigène,  beaucoup  d'entre  elles  seraient 
restées  à  peu  près  désertes.  Nous  aurions  donc  mauvaise  grâce 
à  nous  plaindre  d'avoir  rencontré  sur  nos  possessions  des 
Nègres,  des  Papous,  des  Arabes,  etc.  Il  faut  reconnaître  cepen- 
dant que  leur  présence  complique  singulièrement  le  problème 
de  la  colonisation. 

Dans  un  livre  fort  intéressant  (1),  M.  L,  de  Saussure  étudie  de 
quelle  manière  nous  avons  abordé  ce  problème,  en  d'autres 
termes,  quelle  a  été  notre  attitude  vis-à-vis  des  Sociétés  indi- 
gènes, et  il  n'hésite  pas  à  déclarer  qu'elle  a  été  déplorable.  Il 
en  fournir  de  nombreux  et  frappants  exemples  qui  dénotent  une 
observation  personnelle;  enfin,  et  c'est  ce  qui  donne  à  son  ou- 
vrage une  portée  scientifique,  il  propose  une  explication  des 
faits  exposés  par  lui;  il  dit  que  nos  habitudes  absolues  de  rai- 
sonnement rectiligne,  notre  mentalité  faite  de  logique  abstraite, 
nous  condamnaient  fatalement  à  entreprendre  rassimilation  des 
indigènes,  et  que  fatalement  aussi  nous  devions  échouer  dans 

(1)  Psychologie  de  la  Colonisation  Française  dans  ses  rapports  avec  les  So- 
ciétés indigènes,  par  Léopold  de  Saussure,  Félix  Alcan. 

T.   XXVHI.  6 


80  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

cette  entreprise  à  laquelle  la  mentalité  des  races  sur  lesquelles 
nous  opérions  apportait  un  insurmontable  obstacle. 

Ce  terme  de  mentalité,  souvent  employé  par  M.  de  Saussure, 
nous  avertit  dès  le  début  qu'il  ne  parle  pas  la  même  langue 
scientifique  que  nous,  qu'il  se  sert  dun  vocabulaire  différent. 
Autant  que  j'ai  pu  en  juger,  ce  qu'il  appelle  la  mentalité  d'une 
race,  c'est  sa  manière  de  comprendre  certains  rapports  sociaux, 
la  façon  dont  elle  conçoit  la  justice,  la  liberté,  l'autorité,  les 
convenances,  l'ordre,  etc.  Cela  ressemble  beaucoup  à  ce  que 
nous  appelons  la  formation  sociale.  Pourquoi  un  Chinois  trouve- 
t-il  exécrable  et  odieux  d'abandonner  ses  os  à  un  sol  étranger, 
tandis  que  beaucoup  de  Français  redoutent  beaucoup  plus  de 
vivre  que  de  mourir  hors  de  France,  M.  de  Saussure  répond  que 
c'est  une  question  de  mentalité  ;  nous,  nous  disons  que  c'est  af- 
faire de  formation.  Jusqu'ici,  il  est  facile  de  s'entendre. 

Mais  ces  deux  expressions  recouvrent  chacune  un  ensemble  d"i- 
dées,  un  certain  bloc  assez  différents.  Pour  M.  de  Saussure,  le 
caractère  principal  de  la  mentalité.,  c'est  d'être  héréditaire  ;  pour 
nous,  au  contraire,  le  caractère  principal  de  \dL  formation,  c'est 
d'être  dépendante  de  l'éducation  et  du  milieu. 

Et  comme,  en  pratique,  les  rejetons  d'une  race  sont  presque 
toujours  élevés  dans  le  milieu  de  leur  famille,  ou  que  si  on  les 
isole  de  leur  milieu  d'origine,  ils  se  trouvent  dans  le  nouveau  mi- 
lieu où  ils  sont  plongés  à  l'état  d'étrangers,  il  arrive  que  les  in- 
fluences de  milieu  et  d'éducation  —  cpii  constituent  la  formation 
—  n'agissent  normalement  que  sur  des  individus  issus  de  la 
même  race  et  supposés  pourvus  héréditairement  de  la  même 
mentalité.  Il  en  résulte  que  nous  n'avons  pas  d'énormes  chances 
de  nous  convaincre  réciproquement  entre  partisans  de  Ihéré- 
dité  et  partisans  de  la  formation. 

Et  puis,  comme  l'hérédité  ne  peut  jamais  donner  que  des  dis- 
positions à  développer  par  l'éducation;  comme  d'autre  part, 
une  formation  demande  pour  être  confirmée,  un  milieu  homo- 
gène où  des  vieillards  aux  enfants,  en  passant  par  les  intermé- 
diaires, certaines  manières  de  faire  ou  de  voir  soient  admises 
sans   cUscussion,  où  par  suite    une  certaine  éducation  ait   été 


LX    «    MENTALITÉ    »    IIÉRÉDITAIHE   ET    l'ÉDUCATION.  81 

donnée  à  plusieurs  générations  consécutives,  il  est  très  malaisé 
de  débrouiller  dans  un  phénomène  donné  la  part  de  l'hérédité 
et  la  part  de  l'éducation,  ce  qui  vient  de  l'hérédité  cultivée  par 
l'éducation  et  ce  qui  vient  de  l'éducation  confirmée  par  l'hérédité. 
L'immense  avantage  de  l'éducation ,  c'est  d'être  un  fait  plus 
facilement  observable  dans  la  race  humaine  que  celui  de  l'héré- 
dité, à  la  fois  plus  saisissaJjle  et  plus  précis.  Je  puis  décrire 
comment  j'ai  été  élevé;  je  puis  observer  comment  des  enfants 
existants  sont  élevés  actuellement,  mais  il  m'est  très  difficile  de 
suivre  pendant  dix  générations  toutes  les  influences  héréditaires 
qui  agissent  sur  un  sujet  donné.  Voilà  pourquoi  la  science  so- 
ciale me  paraît  avoir  une  base  plus  ferme  sur  l'éducation  que 
sur  l'hérédité. 

11  en  est  tout  autrement  dans  la  plupart  des  races  animales. 
Là,  l'éducation  est  très  réduite  et  les  générations  sont  beaucoup 
plus  rapprochées,  de  sorte  qu'un  homme  peut  facilement  suivre 
de  longues  séries  de  descendance  dans  un  court  espace  de  temps. 
Les  phénomènes  d'hérédité  sont  donc  à  la  fois  plus  importants 
et  plus  observables  dans  la  race  bovine,  ou  chevaline,  ou  canine 
que  dans  la  race  humaine.  On  ne  peut  pas  conclure  par  analogie 
de  l'une  à  l'autre.  Ajoutez,  au  surplus,  que  les  races  animales  se 
prêtent  à  de  véritables  expériences  de  croisement  ou  de  confir- 
mation de  races  qui  ne  sauraient  prendre  place  dans  la  race 
humaine. 

Cela  dit  pour  écarter  toute  confusion,  il  est  un  point  sur  lequel 
notre  Ecole  s'accorde  absolument  avec  celle  dont  se  réclame 
M.  de  Saussure,  c'est  qu'un  groupe  donné  d'hommes  n'est  pas 
une  réunion  d'entités  humaines  abstraites,  qu'il  n'est  pas  inter- 
cJiangeable  avec  un  autre  groupe,  qu'il  a  une  modalité,  une  per- 
sonnalité, et  que,  soumis  au  même  traitement  que  tel  de  ces 
autres  groupes,  il  ne  donnera  pas  les  mêmes  résultats.  En  d'au- 
tres termes,  quoi  que  l'on  pense  sur  les  causes  des  différences  qui 
séparent  les  sociétés  humaines,  ces  différences  existent  et  leurs 
causes  sont  assez  profondes,  assez  solidement  établies  pour  ne 
pas  céder  à  la  poussée  d'un  pouvoir  conquérant. 

C'est  cette  vérité  que  la  France  a  méconnue  presque  constam- 


82  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ment  clans  son  entreprise  colonisatrice.  Elle  a  poursuivi  avec  la 
sérénité  et  la  candeur  aveugles  cVun  esprit  absolu  rassimilation 
par  principe  des  races  c|u'elle  se  trouvait  dominer.  Et  cette  mé- 
thode, ce  parti  pris  plutôt,  nous  a  conduits  à  des  complications 
infinies,  à  des  efforts  énormes  et  à  des  résultats  tantôt  ridicules 
et  tantôt  menaçants  pour  notre  situation  coloniale.  11  y  a  grand 
profit  à  suivre  31.  de  Saussure  dans  l'examen  qu'il  fait  de  ces  ré- 
sultats. 

L'un  des  procédés  d'assimilation  auquel  nous  avons  eu  le  plus 
souvent  recours  dans  les  colonies  françaises  consiste  à  doter 
les  races  indigènes  d'institutions  analogues  ou  même  sem- 
blables aux  nôtres.  A  vrai  dire,  ce  n'est  pas  un  procédé  d'assi- 
milation, mais  la  négation  des  différences  sociales  réellement 
existantes  entre  la  colonie  et  la  métropole;  c'est  aussi  la  pro- 
clamation de  la  supériorité  absolue  de  notre  organisation  et  la 
confiance  que  cette  supériorité  éclatera  quelle  que  soit  la  société 
qui  en  fasse  l'essai. 

Avec  une  aussi  superbe  confiance  on  ne  s'attarde  pas  à  tirer 
parti  de  ce  qu'on  trouve  dans  ces  pays;  à  quoi  bon?  On  ren- 
verse tout  ce  qui  existe  et  on  établit  sur  ces  ruines  du  passé 
un  beau  régime  tout  battant  neuf,  logique,  géométrique,  symé- 
trique, avec  lequel  il  faut  que  la  société  cadre  tant  bien  que 
mal. 

Dans  l'Annam,  par  exemple,  il  existait  avant  notre  conquête 
une  organisation  administrative  régulière,  qui  avait  fait  ses 
preuves,  sous  laquelle  le  pays  avait  progressé  d'une  manière 
marquée.  Une  autonomie  communale  très  large  assurait  certains 
services  avec  une  grande  simplicité,  et  l'intervention  du  pouvoir 
central  était  suffisante  pour  maintenir  la  paix  publique.  Pendant 
les  premières  années  de  notre  domination,  les  gouverneurs 
militaires  se  contentèrent  de  superposer  en  quelque  sorte  leur 
autorité  au  système  gouvernemental  existant,  mais  dès  que  la 
métropole  voulut  témoigner  de  son  zèle,  «  faire  quelque  chose 
pour  les  colonies  »,  elle  envoya  là-bas  des  gouverneurs  civils 
avec  mission  de  transformer  le  pays,  de  l'assimiler,  et  leur  pre- 


LA    «    MENTALITÉ    »    HÉRÉDITAIRE    ET    L'ÉDUCATION.  83 

mier  soin  fut  de  renverser  bien  vite  F  édifice  qui  avait  protégé 
jusque-là  le  développement  de  notre  possession. 

Chaque  commune  annamite  avait  un  conseil  de  notables  élu 
qui  cumulait  —  ô  horreur  !  —  les  attributions  administratives  et 
judiciaires,  car  il  jugeait  en  conciliation.  Le  chef  de  canton  et 
le  Préfet  étaient  eux  aussi  administrateurs  et  juges  tout  à  la  fois, 
les  deux  pouvoirs  n'ayant  de  représentants  différents  qu'à  l'étage 
du  gouvernement  provincial.  Tous  les  esprits  logiques  saisiront 
aisément  quel  grave  danger  un  pareil  état  de  choses  pouvait 
faire  courir  au  grand  principe  de  la  séparation  des  pouvoirs,  et 
comme  nos  gouverneurs  étaient  des  esprits  essentiellement  logi- 
ques, ce  danger  n'échappa  pas  à  leur  perspicacité.  On  aurait  pu 
leur  faire  remarquer  qu'en  Angleterre,  dans  le  pays  même  où  le 
principe  de  la  séparation  des  pouvoirs  a  pris  naissance,  les 
magistrales  jugeaient  isolément  et  administraient  dans  les 
Quartej^-Sessions  (1)  sans  que  l'essor  de  l'Angleterre  en  eût  souf- 
fert notablement,  mais  ils  ne  se  seraient  certainement  pas  rendus 
à  de  pareilles  raisons.  En  fait,  ils  enlevèrent  aux  administra- 
teurs toutes  leurs  attributions  judiciaires  et  firent  venir  d'ailleurs 
«  des  juges  pris  dans  le  cadre  de  la  justice  coloniale,  c'est-à- 
dire  des  hommes  tout  à  fait  étrangers  à  la  Cochinchine,  venus 
de  la  Martinique,  de  la  Réunion,  du  Sénégal,  sans  aucune  atta- 
che avec  rindo-Chine,  ne  sachant  rien  ni  des  mœurs,  ni  des  lois, 
ni  de  la  langue  des  Annamites,  et  n'ayant  pour  la  plupart 
qu'un  désir  :  celui  de  retourner,  aussi  promptement  que  possible 
dans  une  colonie  plus  salubre  ou  dotée  de  plus  d'éléments  de 
plaisirs.  » 

En  somme,  la  colonie  était  sacrifiée,  et  le  principe  était  sauf. 
Comme  mesure  d' assimilation  réelle,  le  nouveau  régime  prêtait 
le  flanc  à  bien  des  critiques,  mais  comme  mesure  de  démoli- 
tion il  agissait  merveilleusement.  Du  même  coup,  en  effet,  il 
détruisait  l'organisation  judiciaire  et  compromettait  gravement 
l'organisation  communale.  Des  conflits  de  toutes  sortes  se  pro- 
duisirent très  rapidement  entre  les  juges  européens  et  les  auto- 

(1)  On  était  en  1879,  et  le  Local  Government  Act  qui  a  organisé  à  nouveau  l'ad- 
ministration locale  anslaise  est  de  l88i. 


84  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rites  administratives  avec  lesquelles  ils  étaient  en  rapports;  les 
fonctions  communales,  au  lieu  d'être  un  honneur  devinrent 
une  corvée  ;  on  arriva  à  éloigner  par  des  tracasseries  inutiles  et 
vexatoires  les  citoyens  les  mieux  qualifiés  pour  jouer  le  rôle  de 
notables,  à  tuer  en  eux  l'esprit  civique  et  l'heureuse  habitude 
du  «  Self  Government  »,  bref  à  renverser  l'édifice  annamite. 
«  Nous  sommes  en  train  de  démolir  la  commune,  disait  à  M.  de 
Saussure  un  administrateur  expérimenté.  Quand  ce  sera  fait,  je 
demanderai  l'évacuation  pure  et  simple.  Nous  n'aurons  plus 
rien  à  faire  dans  ce  pays.  » 

Bien  entendu,  les  juges  du  cadre  colonial  avaient  pour  les 
lois  et  coutumes  annamites  le  beau  mépris  de  l'ignorance.  Ils 
venaient  juger  en  Annam  leur  code  Napoléon  sous  le  bras. 
D'où  une  série  de  malentendus,  de  perturbations,  d'injustices 
réelles.  M.  de  Saussure  en  donne  deux  exemples. 

«  Il  est  très  difficile  de  distinguer  entre  eux  les  buffles  domes- 
tiques :  on  ne  peut  les  marquer  parce  que  cela  les  ferait  périr. 
La  législation  annamite  édictait  donc  les  peines  les  plus  sévères 
contre  le  vol  de  ces  animaux  de  labour.  Mais  Napoléon  n'ayant 
pas  prévu  cette  particularité,  dès  que  son  code  fut  appliqué  en 
Cochinchinc,  les  vols  se  multiplièrent  au  grand  détriment  de 
l'agriculture  et  de  la  sécurité  des  campagnes.  » 

Cela  ne  portait  encore  atteinte  qu'à  des  intérêts  matériels. 
Le  second  exemple  montre  comment  l'application  aveugle  d'un 
principe  édicté  dans  un  état  social  très  différent  de  celui  des 
Annamites  peut  blesser  les  sentiments  les  plus  respectables  et 
aboutir  à  consacrer  une  injustice  et  un  vol  :  Les  Annamites  pra- 
tiquent le  culte  des  ancêtres,  et  le  chef  de  chaque  famille  est 
ministre  de  ce  culte  pour  sa  famille.  En  conséquence,  il  a  des 
charges  cultuelles,  et,  pour  subvenirauxfrais  qu'elles  comportent, 
il  existe  dans  chaque  famille  une  part  de  biens  indivise,  le  hiiong 
hoa,  pour  laquelle  le  code  annamite  spécifie  une  réglementation 
minutieuse.  Ce  huong  hoa  est  en  réalité  un  bénéfice  ecclésiasti- 
que dévolu  à  celui  qui  remplit  le  rôle  de  chef  de  famille  et  qui 
en  accomplit  les  fonctions;  il  a  cette  destination  depuis  des 
siècles,  il  ne  fait  donc  pas  partie  de  la  masse  partageable  dans 


LA    «    MENTALITÉ    »    HÉRÉDITAIRE    ET    L'ÉDUCATION.  85 

une  succession.  Tout  cela  est  parfaitement  clair  et  hors  de 
conteste,  mais  comme  il  est  écrit  clans  nos  codes  que  «  nul 
n'est  tenu  de  rester  dans  l'indivision  »,  il  suffit  qu'un  membre 
peu  délicat  demande  dans  une  famille  le  partage  du  «  bien  des 
ancêtres  »  pour  que  nos  magistrats  s'empressent  d'en  ordonner 
la  licitation.  On  voit  d'ici  l'effet  produit,  et  comme  ces  façons 
judaïques  d'interpréter  la  loi  assurent  le  respect  de  la  justice. 

Eûcore  ces  deux  exemples  sont-ils  loin  de  donner  toute  la 
mesure  du  mal.  On  peut  juger  de  travers  un  cas  que  l'on  com- 
prend bien,  si  on  lui  applique  brutalement  une  législation  faite 
en  vue  de  cas  tout  différents,  mais  on  juge  toujours  de  travers  un 
cas  qu'on  ne  comprend  pas. 

Or  les  juges  du  cadre  colonial  ne  faisant  pas  toute  leur  carrière 
en  Annam  n'étudient  pas  la  langue  annamite  très  difficile  et  très 
compliquée  d'ailleurs  ;  «  ils  sont  livrés  pieds  et  poings  liés  aux 
interprètes  annamites  qui  représentent  la  partie  la  plus  mau- 
vaise de  la  population  indigène.  Il  arrive  par  suite  que  les 
deux  parties  se  mettent  souvent  d'accord  pour  ne  pas  exécuter 
les  arrêts  rendus  par  nos  magistrats.  » 

Malfaisants  quand  ils  prescrivent  la  licitation  du  «  bien  des  an- 
cêtres »,  incapables  de  rendre  la  justice  quand  ils  mécontentent 
également  les  deux  parties,  ceux-ci  trouvent  moyen  d'être  ridi- 
cules par-dessus  le  marché.  Écoutez  le  récit  suivant  :  <(  L'An- 
namite ,  en  s'adressant  k  un  supérieur,  commence  toujours  sa 
réponse  par  sa  formule  de  respect  Bdm  ong  (Je  m'adresse  à 
monsieur.)  Un  certain  procureur  qui  recevait  la  plainte  d'un  indi- 
gène l'interroge  sur  son  nom  :  Bâm  ông...  répond  l'Annamite. 
—  «  Très  bien!  »  Et  le  magistrat  rédige  gravement  :  à  la  re- 
quête du  nommé  Bâm  ông..  etc.  La  pièce  figure  au  dossier  de 
l'affaire.   » 

M.  de  Saussure  conclut  que  les  institutions  seules  n'ont  pas  la 
puissance  assimilatrice  que  beaucoup  leur  supposent,  que  c'est 
naïveté  de  croire  à  l'efficacité  de  l'application  absolue  et  en  toute 
circonstance  des  <(  Immortels  Principes  »,  et  que  cette  naïveté  a 
nui  cruellement  à  nos  succès  coloniaux.  Nous  sommes  absolu- 
ment d'accord. 


86  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Mais  j'ai  été  surpris  de  trouver  chez  lui  l'affirmation  suivante  : 
«  De  tous  les  procédés  d'assimilation,  celui-ci  (l'assimilation  par 
la  langue)  est  le  moins  chimérique.  Une  race  inférieure  en  con- 
tact avec  une  race  supérieure  adopte  plus  facilement  sa  langue 
que  ses  institutions  ».  Sans  doute,  elle  adopte  plus  facilement  sa 
langue,  'parce  que  cela  la  gêne  moins,  parce  que  cela  peut  cons- 
tituer dans  certaines  circonstances  un  phénomène  en  quelque  sorte 
extérieur  à  son  état  social,  mais  précisément  pour  cette  raison, 
cela  ne  l'assimile  guère.  Je  veux  bien  que  la  langue  ancienne 
d'un  peuple  porte  l'empreinte  de  ce  peuple,  mais  si  une  circons- 
tance amène  ce  peuple  à  changer  sa  langue,  notamment  à  adop- 
ter celle  d'un  vainqueur,  il  ne  la  modifiera  que  lentement,  de 
sorte  que  le  moment  où  il  la  parlera  le  mieux  sera  celui  où  son 
assimilation  n'aura  même  pas  été  commencée.  Les  nègres  amé- 
ricains n'ont  aucun  souvenir  des  langues  africaines;  ils  parlent 
tous  —  mal  il  est  vrai  —  la  langue  anglaise.  Les  nègres  de  la 
Martinique  ou  de  la  Guadeloupe  parlent  français,  et  ainsi  de  suite. 
Et  cependant  ils  sont  très  peu  assimilés.  Au  surplus,  M.  de  Saus- 
sure écrit  plus  loin  :  «  La  mentalité  d'une  race  étant  héréditaire 
et  ses  modifications  très  lentes,  la  langue  n'a,  pas  plus  que  les  ins- 
titutions le  don  de  la  transformer  radicalement.  »  Là  encore,  nous 
sommes  près  de  nous  entendre. 

Il  est  un  troisième  moyen  d'assimilation  que  M.  de  Saussure 
malmène  fort,  c'est  celui  de  l'éducation.  Je  m'arrêterai  davan- 
tage à  examiner  les  faits  qu'il  présente  à  cette  occasion. 

Il  y  a  deux  manières  opposées  d'entendre  le  mot  d'éducation, 
la  manière  étroite  et  la  manière  large.  Les  personnes  qui  adoptent 
la  première  pensent  que  l'éducation  se  fait  au  collège  ou  dans  les 
(c  Pensionnats  de  jemies  demoiselles  »,  et  qu'au  sortir  de  ces  éta- 
blissements les  jeunes  adultes  desdeuxsexes  ont  terminé  leur  édu- 
cation. Il  y  a  des  parents  qui  estiment  que  la  fille  ayant  atteint 
l'âge  de  dix-huit  ans  <<  a  fini  son  éducation  »  et  doit  «  aller  dans 
le  monde  ».  Je  connais  même  une  jeune  fille  qui  n'a  jamais  lu  la 
fin  d'un  chapitre  commencé  dans  le  manuel  de  littérature  qui  ser- 
vait à  lui  former  l'esprit  et  le  cœur  parce  que  ses  dix-huit  ans 


LA    «   MENTALITE    »    UEREDITAIRE    ET   L  EDUCATION,  87 

avaient  sonné  malencontreusement  au  milieu  de  ce  chapitre,  et  que 
son  institutrice  avait  dû  cesser  à  ce  moment  précis  de  lui  donner 
ses  soins.  Gela,  c'est  bien  la  manière  étroite. 

Heureusement,  il  y  a  la  manière  large.  D'après  la  manière  large, 
l'éducation  commence  au  berceau  et  finit  à  la  tombe.  Elle  dure 
autant  que  la  vie,  si  bien  que  la  vie  disparait  chez  l'homme  qui 
ne  s'élève  plus,  qui  s'abandonne,  qui  se  réduit  au  rôle  passif.  Plus 
de  vie  morale  aussitôt  que  cesse  le  souci  du  perfectionnement 
moral  ;  plus  de  vie  intellectuelle  aussitôt  que  cesse  le  goût  de  la 
culture,  l'habitude  du  travail;  plus  de  vie  physique,  sauf  une  vie 
purement  végétative,  sitôt  que  cesse  la  préoccupation  d'un  en- 
traînement corporel  proportionné  aux  forces.  La  vie  est  une  édu- 
cation qui  se  poursuit  à  travers  des  circonstances  diverses  :  dans  la 
jeunesse  pour  développer  harmoniquement  les  forces  naissantes, 
dans  l'âge  mûr  pour  en  assurer  le  meilleur  usage,  dans  la  vieil- 
lesse pour  conserver  ce  qu'il  reste  de  forces  physiques  au  service 
d'une  volonté  fortifiée  parla  pratique  du  bien,  éclairée  par  l'ex- 
périence. 

Une  pareille  éducation  n'est  pas  uniquement  livresque.  Il  se 
peut  même  qu'elle  ne  le  soit  aucunement.  xMais,  livresque  ou 
non,  elle  dépend  étroitement  du  milieu  où  elle  se  déroule  et  des 
conditions  particulières  qu'offre  ce  milieu  pour  chacun  de  ceux 
qui  y  vivent.  Elle  est  différente  dans  la  même  famille  pour  le  cul- 
tivateur, pour  le  marin,  pour  le  commerçant,  pour  le  militaire, 
etc.  Elle  est  différente  pour  le  célibataire  et  pour  l'homme  marié, 
pour  le  père  de  famille  et  l'homme  sans  enfants.  Elle  est  diffé- 
rente pour  celui  auquel  la  vie  a  été  douce  et  pour  celui  qui  a 
passé  par  des  traverses,  etc.,  etc. 

Lorsqu'on  veut  étudier  les  effets  de  «  l'assimilation  par  l'édu- 
cation »,  il  importe  de  savoir  bien  exactement  dans  quelles 
limites  on  renferme  l'éducation,  ce  qu'on  entend  au  juste  par  ce 
mot.  Si  on  réduit  l'éducation  à  l'école  et  au  collège,  on  concluera 
sans  nul  doute  que  l'éducation  n'assimile  pas  des  individus  issus 
de  races  différentes  et  vivant  dans  des  milieux  différents.  Si,  au 
contraire,  on  la  comprend  comme  j'ai  dit,  on  sera  amené  à  con- 
clure que  l'éducation  assimile  très  sensiblement  des  individus 


88  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

issus  de  races  différentes,  mais  vivant  dans  le  même  milieu.  M.  de 
Saussure  donne  quelques  exemples  intéressants  de  non-assimila- 
tion par  l'éducation  au  sens  étroit.  Je  vais  les  résumer.  J'indi- 
querai ensuite  des  exemples  d'assimilation  par  l'éducation  au 
sens  large. 

Le  D"  Gustave  Le  Bon,  qui  a  longtemps  voyagé  dans  l'Inde 
avec  un  souci  éclairé  d'observation  scientifique,  déclare  que  l'é- 
ducation anglaise  de  l'Inde  n'a  pas  réussi  à  élever  le  niveau  in- 
tellectuel et  moral  des  Hindous.  <(  L'essai,  dit-il,  a  été  fait  sur 
une  population  de  250  millions  d'hommes;  il  dure  depuis  plus 
de  cinquante  ans  ;  c'est  une  des  plus  gigantesques  expériences 
qu'ait  connues  l'histoire.  »  Sans  doute,  mais  c'est  une  expé- 
rience de  transformation  sociale  par  la  scolarité  ;  cela  n'a  pas 
d'autre  portée.  «  L'Inde,  nous  dit  M.  Gustave  Le  Bon,  possède 
aujourd'hui  i  universités  européennes,  127,000  écoles  d'environ 
3  millions  d'élèves.  Une  somme  de  50  millions  est  consacrée  à  cet 
enseignement  ».  Très  bien,  je  crois  entendre  un  rapport  du  mi- 
nistre de  l'Instruction  publique,  mais  je  sais  bien  par  avance 
que  ces  trois  millions  d'élèves  hindous  ne  vont  pas  devenir  trois 
millions  d'Anglais.  Je  sais  qu'ils  ont  vécu  leur  petite  enfance 
dans  un  milieu  très  spécial,  qu'ils  y  échapperont  d'une  manière 
incomplète  pendant  leurs  classes,  et  qu'ils  y  seront  replongés 
ensuite.  Que  si  les  habitudes  nouvelles  qu'ils  ont  contractées  les 
empêchent  d'y  prendre  place  au  sortir  des  écoles,  ils  se  trouve- 
ront isolés,  ce  qui  diffère  essentiellement  de  la  situation  d'un 
jeune  Anglais  au  sortir  de  l'Université  ou  de  la  «  jniblic  school  ». 
Celui-ci  n'a  passé  sa  jeunesse  dans  ces  établissements  que  pour 
être  plus  apte  à  agir  dans  son  milieu  d'origine.  L'Hindou  n'a  été 
mis  au  collège  que  pour  échapper  à  son  milieu  d'origine.  Il 
serait  bien  étrange  que  le  résultat  fût  le  même. 

Le  \Y  Le  Bon  affirme  en  outre  que  les  Hindous  soumis  aux 
méthodes  pédagogiques  anglaises  sont  a  entièrement  déséquili- 
brés »  au  point  de  vue  intellectuel  et  très  inférieurs  moralement 
aux  autres  Hindous.  Et  il  cite  un  témoignage  très  dur  de  M.  Mo- 
nier-Williams,  professeur  de  sanscrit  à  Oxford,  «  qui  a  visité 
l'Inde  en  tous  sens.  »  M.  Monier- Williams  estime  que  «  la  plupart 


LA    «   MENTALITÉ    »    UÉRÉDITAIHE   ET   L'ÉDUCATION.  89 

d'entre  eux  ne  sont  que  de  grands  bavards.  On  les  croirait  at- 
teints, dit-il,  d'une  sorte  de  diarrhée  verbale.  Us  sont  incapables 
d'un  elTort  durable  ;  ou  s'ils  ont  la  force  d'agir,  ils  agissent  en 
dehors  de  tout  principe  arrêté,  et  comme  entièrement  détachés 
de  ce  qu'ils  disent  ou  écrivent.  Ils  abandonnent  leur  propre  lan- 
gue, leur  propre  littérature,  leur  propre  religion,  leur  propre 
philosophie,  les  règles  de  leurs  propres  castes,  leurs  propres 
coutumes  consacrées  par  les  siècles,  sans  pour  cela  devenir  de 
bons  disciples  de  nos  sciences,  des  sceptiques  honnêtes  ou  des 
chrétiens  sincères.  » 

Je  ne  sais  si  ces  jugements  ne  sont  pas  un  peu  poussés  au 
noir.  Ils  ne  paraissent  pas  concorder  avec  ceux  de  certains  autres 
voyageurs  plus  favorablement  impressionnés  par  leurs  rapports 
avec  les  indigènes  instruits  de  l'Inde  anglaise.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ne  pouvant  pas  les  contrôler  sûrement  et  les  tenant  provisoire- 
ment pour  vrais,  je  n'y  vois  aucun  argument  sérieux  contre  l'as- 
similation par  l'éducation.  —  J'entends  par  l'éducation  au  sens 
large.  Ces  hommes  sont  instruits  à  l'anglaise  dans  un  milieu 
indien.  Personne  ne  soutiendra  que  ce  soit  là  de  l'éducation 
anglaise;  la  meilleure  preuve  c'est  qu'on  ne  voit  pas  les  Anglais 
placer  leurs  enfants  dans  les  écoles  «  soi-disant  anglaises  »  que 
fréquentent  les  Hindous. 

Quelques  Hindous  sont  envoyés  en  Angleterre  aux  collèges 
et  universités.  Et  ceux-là,  non  plus,  n'y  reçoivent  pas,  malgré 
les  apparences,  une  éducation  anglaise  ;  ils  sont  trop  mal  prépa- 
rés par  leur  éducation  première,  incapables  de  se  mêler  aux 
jeux  de  leurs  compagnons;  ils  se  sentent  patronés  ou  tenus  à 
l'écart  .suivant  la  sympathie  ou  l'éloignement  qu'ils  inspirent, 
jamais  traités  en  camarades  véritables.  Voici  sur  ce  point  le 
témoignage  très  net  d'un  homme  bien  placé  pour  juger.  Dans 
son  curieux  récit  de  voyage  en  Europe  «  The  Indian  Eye  on 
English  Life  »,  un  Parsis  occupant  à  Bombay  une  situation  im- 
portante, M.  Behramji  M.  Malabari,  écrit  ceci  :  «  La  vie  au  col- 
lège (il  s'agit  des  collèges  et  «  public  schools  »  d'Angleterre)  est 
plus  ou  moins  une  continuation  de  la  vie  commencée  à  la  mai- 
son... On  s'étonne  souvent  que  tant  de  nos  jeunes  Indiens  revien- 


90  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

lient  d'Angleterre  aigris  et  dégoûtés  après  y  avoir  passé  quel- 
ques années  au  collège.  La  raison  en  est  simple.  L'étudiant  indien 
ne  peut  pas  se  mêler  à  ses  compagnons  anglais  sur  un  pied  d'é- 
galité. Il  est  mal  préparé  à  cela  par  son  éducation  familiale 
première,  [by  his  early  trainimj  al  home).  Par  exemple,  il  est 
trop  en  retard  pour  les  sports  et  les  jeux  qui  tiennent  une  si 
large  place  dans  la  formation  du  caractère  et  dans  les  amitiés  de 
collège.  Peut-être  sera-t-il  patroné  pendant  quelques  semaines 
par  quelques  camarades  bienveillants,  mais  ceux-ci  se  fatiguent 
de  le  traîner  après  eux  [he  works  like  a  drarj  upoii  them),  tant  il 
a  de  peine  à  entrer  dans  leurs  habitudes  et  leurs  sentiments. 
Lorsque,  enfin,  on  l'abandonne  après  un  essai  loyal,  l'étranger 
reste  isolé  [keeps  his  oicn  company)  ou,  dans  sept  cas  sur  dix,  il 
se  lie  avec  ce  qu'il  y  a  de  pire  [the  ivorst  set  at  collège).  »  Et 
M.  Malabari  ajoute  :  «  Je  crains  qu'il  en  soit  ainsi  le  plus  souvent 
aussi  longtemps  que  durera  la  différence  entre  la  vie  familiale, 
[home  life)  des  deux  nations  (1).  »  L'éducation  commence,  en 
effet,  au  foyer;  elle  est  déjà  orientée  dans  un  certain  sens  à 
l'âge  où  l'on  fréquente  les  collèges;  et  elle  se  continue  après  le 
collège.  C'est  pourquoi  je  ne  puis  pas  considérer  comme  pro- 
bante l'expérience  des  Anglais  dans  l'Inde.  Elle  démontre  bien 
l'extrême  difficulté  de  l'entreprise,  telle  qu'elle  se  présente  aux 
Anglais,  mais  elle  ne  démontre  pas  que  l'éducation  ne  soit  pas  un 
puissant  facteur  d'assimilation  entre  des  individus  issus  de  races 
dillerentes,  et  vivant  dans  le  môme  milieu  sur  un  pied  d'égalité. 
J'en  dirai  autant  au  sujet  des  Nègres  des  Antilles.  M.  de  Saus- 
sure estime  que  leur  peu  de  progrès  manifeste  clairement  leur 
incapacité  organique.  «  Si,  dit-il,  l'obstacle  qui  maintient  cer- 
taines races  en  état  d'infériorité  réside,  non  dans  une  incapa- 
cité organique,  mais  seulement  dans  les  préjugés  traditionnels, 
les  populations  nègres  des  colonies  se  trouvaient  au  moment  de 
leur  libération  de  l'esclavage,  dans  d'excellentes  conditions  pour 
adopter  notre  civilisation  et,  avec  elle,  notre  supériorité.  Le 
cruel  régime  auquel  elles  avaient  été  soumises  jusque  là,  avait 

(1)  The  Indian  Eye  on  English  Life,  or  Rambles  of  a  Pilgrim  Reformer,  by 
Behraniji  M.  Malabari.  Third  édition.  Bombay,  1895,  p.  63  et  64. 


LA    «    MENTALITÉ    «    UÉRÉDITAIRE   ET   L'ÉDUCATION.  91 

détruit  chez  elles  les  traditions  africaines,  même  le  souvenir  de 
leurs  langues  originelles.  »  Fort  bien,  mais  ce  «  cruel  régime  h 
ne  les  avait  pas  élevés,  et  lorsque  la  libération  les  a  isolés  du 
blanc,  ils  se  sont  trouvés  abandonnés  sans  éléments  d'éducation. 
Comment,  dans  ces  conditions,  auraient-ils  «  adopté  notre  civi- 
lisation »?  Quels  moyens  avaient-ils  de  le  faire?  Il  n'est  donc  pas 
exact  de  dire  que  «  le  facteur  de  l'hérédité  mentale  se  soit  trouvé 
là  isolé  des  autres  facteurs  qui,  ailleurs,  ne  permettent  pas  tou- 
jours d'en  distinguer  les  effets.  »  Il  y  avait  un  autre  élément,  un 
élément  négatif,  l'absence  de  moyens  d'éducation,  dont  il  faut 
tenir  compte.  Imaginez  le  fils  dun  membre  de  l'Institut  perdu  à 
un  an  ou  deux  dans  un  milieu  exclusivement  nègre.  Son  «  hérédité 
mentale  »,  quelque  richement  pourvue  que  vous  la  supposiez, 
ne  se  développera  certainement  pas  comme  elle  l'eût  fait  dans 
son  milieu;  à  elle  aussi  il  aura  manqué  les  moyens  d'éducation. 

Ajoutez  encore  que  le  nègre  porte  un  stigmate  extérieur  qui 
contribue  à  l'isoler,  qui  l'empêche  de  faire  vraiment  partie  d'un 
milieu;  autre  qu'un  milieu  nègre.  C'est  bien  là,  il  est  vrai,  un 
signe  héréditaire,  mais  il  n'a  rien  à  faire  avec  la  mentalité  et  il 
constitue  un  obstacle  très  sérieux  à  l'assimilation  par  l'éducation. 

L'éducation  devient  vraiment  assimilatrice,  lorsque  les  circons- 
tances permettent  que  des  individus  d'origines  ethniques  diffé- 
rentes, mais  rassemblés  au  même  lieu  et  soumis  aux  mêmes 
influences,  se  confondent  assez  pour  qu'ils  se  marient  normale- 
ment entre  eux.  Alors,  il  y  a  sérieuse  communauté  d'éduca- 
tion. 

Je  donne  cette  formule  pour  ce  qu'elle  vaut.  Elle  n'a  rien 
d'absolu.  Elle  est  tout  simplement  la  traduction  en  langage  abs- 
trait de  ce  que  j'ai  été  à  même  d'observer  aux  États-Unis.  Je  vais 
l'expliquer  par  quelques  exemples  et  montrer  quelques-uns  des 
obstacles  qui  peuvent  empêcher  la  communauté  d'éducation. 

Les  États-Unis  sont  probablement  le  plus  grand  chantier 
d'assimilation  sociale  qu'il  y  ait  au  monde  aujourd'hui.  L'assimi- 
lation est  le  problème  qui  domine  toutes  les  questions  américai- 
nes. L'avenir  de  l'Amérique  dépend  principalement  du  succès 


92  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qu'elle  obtiendra  dans  rassimilatioii  de  ses  immigrants.  J'énonce 
simplement  ces  idées  parce  c|u'elles  sont  familières  à  tous  ceux 
qui  connaissent  un  peu  les  États-Unis,  qu'elles  sont  monnaie  cou- 
rante dans  ce  pays-là,  et  que  personne  ne  les  conteste  à  ma 
connaissance. 

Ce  qui  est  plus  curieux,  c'est  l'accord  inconscient  des  Améri- 
cains à  résoudre  la  question  par  l'éducation  ;  mais  par  l'éduca- 
tion entendue  au  sens  le  plus  large.  A  tout  moment  et  à  tout 
propos,  le  mot  «  éducatif  »  revient  dans  leur  conversation,  et 
c'est  un  argument  irrésistible  qu'une  entreprise  ait  un  côté  édu- 
catif. Un  musée  qui  se  fonde,  une  église  que  l'on  veut  bâtir,  une 
campagne  de  conférences  contre  l'alcoolisme ,  une  société  d'his- 
toire locale,  etc.  trouveront  des  souscripteurs  parmi  des  gens  qui 
ne  mettront  les  pieds  ni  au  musée  ni  à  l'église,  qui  n'ont  pas  le 
désir  d'entendre  des  conférences  et  que  l'histoire  des  origines 
américaines  n'intéresse  pas,  pourvu  qu'on  leur  montre  ce  qu'il 
peut  y  avoir  d'éducatif  dans  le  but  poursuivi.  J'ai  entendu  appli- 
quer cette  épithète  à  l'Exposition  de  Chicago,  et  l'Américain  qui 
la  qualifiait  d'éducative,  se  consolait  aisément  qu'elle  n'eût  pas 
payé  comme  affaire  financière.  «  Au  point  de  vue  éducatif,  disait- 
il,  ce  n'a  pas  été  un  insuccès  ».  La  même  préoccupation  se 
retrouve  dans  cette  multitude  d'Instituts,  écoles  professionnelles, 
écoles  d'art,  de  littérature,  de  cuisine,  si  richement  dotées  par 
des  millionnaires  Américains  et  si  librement  ouvertes  à  tous. 
Les  fondateurs  de  ces  établissements  ont  répondu,  comme  leurs 
ressources  et  leur  générosité  leur  permettaient  de  le  faire^  à  ce 
désir  général  d'élever  la  race,  de  hausser  à  un  niveau  supérieur 
tous  les  éléments  informes  ou  à  peine  dégrossis  que  l'immigra- 
tion livre  sans  cesse  aux  États-Unis. 

Et  les  résultats  sont  là  pour  prouver  que,  dans  les  conditions 
larges  où  elle  se  présente  dans  ce  pays,  l'assimilation  par  l'édu- 
cation n'est  pas  un  rêve.  Causez  avec  des  enfants  dans  une  ville 
comme  Chicago,  New-York,  Cincinnati,  ils  vous  diront  que  leur 
père  était  allemand,  leur  mère  irlandaise  ou  belge  ;  quant  à  eux, 
ils  sont  Américains,  Ainerican  boni,  américains  de  naissance,  et 
ils  le  proclament  avec  une  fierté  naïve  mais  touchante.  Essayez 


LA    «   MENTALITÉ    »    HÉRÉDITAIRE    ET   L'ÉDUCATION.  93 

de  pénétrer  leur  «  mentalité  »,  rendez-vous  compte  des  senti- 
ments qui  les  animent,  de  la  manière  dont  ils  entendent  la  vie, 
de  ce  qu'ils  estiment  le  plus  dans  les  hommes,  vous  verrez  appa- 
raître d'une  façon  manifeste  des  traits  essentiellement  américains. 
Sans  doute,  vous  pourrez  retrouver  aussi,  surtout  là  où  le  père  et 
la  mère  ont  la  même  origine,  des  caractères  allemands,  irlandais, 
anglais,  mais  ils  vont  s'affaiblissant  etdisparaissantpromptement 
après  une  ou  deux  générations.  C'est  pour  cela  qu'il  existe  aujour- 
d'hui un  ensemble  d'éléments  précis  auxquels  se  reconnaît  l'es- 
prit américain.  C'est  pour  cela  que  les  États-Unis  ne  sont  pas 
un  ramassis  de  gens,  mais  une  nation. 

On  distingue  facilement  à  première  vue  aux  États-Unis  les 
citoyens  Américains  arrivés  dans  le  pays  à  l'âge  d'homme,  de 
ceux  qui  y  sont  venus  tout  enfants.  Souvent  dans  la  même  famille, 
le  contraste  est  frappant.  Je  me  souviens,  par  exemple,  de  deux 
frères,  l'un  élevé  dans  un  collège  de  Paris  et  venu  rejoindre 
ses  parents  après  avoir  profité  de  la  bourse  qu'il  y  avait  obtenue, 
l'autre  débarqué  au  Kansas  à  l'âge  de  6  ou  7  ans,  ayant  grandi 
au  milieu  d'Américains,  ayant  appris  avec  eux  ce  qu'il  savait.  Le 
premier  était  plus  instruit,  il  faisait  un  excellent  employé  de 
banque,  mais  on  lui  reprochait  de  ne  pas  avoir  d'initiative,  de 
go  ;  le  second  avait  été  successivement  cow-boy  et  employé  de 
commerce,  mais  on  sentait  qu'il  ne  s'en  tiendrait  pas  là,  qu'il 
s'établirait  à  son  compte.  Dans  toutes  sortes  de  milieux,  le  même 
phénomène  se  produit.  Des  prêtres  catholiques  français,  venus 
en  Amérique  comme  missionnaires  vers  la  trentaine,  restent 
français  par  bien  des  côtés,  ont  peine  à  comprendre  l'esprit  des 
lidèles  qui  leur  sont  confiés,  ne  peuvent  pas  se  mettre  en  com- 
munication complète  avec  eux.  De  même  pour  d'autres  prêtres 
allemands,  irlandais.  Et  cependant  le  plus  américain  des  pré- 
lats catholiques,  M"'  Ireland,  est  né  en  Irlande  de  parents 
irlandais,  mais  arrivé  aux  États-Unis  à  l'âge  de  six  mois  environ, 
il  a  été  véritablement  assimilé  par  le  milieu,  bien  qu'il  ait  passé 
en  France,  dans  le  diocèse  de  Belley,  les  années  consacrées  à  ce 
qu'on  appelle  l'éducation.  Le  supérieur  de  son  grand  séminaire 
est  un  Français  de  Lyon,  W  Caillet,  arrivé  jeune,  lui   aussi  en 


94  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

Amérique,  mais  assez  profondément  américain  pour  être  chargé 
de  la  direction  d'un  séminaire  assimilât  eu  i\  créé  dans  le  but 
de  fournir  au  clergé  des  éléments  d'origines  ethniques  diffé- 
rentes, mais  d'esprit  américain.  Dans  le  nord-ouest,  combien  de 
Scandinaves  partis  vers  l'âge  de  vingt  ans  des  bords  de  leur 
fjord,  sont  aujourd'hui  des  Américains  très  confirmés,  fixés  au 
sol  qu'ils  ont  défriché,  sur  lequel  ils  ont  bâti  leur  maison.  Eux 
retiennent  encore  des  signes  visibles  de  leur  origine,  mais  ceux 
de  leurs  dix  ou  douze  enfants  qui  épouseront  des  américains  ou 
des  américaines,  fonderont  des  familles  parfaitement  assimilées. 

Cependant  l'opération  ne  réussit  pas  toujours  et  pour  tout  le 
monde.  Il  y  a  des  immigrants  qui  s'assimilent  et  des  immigrants 
qui  ne  s'assimilent  pas.  Sans  avoir  la  prétention  d'épuiser  la 
question,  on  peut  signaler  les  obstacles  suivants  à  l'assimilation. 

Le  premier  de  tous,  gît  dans  la  volonté  des  individus.  Les  Chi- 
nois, les  Hongrois,  Ruthènes,  Lithuaniens,  Polonais,  Siciliens, 
qui  viennent  gagner  un  petit  pécule  dans  les  mines  de  la  Cali- 
fornie, de  la  Pensylvanie,  dans  les  fours  à  coke  de  Pittsburgh,  sur 
les  quais  de  la  Nouvelle-Orléans  et  ailleurs,  ne  veulent  pas  devenir 
Américains,  mais  simplement  ramasser  un  peu  d'argent  et  s'en 
retourner  chez  eux.  Pour  ceux-là,  la  question  ne  se  pose  pas. 

Ceux  qui  s'installent  sérieusement  aux  États-Unis,  mais  qui  y 
restent  à  l'état  de  groupes  compacts  et  isolés,  ne  s'assimilent 
qu'exceptionnellement.  Par  exemple,  j'ai  vu  à  Pittsburgh  des  fa- 
milles polonaises  établies  depuis  une  quarantaine  d'années,  mais 
dans  lesquelles  on  rêvait  encore  à  un  retour  au  pays  d'origine, 
lors  de  je  ne  sais  quelle  résurrection  vaguement  espérée  de  la 
patrie  polonaise.  Les  enfants  élevés  dans  des  écoles  polonaises,  se 
mariaient  presque  exclusivement  avec  leurs  compatriotes  ;  la  lan- 
gue polonaise  restait  en  usage  dans  le  cercle  de  la  famille;  on  ne 
parlait  anglais  que  pour  trouver  de  l'ouvi'age. 

De  même,  et  plus  encore,  les  Mcnonites  qui  s'établissent  en 
groupes  nombreux  de  familles  unies  entre  elles  par  une  respon- 
sabilité solidaire  sur  des  espaces  de  terre  isolés,  ne  sont  pas  enta- 
més par  le  contact  avec  les  Américains. 

A  un  moindre  degré,  les  Allemands,  surtout  les  Allemands  du 


LA    «    MENTALITI':    »    IIKHKDITAIRE    ET    L'ÉnUCATION.  95 

Sud ,  qui  forment  la  moitié  de  la  population  dans  certaines  g*randes 
villes,  s'assimilent  moins  aisément  que  les  Allemands  du  Nord, 
généralement  cultivateurs,  qui  prennent  dans  le  Dakota  un  homes- 
tead,  se  marient  avec  une  Américaine  et  perdent  rapidement  leur 
caractère  national. 

Enfiû,  pour  qu'il  y  ait  possibilité  d'assimilation,  il  faut  qu'il  y 
ait  aptitude  au  même  travail,  et  dune  îsniou.  générale,  aptitude 
au  travail.  Les  Indiens,  isolés  dans  leurs  réserves  il  est  vrai,  mais 
élevés  à  chasser  et  peu  plies  à  TefTort  prévoyant  du  cultivateur, 
ne  peuvent  pas  s'assimiler  à  un  peuple  de  travailleurs. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  ne  me  semble  pas  nécessaire 
de  recourir  à  l'hypothèse  d'une  ((  mentalité  »  héréditaire  ditférente 
pour  expliquer  ces  divers  phénomènes,  dont  l'éducation  entendue 
au  sens  large  rend  très  bien  compte.  Et,  d'autre  part,  l'exemple  de 
l'Amérique  n'ébranle-t-il  pas  cette  hypothèse,  puisque  des 
«  mentalités  »  différentes  ne  suffisent  pas  à  y  conserver  les  traits 
caractéristiques  de  la  race  —  j'entends  les  traits  sociaux  et  non 
les  traits  physiques  —  chez  des  individus  soumis  à  la  même  édu- 
cation dans  le  même  milieu  ? 

Paul  de  RousiERs. 


TROIS  TYPES 


DE 


L'IIABITAM  CANADIEN-FRANÇAIS 


<l) 


Mesdames  et  Messieurs, 

Votre  présence  ici  ce  soir  témoigne  de  lintérét  toujours  vif 
que  prend  une  élite  de  notre  société  aux  choses  du  Canada 
français;  elle  témoigne,  aussi,  de  l'intérêt,  nouveau  mais  gran- 
dissant, qui  sattache  pour  cette  élite  à  l'étude  de  la  science 
sociale. 

Il  est  heureux  quil  en  soit  ainsi.  Dans  toute  société,  les  intel- 
lectuels, soucieux  du  bien-être  de  leurs  concitoyens,  soucieux 
de  leur  propre  influence,  doivent  chercher  à  se  rendre  compte 
exactement  des  conditions  physiques,  des  ressources  naturelles 
de  leur  pays,  des  moyens  d'existence  de  lançasse  des  travailleurs, 
des  caractères  bons  ou  mauvais  que  présente  l'organisation 
familiale,  locale,  publique,  de  la  race.  Ils  doivent  se  préoccu- 
per aussi  de  bien  connaître  les  causes  qui  déterminent  les  lois 
qui  régissent  de  par  le  monde  la  stabilité,  la  force,  le  bonheur 
des  groupements  humains. 

Mais  pour  notre  groupe  français  du  Nord-Amérique,  resserré 
par  le  flot  montant  de  l'immigration  polyglotte,  soumis  à  la' con- 
currence de  rivaux  actifs,  la  clairvoyance  agissante  des  diri- 
geants n'est  pas  seulement   la   condition  indispensable   de  la 

\ 
(1)  Notre  ami  et  collaborateur,  M.Léon  Gérin,  dont  nos  lecteurs  connaissent  les  re- 
marquables études  sur  le  Canada,  vient  de  donner  cette  conférence  à  l'Institut  cana- 
dien-français, à  Ottava,  puis,  à  l'Université  Laval,  à  Montréal. 


TROIS   TVPES   DE   LIIABITANT   CANADIEN-FRANÇAIS.  97 

prospérité  sociale  :  d'elle,  dans  une  grande  mesure,  dépendront 
le  développement  ultérieur  de  notre  prestige ,  le  maintien  même 
de  notre  autonomie.  Dès  lors,  toute  contribution,  même  la  plus 
modeste,  à  la  connaissance  de  notre  pays,  à  l'analyse  de  son 
état  social,  mérite  quelque  attention. 

Le  travail  que  je  vous  présente  reproduit  les  grandes  lignes 
d'une  monographie  préparée,  ces  années  dernières,  d'après  la 
méthode  d'observation  de  Frédéric  Le  Play  et  de  iM.  de  Tour- 
ville,  mise  en  pratique  dans  la  revue  la  Science  sociale.  L'origi- 
nalité de  cette  méthode,  c'est  que,  dans  l'étude  de  toute  ques- 
tion, elle  demande  d'abord  que  nous  nous  dépouillions  de  nos 
idées  préconçues,  que  nous  mettions  de  côté  les  notions  abs- 
traites, les  conceptions  métaphysiques,  et  que  nous  nous  abste- 
nions des  généralisations  hâtives,  pour  considérer  les  phénomè- 
nes concrets  sur  le  vif,  les  choses  dans  la  réalité,  les  homnies  et 
leurs  groupements  tels  qu'ils  se  présentent  à  nous  chaque 
jour.  La  méthode  d'observation  exige  que  nous  soumettions  les 
phénomènes  et  les  groupements  sociaux  à  une  analyse  patiente, 
complète,  que  nous  les  copaparions  les  uns  avec  les  autres,  afin 
d'grriver  à  les  classer  exactement  et  à  tirer  de  leur  connaissance 
des  conclusions  utiles.  Bref,  elle  applique  à  l'élucidation  des 
problèmes  sociaux  les  procédés  qui  ont  donné  aux  sciences  phy- 
siques et  naturelles  leur  rigueur,  leur  force  de  persuasion,  leur 
intérêt  pratique.-^ 

Ces  qualités  se  trouvent-elles  à  un  degré  suffisant  dans  la 
brève  description  que  vous  allez  entendre  des  conditions  sociales 
sur  le  versant  nord  de  la  vallée  laurentienne,  à  la  hauteur  du  lac 
Saint-Pierre,  pour  mériter  vos  suffrages,  vous  gagner  à  la  science 
sociale  et  à  la  méthode  d'observation  ;  même  plus,  pour  induire 
quelques-uns  ou  quelques-unes  d'entre  vous  à  préparer  de  sem- 
blables monographies  sur  d'autres  points  de  la  province?  C'est 
peut-être  trop  de  présomption  de  ma  part,  et  pourtant,  je  ne 
puis  me  défendre  tout  à  fait  de  l'espérer. 


98  LA    SCIENCE    SOCIALE. 


3Ies  observations  ont  été  recueillies  principalement  à  Saint- 
Justin,  sur  la  rive  nord  du  Saint-Laurent,  à  peu  près  à  mi-che- 
min entre  Québec  et  Montréal,  ou  plus  exactement  à  25  milles  à 
l'ouest  de  Trois-Ri^dères. 

Le  sol  s'étage  ici  à  plusieurs  niveaux  : 

Nous  avons,  d'abord,  la  rive  plane  et  basse  du  lleuve,  à  peine 
plus  élevée  que  lui,  et  même,  aux  saisons  des  crues,  submergée, 
sur  une  partie  de  sa  largeur,  par  les  eaux.  Puis,  à  quelque  deux 
ou  trois  milles  dans  l'intérieur,  il  surgit  brusquement  une  terrasse 
de  quarante  ou  cinquante  pieds  de  hauteur.  A  partir  de  la 
crête  de  cette  terrasse,  le  sol  continue  à  s'élever  en  pente  pres- 
que imperceptible  vers  le  Nord,  sur  une  distance  de  trois  autres 
milles;  et  là,  il  se  produit  un  second  soulèvement  beaucoup 
plus  marqué  que  le  précédent.  C'est  la  première  arête  du 
massif  des  Laurentides,  qui  ferme  le  bassin  laurentien.  Au 
delà  s'étend  très  loin  un  pays  de  montagnes  atteignant  parfois 
1.500  pieds  de  hauteur,  sommets  arrondis  coupés  d'étroits  val- 
lons. 

Dans  la  plaine  basse,  c'est  Maskinongé  ;  sur  la  terrasse  et  la 
première  pente  des  Laurentides  qui  y  fait  suite,  c'est  Saint- 
Justin  ;  enfin,  à  T arrière-plan,  à  travers  les  sommets  et  les  vallons, 
c'est  Saint-Didace. 

La  ligne  ondulée,  brisée,  que  vous  voyez  ici  (voir  à  la  page 
suivante),  représente  d'une  manière  suftisamment  fidèle  ces  ni- 
veaux successifs.  Si,  à  partir  du  fleuve  Saint-Laurent,  nous  diri- 
geant vers  le  Nord,  vers  l'intérieur,  nous  pratiquions  une  coupe 
transversale  du  sol,  la  surface  se  profderait  à  peu  près  comme 
l'indique  ce  dessin. 

Il  est  important  que  nous  fassions  dès  le  début  cetffe  dis- 
tinction des  trois  niveaux  du  sol  ;  car  c'est  là  le  point  de  départ 
de  toute  une  série  de  différences  tant  physiques  que  sociales^ 
comme  nous  allons  voir. 


à 


TROIS   TYPES    DE   L  HABITANT   CANADIEN-FRAXÇAIS. 


99 


Et  cV abord,  à  ces  trois  niveaux  de  terrains  correspondent 
diverses  natures  du  sol  : 

Dans  la  plaine  basse,  ce  sont  des  alluvions  fines,  profondes, 
fertiles.  La  terrasse,  sur  une  grande  étendue,  se  compose  d'une 
argile  tenace,  compacte,  difficile  de  culture,  mais  profonde  et 
suffisamment  fertile.  Vers  le  pied  de  la  montagne,  l'argile  se 
mêle  à  du  sable,  et  finit  par  être  recouvert  par  lui.  La  bordure 
sablonneuse  est  peu  fertile.  Caractère  général  du  sol  de  la  ter- 
rasse :  fertilité  moyenne.  Dans  la  montagne^  il  faut  distinguer 
les  sommets  et  les  vallons.  Sur  les  sommets,  le  sol  manque  par- 
fois; le  sol  affleure,  ou  n'est  recouvert  que  d'une  mince  couche 
de  terre  noire.  Dans  le  fond  des  vallons,  sur  les  bords  de   la 


NORD 


SAINT-DIDACE 


SAINT-JUSTIN 


MCNTAGME 


'V10N7AGfJE 

Sol  Rftut      Roc^-,^__^     cultures  r. 


MASKINONGE 


PLAINE   BASSE 

-iiiiIi!!!i__PRAimcs     fleuve 

nt.'EG    ALLUVIOUS 


COUPE   TRANSVERSALE   DU    RASSLN    LAURENTIEN,    VERSANT   NORD,    A   LA    HAUTEUR 
DU    LAC    SaINT-PiEIIRE. 

rivière  Maskinongé  et  des  deux  lacs  Mandeville,  le  sol  est  va- 
riable de  composition;  mais  partout  assez  rare,  peu  profond  et 
médiocrement  fertile.  Caractère  général  du  sol  de  la  montagne  : 
faible  fertilité. 

A  ces  trois  niveaux  de  terrains  avec  leurs  sols  de  diverses 
natures ,  correspondent  diverses  productions  végétales  et  ani- 
males : 

La  plaine  basse,  sur  toute  son  étendue,  est  admirablement 
adaptée  à  la  croissance  de  l'herbe,  du  foin.  Le  foin,  en  eflét, 
demande  un  terrain  meuble,  fertile,  frais,  et  ce  sont  là  préci- 
sément les  qualités  qui  distinguent  les  alluvions  formant  le  sol 
de  la  plaine  basse.  Une  partie  môme  de  la  plaine  basse  (toute 


100  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

cette  largeur  qui  est  submergée  périodiquement  par  les  eaux  du 
fleuve),  n'a  jamais  livré  d'autre  production  végétale  que  l'herbe. 
C'est  une  prairie  naturelle  permanente. 

Le  sol  de  la  terrasse,  au  contraire,  n'est  pas  propice  à  la 
croissance  du  foin  :  l'argile  est  trop  compacte,  le  sable,  en  ar- 
rière, ni  assez  riche,  ni  assez  frais,  pour  que  le  foin  s'y  main- 
tienne longtemps  sans  de  fréquents  labours  et  d'abondantes 
fumures.  Mais  ce  sol,  —  j'entends  surtout  la  zone  argileuse  et 
argilo-sableuse,  —  est  mieux  adapté  que  celui  de  la  plaine  basse 
à  la  production  des  grains.  Les  grains,  en  effet,  veulent  une 
terre  assez  serrée,  compacte.  Semés  sur  un  sol  léger,  frais,  les 
pois,  les  céréales,  poussent  «  eu  orgueil  »,  c'est-à-dire  donnent 
beaucoup  de  paille  mais  peu  de  grains. 

La  production  végétale  dominante  et  caractéristique  de  la 
montagne,  c'est  la  foret.  Les  arbres,  en  effet,  surtout  ceux  de  la 
catégorie  des  bois  mous,  peuvent  croître  sur  les  sols  les  plus 
maigres,  pourvu  que  l'atmosphère  fournisse  suffisamment  d'hu- 
midité. Ici,  les  hauteurs  rocheuses  ne  peuvent  guère  produire 
autre  chose;  car  si  les  arbres  étaient  abattus,  la  mince  couche 
de  terre  noire  serait  emportée  par  les  pluies;  le  roc  serait  mis 
à  nu.  Les  plantes  cultivées  n'apparaissent  que  dans  les  vallons, 
et  encore  là  en  bien  moindre  abondance  que  sur  la  terrasse  ou 
dans  la  plaine  basse. 

De  même  les  espèces  animales  domestiques,  —  à  l'exception 
des  boeufs  de  labour  et  des  moutons,  —  sont  en  nombre  bien 
moindre  dans  la  montagne  c[ue  dans  les  autres  zones.  D'autre 
part,  c'est  dans  la  montagne,  avec  ses  fourrés  épais,  sa  rivière 
torrentueuse  et  ses  lacs,  cjue  les  ressources  fournies  par  le 
gibier  à  poil  et  à  plume  et  le  poisson  conservent  le  plus  d'im- 
portance . 

En  résumé,  nous  observons  ici,  en  succession  rapide  : 

Trois  situations  géographiques  :  la  rive  fluviale,  le  second 
plan,  r arri ère-plan  ; 

Trois  niveaux  de  terrains  :  la  plaine  basse,  la  terrasse,  la 
montagne  ; 

Trois  principales  natures  de  sol  :   l'alluvion  fertile,   l'argile 


TROIS   TYPES    DE    l'iIAIîITANT    CANADIEN-FRANÇAIS.  101 

de  fertilité  moyenne,    les  saJjles    et  sols  grossiers   peu  fertiles; 

Trois  principales  productions  correspondantes  :  le  foin,  les 
grains,  la  forêt. 

Bref,  trois  milieux  physiques  distincts  offrant  des  ressources 
distinctes. 


Maintenant,  dans  ces  trois  milieux  physiques,  considérons  les 
hommes,  et  voyons  quel  parti  ils  tirent,  par  le  travail,  des  res.- 
sources  naturelles. 

Nous  trouvons  que  deux  ordres  de  causes  ont  déterminé  les 
caractères  du  régime  du  travail  dans  chaque  zone  :  la  formation 
antérieure  de  la  race,  que  les  ancêtres  ont  apportée  du  pays 
d'origine,  et  qui  s'est  conservée  à  l'état  de  tradition  ;  puis  les 
conditions  actuelles  du  milieu,  auxquelles  les  habitants  ont  dû 
adapter  leurs  moyens  de  production. 

La  formation  antérieure,  traditionnelle,  est  la  même  dans  les 
trois  zones.  Dans  la  plaine  basse,  sur  la  terrasse,  dans  la  mon- 
tagne, la  population  a  une  commune  origine  :  elle  descend  de 
paysans,  de  petits  cultivateurs  des  provinces  les  plus  agricoles 
de  la  France,  qui,  vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle,  émigrè- 
rent  au  Canada  pour  y  trouver  leur  subsistance  dans  la  culture. 
Aussi,  l'organisation  du  travail  est-elle  fondamentalement  la 
même  dans  les  trois  zones,  en  ce  sens,  que,  dans  l'une  comme 
dans  l'autre,  la  population  vit  principalement  de  la  culture,  de 
la  petite  culture,  de  la  petite  culture  en  famille,  avec  dévelop- 
pement des  habitudes  de  communauté,  de  dépendance  et  d'as- 
sistance mutuelle  entre  les  membres  du  groupe  familial.  C'est 
le  fond  commun,  traditionnel. 

Mais,  par  d'autres  caractères  très  importants,  le  régime  du 
travail,  le  type  de  culture,  diffèrent  d'une  zone  à  l'autre,  et  cela 
est  dû  -à  la  divergence  des  conditions  physiques  locales  que  j'ai 
esquissées  il  y  a  un  instant. 

Des  trois  milieux,  c'est  la  terrasse,  c'est  Saint-Justin,  qui  pré- 


102  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

sente  le  cas  le  plus  simple.  Ici,  les  ha])itants  ont  pour  moyen 
d'existence  la  culture,  avec  complément,  parfois,  d'un  métier  de 
fabrication. 

Il  y  a  quelques  années,  je  fis  la  connaissance  d'une  des  famil- 
les de  Saint-Justin,  et  je  la  soumis  à  une  étude  minutieuse. 
Cette  famille,  — la  famille  Casaubon,  — comprenait,  en  1886, 
onze  personnes  :  le  père,  la  mère;  deux  vieilles  tantes,  sœurs  du 
père;  l'héritier  et  sa  femme;  et  cinq  autres  enfants  issus  du 
vieux  ménage.  Ce  groupement  de  travailleurs  exploitait  129  ar- 
pents de  terre.  La  culture  embrassait  une  grande  variété  de  pro- 
ductions, mais  presque  toutes  dans  une  mesure  fort  restreinte  : 
celle  des  besoins  de  la  famille.  Ainsi,  un  quart  d'arpent  était  en 
jardin  potager;  un  arpent  en  pommes  de  terre;  un  huitième 
d'arpent  en  lin;  à  peu  près  autant  en  tabac.  Des  parcelles,  va- 
riant de  un  huitième  d'arpent  à  un  arpent  et  quart,  étaient  en 
maïs,  en  orge  et  en  sarrasin  ;  six  arpents  en  blé  ;  enfin,  quarante 
arpents  en  avoine  et  en  pois.  Le  troupeau  permanent  ne  compre- 
nait qu'un  petit  nombre  de  sujets  de  quatre  ou  cinq  espèces  do- 
mestiques :  3  chevaux,  2ï  poules,  ï  porcs,  18  moutons,  10  bêtes 
bovines. 

T'n  trait  saillant  de  cette  exploitation,  ce  sont  les  nombreuses 
industries  ou  petites  fabrications  domestiques  qui  se  gretient  sur 
elle.  Les  femmes  filent  et  tissent  au  foyer  la  laine  de  leurs  mou- 
tons, le  lin  récolté  sur  leur  petit  champ.  Le  filage  et  le  tissage 
sont  complétés  par  des  travaux  de  tricotage  et  de  couture.  Des 
plus  beaux  brins  de  paille  de  froment,  la  vieille  tante  Margue- 
rite confectionne,  chaque  automne,  200  brasses  de  tresses,  dont 
la  tante  Julie  fait  ensuite  des  chapeaux.  Des  débris  des  animaux 
abattus  sur  la  ferme,  la  famille  tire  sa  provision  de  chandelle 
et  de  savon.  Les  peaux  sont  utilisées  pour  les  réparations  aux 
harnais  et  de  menus  ouvrages  de  cordonnerie.  On  en  fait  des  mi- 
taines de  travail  et  des  genouillères.  Avec  le  poil  des  porcs,  la 
mère  Casaubon  confectionne  des  brosses  pour  diverses  fins:  bros- 
ses à  étriller,  brosses  à  poêle,  brosses  à  bardes,  pinceaux  à  blan- 
chir. 

Des  35  arpents  de  forêts  que  la  famille  possède  sur  la  monta- 


mois    TYPES   DE    l'habitant   CANADIEN-FliA.NÇAIS.  103 

gne,  les  hommes  tirent  dabord,  le  sucre  et  le  sirop  d'érable; 
puis,  le  bois  de  chauii'age  pour  la  maison  ;  enfin,  le  bois  d'oeuvre 
pour  les  travaux  de  charpenterie,  de  menuiserie,  de  charron- 
nage,  de  tonnellerie.  Le  père  Casaubon  et  son  fils  Charles  sont 
charpentiers  ;  ils  réparent  et  construisent  en  neuf  des  maisons, 
granges,  étables,  remises.  Le  père  répare  aussi  les  voitures  et 
en  fait  de  neuves  ;  toutes  les  voitures  en  usage  sur  la  ferme  ont 
été  faites  par  lui,  à  l'exception  des  ferrements.  Casaubon  et  ses 
fds  ont  fait  eux-mêmes  la  plupart  de  leurs  outils  de  culture, 
fourches,  râteaux  à  main,  et  jusqu'au  râteau  à  cheval  utilisé  pour 
la  rentrée  du  foin.  Pierre,  un  des  fils,  fait  des  bois  de  chaise 
en  frêne  et  en  plaine.  Charles  (l'héritier)  et  sa  femme  foncent  ces 
chaises  en  peau;  le  père  les  fonce  en  écorce  d'orme.  Les  hommes 
sont  encore  à  leurs  heures  tonneliers.  C'est  Charles  qui  a  fait 
les  seaux  en  forme  de  barillets  c[ui  servent  à  puiser  l'eau  pour 
les  besoins  journaliers;  les  300  seaux  de  pin  de  l'érablière,  ou 
sucrerie,  ont  été  faits  à  la  maison.  Enfin,  au  moyen  d'un  instru- 
ment spécial  que  lui  a  transmis  son  père,  le  chef  de  famille  fait 
avec  l'écorce  intérieure  du  tilleul,  comme  aussi  avec  l'étoupe  du 
lin,  une  corde  résistante  et  de  belle  apparence. 

Par  cette  culture  mixte  assistée  de  fabrications  domestiques, 
la  famille  se  pourvoit  directement  par  le  travail  de  ses  membres 
de  la  plupart  des  articles  de  sa  consommation  :  céréales,  fari- 
nes, légumes,  fruits,  viandes,  œufs,  beurre,  lait,  bière;  meubles 
et  linge  de  ménage;  vêtements  de  travail;  instruments  de  tra- 
vail, et  jusqu'à  du  tabac.  Les  seuls  travaux  qui  soient  dévelop- 
piés  au  delà  des  besoins  de  la  famille,  et  qui  donnent  un  revenu 
par  la  vente,  sont  la  culture  des  grains,  la  production  du  lait; 
et  à  un  moindre  degré,  le  filage  et  le  tissage  (pour  les  femmes), 
la  charpenterie  et  la  menuiserie  (pour  les  hommes). 

En  résumé,  ce  cjui  distingue  les  exploitations  rurales  sur  la 
terrasse,  à  Saint-Justin,  c'est  que  la  culture  y  est  mixte  à  un 
degré  très  grand,  qu'elle  est  vivrière,  c'est-à-dire  développée 
dans  la  mesure  des  besoins  de  chaque  famille;  qu'enfin,  elle 
a  pour  complément  de  nombreuses  petites  fabrications  domes- 
tiques. 


104  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

A  Saint-Didace,  dans  la  montagne,  où  si  vous  le  voulez  bien, 
nous  allons  nous  transporter  pour  quelques  instants,  le  régime 
du  travail  n'est  pas  le  même.  D'abord,  la  culture  y  est  bien 
moins  développée  qu'à  Saint-Justin;  la  proportion  des  cultiva- 
teurs qui  vivent  entièrement  de  l'exploitation  de  leur  domaine, 
est  bien  moins  forte  qu'à  Saint-Justin.  Et  la  chose  se  conçoit  fa- 
cilement, puisque  nous  savons  que,  dans  la  montagne,  le  sol 
est  beaucoup  plus  rare  et  moins  fertile  que  sur  la  terrasse,  et 
qu'à  égalité  d'efforts  et  de  moyens,  les  rendements  sont  plus 
faibles.  En  second  lieu,  à  Saint-Didace,  on  trouve  également 
une  proportion  moins  forte  qu'à  Saint-Justin  de  cultivateurs- 
artisans,  c'est-à-dire  de  cultivateurs  complétant  le  revenu  de  leurs 
terres  par  l'exercice  d'un  métier  de  fabrication.  Et  cela  se  con- 
çoit bien  encore.  Ces  métiers  accessoires  ne  peuvent  s'exercer, 
prospérer,  qu'au  sein  d'un  voisinage  relativement  dense;  et  dans 
la  montagne,  la  culture  ne  se  développant  que  faiblement,  la  po- 
pulation reste  clairsemée. 

A  Saint-Didace,  le  travail  supplémentaire  de  la  culture,  c'est 
l'abatage  et  le  transport  des  produits  delà  forêt.  Nous  avons  vu, 
en  etfet,  précédemment,  que  la  montagne  est  une  grande  réserve 
forestière  naturelle.  La  faible  profondeur,  la  pauvreté  du  sol 
dans  lequel  la  forêt  pousse  ses  racines,  l'ont  sauvée  de  la  hache 
du  défricheur.  Les  l)ois  mous,  les  conifères,  qui  s'y  trouvent  en 
forte  proportion,  sont  précisément  les  essences  qui  ont  le  plus 
de  valeur  pour  l'exploitation  forestière,  parce  que  ce  sont  celles 
qui  se  transportent  au  loin  le  plus  facilement  :  on  peut  tlotter 
les  bois  mous  sur  les  rivières,  ce  qu'on  ne  peut  pas  faire  pour 
les  bois  durs.  Il  y  a  quelque  trente  ans,  l'exploitation  forestière 
battait  son  2:>lein  à  Saint-Didace.  Des  capitalistes  des  États-Unis 
avaient  installé  une  scierie  importante  à  Maskinongé,  dans  la 
basse  plaine,  et  ils  payaient  de  bons  prix  pour  les  billes  qu'on 
débitait  sur  les  sommets  et  les  pentes  de  Saint-Didace,  et  qu'on 
flottait,  au  printemps,  sur  le  cours  de  la  rivière  Maskinongé. 
Cette  scierie  a  cessé  de  fonctionner  régulièrement  vers  1875, 
après  avoir  en  grande  partie  épuisé  sa  source  d  approvisionne- 
ment. Mais  encore  aujourd'hui,  les  cultivateurs  de  Saint-Didace, 


TliOlS    TYl'EJ    IJE    l'habitant    CANADIEN-FRANÇAIS.  105 

tous  les  hivers,  recueillent  dans  la  forêt  les  plus  J)elles  pièces 
de  lîois  de  service,  débitent  du  bois  de  cliaullage,  enlèvent  l'é- 
corce  des  «  pruclies  »  [tsuga  canadensis)  ;  puis  ils  charroient 
ces  divers  produits  et  les  vendent  dans  la  plaine.  De  même  aussi, 
les  jeunes  gens  louent  leurs  bras  auxjobbers  (sous-entrepreneurs 
découpes  de  bois),  dans  les  chantiers  de  Saint-Alexis,  plus  loin 
encore  dans  l'intérieur. 

De  Saint-Didace,  passons  à  Maskinongé ,  sur  la  rive  du  fleuve. 
Encore  une  fois  le  tableau  change,  le  régime  du  travail  se  mo- 
difie. Nous  avons  observé  au  début  que  le  sol  de  Maskinongé 
était  naturellement  plus  fertile  que  celui  de  Saint-Didace  et 
même  que  celui  de  Saint-Justin.  Pour  une  somme  égale  de  travail 
et  de  calcul,  l'habitant  de  la  plaine  basse  obtiendra  donc  de  plus 
fortes  récoltes,  retirera  plus  par  acre  que  l'habitant  de  la  mon- 
tagne ou  même  que  celui  de  la  terrasse.  L'habitant  de  la  plaine 
basse  n'est  donc  pas,  comme  celui  de  la  montagne,  contraint  de 
chercher  un  complément  aux  ressources  de  la  culture  dans  les 
rudes  travaux  d'abatage  et  de  transport  des  bois.  L'habitant  de 
la  plaine  basse,  d'autre  part,  comparé  à  celui  de  la  terrasse,  aura 
souvent  une  plus  grande  quantité  de  produits  à  vendre,  surtout 
plus  de  foin. 

Mais  il  y  a  plus  :  l'habitant  de  la  plaine  basse  est  beaucoup 
mieux  situé  que  celui  de  la  terrasse  et  que  celui  de  la  montagne 
.pour  écouler  les  produits  de  sa  culture.  Il  habite  le  bord  du 
fleuve,  et  le  fleuve  est  une  grande  voie  naturelle,  accessible  aux 
navires  océaniques  du  plus  fort  tonnage.  C'est  aussi,  nécessaire- 
ment, le  long  de  la  rive  plane  du  Saint-Laurent,  en  rapport 
direct  avec  la  navigation  fluviale  et  maritime,  que  les  voies 
ferrées  ont  été  construites.  C'est  encore  dans  la  plaine  basse  que 
les  fabriques  les  plus  importantes,  que  les  villages  ou  bourgs  les 
plus  considérables  apparaissent.  Bref,  c'est  ici  que  se  concentre 
l'activité  industrielle  et  commerciale  de  la  région. 

Pour  cette  double  raison  :  productivité  naturelle  plus  grande 
du  sol,  voisinage  du  fleuve  et  des  moyens  de  transport  et  d'é- 
coulement des  produits,  le  cultivateur  de  la  plaine  basse  diffère 
de  celui  de.  la  terrasse  et  de  la  montagne.  Il  cherche  moins  que 


106  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ces  derniers  à  subvenir  directement  à  tous  les  Jjesoins  petits  ou 
grands  de  sa  famille.  Il  cultive  plus  en  vue  de  la  vente.  Il  de- 
viendra parfois  spécialiste,  aura  la  grande  partie  de  sa  terre  en 
foin,  qu'il  mettra  en  balles  pressées  et  qu'il  exportera.  Il  fait  de 
la  culture  commerciale. 


III 


Il  suffira  maintenant  de  brèves  explications  pour  nous  per- 
mettre de  saisir  la  raison  des  autres  divergences  de  caractères 
sociaux  qui  se  manifestent  entre  nos  trois  types.  En  premier  lieu, 
tandis  que  l'habitant  de  la  terrasse  est,  en  général,  à  l'aise,  celui 
de  la  montagne  est  presque  toujours  pauvre,  et  celui  de  la  plaine 
basse  est  assez  souvent  riche.  Les  statistiques  municipales  nous 
font  voir  que  les  terres  ont  une  valeur  à  Saint-Didace  de  150 
dollars  par  tète,  à  Saint-Justin  de  300  dollars  par  tête,  et  à 
Maskinongé  de  400  dollars  par  tète,  en  moyenne. 

L'habitant  de  la  montagne  reste  pauvre  parce  que  son  travail 
s'accomplit  dans  les  conditions  les  plus  défavorables  à  la  fois  au 
point  de  vue  de  la  production  agricole  et  de  la  vente.  Le  sol  est 
maigre,  les  voies  de  transport  sont  éloignées;  l'abatage  et  le 
charroi  du  bois,  comme  tous  les  travaux  rudes  et  primitifs,  sont 
mal  rémunérés. 

L'habitant  de  la  plaine  basse  s'enrichit  assez  souvent,  parce  cfue 
son  travail  s'accomplit  dans  les  conditions  les  plus  favorables  à 
la  fois  au  point  de  vue  de  la  production  agricole  et  de  la  vente.  Le 
sol  est  riche,  les  voies  de  transport  sont  à  proximité.  On  trouve  ici 
des  cultivateurs  qui  ont  amassé  de  petites  fortunes,  50  ou  60  mille 
dollars,  et  même  davantage. 

L'habitant  de  la  terrasse  occupe  une  situation  intermédiaire. 
Son  sol  est  plus  productif  que  celui  de  la  montagne  ;  mais  le  m.ou- 
vement  commercial  y  est  moins  actif  que  dans  la  plaine 
basse. 

L'organisation  de  la  famille,  fondamentalement  la  môme  dans 


THOIS    TVl'ES   DE    L'iIABITANT    CANADIEX-FHANÇAIS.  107 

les  trois  zones,  présente,  néanmoins,  de  Tune  à  Fautre,  des  diffo- 
i-ences  appréciables.  A  Saint-Justin,  on  observe  communément 
un  type  de  famille  nombreuse,  étroitement  groupée  et  prospère. 
Jusqu'à  Fàge  de  leur  mariage,  les  enfants  travaillent  ensemble 
sous  la  direction  des  parents.  Ceux-ci,  de  leur  côté,  pourvoient, 
dans  la  mesure  des  moyens  de  la  famille,  à  rétablissement  de 
chacun  des  enfants.  La  préoccupation  de  tous  les  membres  du 
groupe  est,  d'abord,  d'assurer  le  maintien  en  leur  entier  du  do- 
maine et  du  foyer  paternel  ;  puis,  d'aider  le  plus  possible  à  l'é- 
tablissement au  dehors  de  ceux  des  enfants  qui  auront  à  fonder 
de  nouvelles  familles. 

Ce  type  de  famille,  que  la  science  sociale  désigne  sous  le  nom 
de  «  quasi-patriarcale  »  (parce  qu'elle  reproduit,  quoique  impar- 
faitement, beaucoup  des  traits  de  la  famille  patriarcale  pure  de 
rOrient  et  de  l'antiquité),  ne  se  retrouve  aussi  accentuée  ni  à 
Saint-Didace,  ni  à  Maskinongé,  bien  que  pour  des  raisons  diffé- 
rentes dans  chaque  cas.  Dans  la  montagne,  c'est  le  milieu  physi- 
que difticile,  peu  productif,  qui  contrecarre  les  pratiques  tradi- 
tionnelles de  groupement  étroit  au  foyer.  Le  chef  de  famille 
n'arrive  pas  à  développer  suffisamment  son  exploitation  agricole 
pour  donner  de  l'emploi  chez  lui  à  ses  enfants.  Dès  l'âge  de 
quinze  ou  seize  ans,  ils  quittent  le  foyer  paternel  et  vont  louer 
leurs  bras  dans  les  chantiers  à  bois. 

Dans  la  plaine  basse,  au  contraire,  la  distension  des  liens  de 
famille  n'est  pas  déterminée  par  la  dureté  du  milieu  physique, 
mais  par  la  complication  du  milieu  social,  par  l'apparition  d'un 
commencement  de  richesse  et  de  commerce,  résultat  des  condi- 
tions physiques  plus  favorables,  comme  je  l'ai  dit.  Tandis  que 
l'habitant  de  la  terrasse,  qui  s'applique  à  vivre  directement  des 
produits  de  sa  terre,  se  maintient  à  la  seule  condition  que  la 
récolte  ne  soit  pas  trop  mauvaise  ;  l'habitant  de  la  plaine  basse, 
qui  compte  davantage  sur  le  revenu  dérivant  de  la  vente  de  ses 
produits,  est,  en  outre,  exposé  à  toutes  les  fluctuations  du  com- 
merce. Il  y  a  quelques  années,  la  crise  agricole  a  sévi  dans  toute 
cette  région  :  les  terres  de  Maskinongé,  dans  l'espace  de  deux 
années,  ont  subi  une  dépréciation  de    13  dollars  de  l'acre;  les 


108  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

terres  de  Saint-Justin,  dans  le  même  laps  de  temps  ne  sont  tom- 
bées que  de  un  dollar  de  l'acre. 

De  même,  dans  la  plaine  basse,  le  cultivateur,  précisément 
parce  qu'il  manipule  plus  d'argent  et  qu'il  est  plus  rapproché 
des  petits  centres  urbains,  plus  entraîné  par  l'exemple  des  petits 
bourgeois,  est  plus  porté  que  l'habitant  de  la  terrasse  au  «  luxe  », 
aux  dépenses  inconsidérées  et  d'apparat.  Les  enfants  subissent 
aussi  plus  fortement  les  influences  extérieures.  Ils  sont  parfois 
plus  intéressés,  moins  disposés  à  faire  des  sacrifices  pour  le  bien- 
être  commun  de  la  famille.  Aussi,  arrive-t-il  plus  fréquemment 
dans  la  plaine  basse  que  des  familles  de  cultivateurs  cossus, 
menant  assez  large  \de,  se  trouvent  ruinées,  et  soient  obligées 
de  quitter  le  pays.  Elles  ont  bien  vécu  tant  que  le  foin  s'est 
vendu  à  de  hauts  prix;  mais  elles  n'ont  pas  su  se  prémunir  contre 
les  années  de  crise.  Et  les  habitants  de  Saint-Justin  considèrent 
que.  en  dépit  des  apparences,  leur  situation  est  meilleure,  plus 
solide,  sinon  aussi  brillante,  que  celle  des  habitants  de  la  plaine 
basse. 

Autre  différence.  Si  je  voulais  caractériser  brièvement  la  ma- 
nière de  vivre  dans  chacune  de  nos  trois  zones,  je  dirais  :  Saint- 
Didace,  égalité,  rudesse;  Saint-Justin,  égalité,  politesse;  Maski- 
nongé,  distinctions  sociales  naissantes. 

Nous  savons  que  les  conditions  dans  lesquelles  le  travail  se 
poursuit  à  Saint-Didace  ne  se  prêtent  pas  au  développement  de 
la  richesse,  ni  même  de  l'aisance.  Tous  restent  à  peu  près  au 
même  niveau,  et  ce  niveau,  c'est  la  gêne  pécuniaire.  On  se  rend 
compte,  aussi,  que  les  travaux  journaliers  auxquels  se  livrent 
les  habitants  de  la  montagne,  travaux  de  culture  primitive,  tra- 
vaux rudes  de  défrichement,  d'abatage  et  de  flottage  des  bois, 
ne  leur  inculquent  guère  de  savoir-vivre.  ><  Mes  voisins  sont  de 
braves  gens,  me  disait  un  ancien  habitant  de  cette  paroisse, 
seulement  la  plupart  ne  sont  pas  «  particuliers  »  :  ils  entrent  chez 
vous  les  bottes  crottées,  crachent  sur  les  planchers  et  prolongent 
leurs  visites  plus  que  de  raison.  » 

A  Saint- Justin,  si  la  richesse  est  absente,  l'aisance  est  assez 
générale.  Le  régime  du  travail  moins  rude,  moins  grossier  que 


TROIS    TYI'ES    DE   l'haBITANT   CANADIEA-FRA>T..VIS.  IOi> 

dans  la  montagne,  laisse  aux  familles  plus  de  loisirs  pour  se  cul- 
tiver. 

A  Maskinong'é  et  dans  toute  la  plaine  basse,  par  suite  de  l'ad- 
jonction du  commerce  à  la  culture,  l'égalité  commence  à  dispa- 
raître, la  richesse  commence  à  se  produire,  et  avec  elles  se  font 
jour  les  distinctions  et  les  prétentions  sociales.  A  Fimitation  des 
urbains,  on  tend  à  se  répartir  en  classes,  en  catég"ories  de  gens 
plus  ou  moins  distingués.  Un  exemple  fera  bien  voir  la  difierence 
qui  existe  sous  ce  rapport  entre  la  terrasse  et  la  plaine.  A  Toc- 
casion  du  baptême  de  l'enfant,  à  Saint-Justin,  la  porteuse  n'est 
pas  payée;  c'est  une  voisine  et  elle  prend  part  au  repas  de 
famille.  Dans  ia  plaine  basse,  voisinage  de  Louiseville,  la  porteuse 
reçoit  un  salaire  et  n'est  pas  invitée  à  table. 

Passons  à  l'examen  du  degré  d'instruction  des  habitants;  nous 
relevons  encore  des  différences  entre  les  trois  zones.  La  statis- 
tique officielle  nous  dit  que  pour  100  jeunes  gens  et  jeunes 
filles  à  Saint-Didace,  il  y  en  a  23  ne  sachant  même  pas  lire  ;  que 
pour  pareil  nombre  à  Saint-Justin,  il  y  en  a  10  ne  sachant  pas 
lire.  Cette  différence  n'a  pas  lieu  de  nous  surprendre.  L'instruc- 
tion primaire,  la  lecture,  l'écriture,  le  calcul,  sont  essentielle- 
ment des  procédés  destinés  à  faciliter  les  opérations  de  l'esprit. 
Dès  lors,  il  va  de  soi  qu'ils  se  diffuseront  en  divers  milieux  dans 
la  mesure  où  les  occupations  quotidiennes  des  habitants  exige- 
ront un  travail  intellectuel.  Et  il  est  clair  que  la  culture  rude, 
primitive,  isolée,  et  les  travaux  encore  plus  rudes  dabatage  et  de 
charroyage  du  bois  qui  se  pratiquent  à  Saint-Didace,  demandent 
beaucoup  de  force  musculaire,  mais  assez  peu  de  calcul  et  de 
réflexion. 

Il  est  clair,  d'autre  part,  que,  dans  la  plaine  basse,  où  la  cul- 
ture est  bien  plus  avancée  et  prend  un  caractère  commercial, 
l'habitant  travaillera  moins  des  bras  et  plus  de  la  tête.  Il  sera 
plus  porté  vers  l'instruction  et  y  poussera  davantage  ses  enfants. 
C'est  aussi  à  iMaskinongé  et  dans  la  plaine  basse  que  se  recrutent 
surtout  les  professions  libérales  et  le  clergé.  Saint-Justin  n'a 
encore  fourni  que  trois  ou  quatre  prêtres  et  un  avocat.  Dans  la 
basse  plaine,  au   contraire,  on  trouve  de  nombreuses  familles 


IJÛ  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

livrant  à  chaque  génération  une  ample  moisson  de  médecins,  de 
notaires,  d'avocats,  d'hommes  de  lettres,  et,  surtout,  de  prêtres 
et  de  religieuses. 

Les  pratiques  et  les  croyances  religieuses  diffèrent  aussi  d'une 
zone  à  lautre.  L'habitant  de  la  montagne  est  moral,  vertueux. 
Sa  vie  toute  de  travail  pendule  et  de  frugalité  éloigne  bien  des 
tentations.  L'habitant  de  la  montagne  est  docile  à  la  voix  du 
prêtre.  Absolument  sans  prétentions  dans  le  domaine  intellectuel 
et  philosophique,  il  accepte  sans  discuter  l'enseignement  et  la 
direction  que  lui  donne  le  curé.  Et  cela  d'autant  plus  volontiers, 
que  l'isolement  le  met  à  l'abri  des  influences  extérieures.  Il  a  la 
foi  du  charbonnier.  A  Saint-Justin,  les  mêmes  conditions  se 
retrouvent,  mais  déjà  quelque  peu  atténuées. 

Dans  la  plaine  basse,  les  choses  changent.  Le  culte  pulilic  est 
bien  aussi  développé  que  sur  la  terrasse  ou  dans  la  montagne. 
A  cause  de  la  richesse  plus  grande  et  de  l'agglomération  des 
ha^)itants ,  les  cérémonies  religieuses  ont  souvent  plus  d'éclat 
dans  la  plaine  basse,  et  les  fondations  pieuses,  églises,  presby- 
tères, couvents,  collèges,  y  ont  généralement  plus  d'importance. 
Mais  les  dispositions  des  habitants  ne  sont  plus  les  mêmes.  Ils 
ont  l'esprit  phis  aiguisé  par  le  commerce,  plus  d'activité  céré- 
Jjrale,  plus  de  prétentions  d'ordre  philosophique,  plus  de  subti- 
lité et  moins  de  docilité.  Un  ami  qui  a  longtemps  résidé  dans 
ce  voisinage,  me  racontait  naguère  l'histoire  du  chef  d'une  de 
ces  familles  «  sacerdotales  »  '  ainsi  appelées  à  cause  du  grand 
nombre  de  prêtres  et  de  religieuses  qu'elles  ont  fourni  à  chaque 
génération)  de  Maskinongé,  catholique  rigide  en  même  temps 
que  partisan  obstiné  et  abonné  iidèh  de  la  feuille  anticléricale 
de  l'époque.  Autre  fait  significatif  :  à  la  suite  d'une  querelle  avec 
leur  curé  et  leur  évêque.  plusieurs  des  hî  bitants  de  Maskinongé 
se  sont  séparés  de  l'église  catholique;  ils  se  rattachent  aujour- 
d'hui à  la  secte  baptiste. 

Considérons,  maintenant,  les  relations  de  voisinage:  nous 
allons  voir  se  manifester  de  nouvelles  différences.  A  Saint- 
Justin,  les  rapports  entre  les  familles  sont  étroits,  cordiaux,  bien- 
veillants. Les  deux  premiers  voisins,   celui  de  droite,  celui  de 


TROIS   TYPES   DE   l'hABITANT   CANADIEN-FRANÇAIS.  111 

gauche,  font  pour  ainsi  dire  partie  de  la  famille.  On  se  rend 
beaucoup  de  services  de  voisin  à  voisin,  on  se  prête  des  instru- 
ments de  travail,  on  échange  des  coups  de  main,  on  s'assiste 
dans  le  malheur  et  la  maladie.  Les  familles  d'un  même  «  rang  » 
(ou  concession  de  terres)  s'entendent  pour  secourir  les  plus 
pauvres  d'entre  elles  et  ne  les  laisser  manquer  de  rien. 

A  Saint-Didace,  la  rareté  du  sol  arable  et  les  accidents  du 
terrain  ont  forcé  les  familles  à  se  disséminer,  à  espacer  leurs  de- 
meures. C'est  déjà  une  condition  peu  favorable  à  l'entretien  de 
rapports  étroits  de  voisinage.  En  outre,  ces  familles  sont  moins 
en  état  de  s'assister,  parce  que  la  proportion  des  très  pauvres  y 
est  plus  forte,  que  les  familles  parvenues  à  l'aisance  sont  bien 
moins  nombreuses.  Sans  compter  que  ces  rares  familles  parve- 
nues à  l'aisance  sont  (à  cause  des  privations  grandes  qu'elles  ont 
dû  s'imposer  pour  y  arriver  et  qu'elles  doivent  continuer  à 
s'imposer  pour  se  maintenir)  moins  bienveillantes,  plus  rigou- 
reuses dans  l'exercice  de  leurs  droits  de  propriétaires.  Une  cir- 
constance le  fera  bien  voir.  A  Saint-Justin,  comme  à  Saint-Didace, 
il  existe  de  par  la  loi  une  cour  de  commissaires  pour  la  déci- 
sion des  petites  causes.  Mais  tandis  qu'à  Saint-Justin,  cette  cour 
n'a  pas  eu  à  siéger  depuis  quinze  ans,  à  Saint-Didace,  m'as- 
sure-t-on,  elle  fonctionne  activement  tous  les  mois. 

On  me  faisait  observer  un  jour  à  Saint-Justin  que  les  pauvres 
de  la  paroisse  étaient  pourvus  à  domicile  par  le  moyen  de 
«  tournées  «  ou  collectes  périodiques;  et  on  ajoutait  que  les  seuls 
mendiants  qu'on  rencontrât  sur  les  chemins  étaient  ceux 
venus  d'autres  paroisses,  et,  particulièrement,  des  villages  de  la 
plaine  basse.  Ce  qui  rend  le  rôle  tutélaire  du  voisinage  moins 
effectif  dans  la  plaine  basse,  ce  n'est  pas,  comme  dans  la  mon- 
tagne, la  difficulté  du  milieu  physique,  mais  la  complexité 
plus  grande  du  milieu  social.  11  est  plus  facile  de  s'enrichir  sur 
les  terres  de  la  plaine  basse  ;  il  est  aussi  plus  facile  de  s'y  ruiner. 
Du  reste,  la  population  étant  plus  agglomérée  et  les  intérêts 
plus  importants,  les  procédés  simples  d'assistance  de  voisin  à 
voisin  ne  suffisent  plus. 

Enfin,    dernière   différence   à   signaler   :    à    Saint-Justin,  la 


112  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

paroisse  forme  un  groupement  fort,  solide,  compact.  L'union 
la  plus  parfaite  existe  entre  les  familles  d'habitants,  de  même 
qu'entre  celles-ci,  les  notables  et  le  curé.  La  paroisse  est  ici 
comme  l'image  agrandie  de  la  famille,  dont  le  curé  serait  le 
patriarche.  Son  autorité,  étendue  à  de  multiples  intérêts,  est 
reconnue  de  tous.  11  n'en  est  pas  ainsi  dans  les  paroisses  de  la 
plaine  basse,  où  l'on  observe  fréquemment  que  les  rapports  des 
habitants  entre  eux,  ou  des  hommes  des  professions  libérales 
entre  eux,  ou  des  uns  et  des  autres  avec  le  curé,  sont  en  maintes 
occasions  troublés. 

Vous  voyez,  Mesdames  et  Messieurs,  qu'il  n'est  pas  indifférent 
de  vivre  dans  la  plaine  basse,  sur  la  terrasse  ou  dans  la 
montagne.  Vous  voyez  aussi  comme  tout  se  tient  clans  l'org-a- 
nisme  social.  Partis  de  simples  différences  dans  la  situation 
géographique,  le  relief  et  la  composition  du  sol,  nous  aboutis- 
sons par  un  enchaînement  rigoureux  de  causes  et  d'effets,  à  des 
contrastes  fra|)pants  d'ordre  intellectuel  et  moral.  Le  tableau 
ci-contre  présente  en  raccourci  les  caractères  sociaux  divergents 
de  nos  trois  zones. 

Et  maintenant,  quelles  conclusions  allons-nous  tirer  de  la 
comparaison  de  ces  trois  types  :  Vous  avez  pu  observer  que,  des 
trois,  celui  qui  présente,  en  général,  les  caractères  les  plus  fa- 
vorables, qui,  du  moins,  semble  le  plus  stable  et  le  plus  prospère, 
c'est  l'habitant  de  la  terrasse.  Et  la  raison  très  apparente,  c'est 
que  là,  sur  la  terrasse,  les  conditions  physiques  et  sociales  sont 
telles  que  la  misère  et  la  richesse  à  la  fois  se  trouvent  exclues.  Il 
suffit  de  l'exercice  d'aptitudes  fort  ordinaires,  de  moyens  à  la 
portée  de  tous,  pour  arriver  là  à  l'aisance;  et  d'autre  part,  les 
familles  sont  mises  à  l'abri  des  dangere  de  la  richesse  et  de  la 
vie  facile.  Dès  que  l'habitant  se  trouve  placé  dans  des  conditions 
physiques  plus  difficiles,  comme  dans  la  montagne,  ou  dans  des 
conditions  sociales  plus  compliquées,  comme  dans  la  plaine  basse, 
aussitôt  son  bien-être,  sa  stabilité,  sa  prospérité,  nous  l'avons  vu, 
subissent  de  graves  atteintes. 

Or,  les  conditions  d'heureuse  médiocrité  observables  sur  la  ter- 


TROIS   TYPES   DE   L  HABITANT   CANADIEN-FRANÇAIS. 


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114  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rasse  sont  dès  aujourd'hui  exceptionnelles  chez  nous;  bientôt 
elles  auront  disparu.  D'une  part,  les  meilleures  terres  de  la 
plaine  et  des  vallons  étant  toutes  prises,  les  colons  seront  con- 
traints de  s'engager  sur  des  sols  de  montagne  de  plus  en  plus  re- 
vêches  et  ingrats;  et  d'autre  part,  les  anciens  établissements  de 
la  plaine  seront  de  plus  en  plus  envahis,  entraînés  par  le  mou- 
vement industriel  et  commercial. 

Est-ce  à  dire  que  notre  race  soit  vouée  irrémédiablement  à  la 
décadence?  Que,  fatalement,  elle  n'échappera  à  l'influence 
énervante,  désorganisante,  delà  plaine  riche,  que  pour  tombet 
sous  l'influence  déprimante  de  la  montagne  pauvre?  Non.  La 
science  sociale,  qui  met  en  lumière  l'influence  des  milieux,  ne 
perd  pas  de  vue  cet  autre  puissant  facteur  :  la  volonté  humaine, 
l'initiative  individuelle.  Des  pays  qui,  sous  un  régime  peu  intensif 
de  travail,  restent  pauvres,  peuvent,  par  la  mise  en  œuvre  de 
moyens  plus  énergiques,  être  amenés  à  livrer  les  richesses  la- 
tentes de  leur  sol  ou  de  leur  sous-sol.  Déjà  la  situation  matérielle 
de  Saint-Didace  a  été  sensiblement  améliorée  par  l'introduction 
de  l'industrie  laitière;  et  d'autres  pays  de  montagnes  voisins  sont 
en  train  de  recevoir  une  impulsion  toute  nouvelle  de  l'établis 
sèment  sur  place  de  grandes  usines  forestières.  De  même,  aussi, 
par  l'infusion  de  plus  hautes  facultés  morales,  l'homme  peut 
être  rendu  apte  à  se  maintenir  en  dépit  de  la  complication  du 
milieu  social.  Bien  plus,  il  peut  être  dressé  à  se  servir  de  ces  con- 
ditions sociales  plus  complexes  pour  s'élever  à  de  plus  grandes 
hauteurs. 

C'est  une  question  d'éducation. 

Aussi  dirai-je  en  terminant  :  en  vue  des  conditions  difficiles 
dans  lesquelles  nous  allons  être  forcés  de  nous  engager  de  plus 
en  plus,  appliquons-nous  à  développer  en  nous-mêmes,  à  ré- 
pandre autour  de  nous,  plus  d'initiative  individuelle,  plus  de 
connaissances  pratiques,  plus  de  force  morale,  de  plus  hautes 
lumières  religieuses. 

Léon  Gérix. 


LA  REGION  DE  LA  BASSE-BRESSE 


UNE  VALLEE 

A  MÉTAMORPHOSES  SOCIALES 


II 

LA  VIE  ANCIENNE  DE  LA  VALLÉE  (1). 

IV.  —  La  période  ue  prospérité  agricole. 

La  longue  période  de  la  vie  de  la  vallée,  qui  s'étend  jusqu'au 
règne  de  Henri  IV,  ne  se  laisse  pas  facilement  scinder  par  des 
coupures.  Sauf  quelques  instants  de  recul  momentané,  qui  dispa- 
raissent dans  une  vue  d'ensemble,  le  j)ays  jusqu'aux  guerres  de 
religion  a  progressé  constamment,  et  progressé  surtout  par  l'a- 
griculture. 

Non  que  l'exploitation  du  sol  ait  constitué  dans  notre  vallée, 
au  moyen  âge,  le  gagne-pain  absolument  unique  de  la  popula- 
tion. La  vie  sociale  du  pays  a  toujours  été  complexe.  Mais,  pour 
reprendre  la  comparaison  de  notre  préambule,  parmi  les  com- 
posantes dont  la  combinaison  créait  au  moyen  âge  l'existence  de 
la  vallée,  l'élément  agricole  fut  toujours  la  force  dominante,  celle 
qui  imposa  à  la  résultante  sa  direction  approximative. 

Les  données  sur  les  premiers  âges  de  la  vallée  sont  peu  nom- 

(1)  Voir  les  trois  livraisons  précédentes. 


116  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

breuses  et  crun  intérêt  assez  faibles  pour  notre  étude.  La  venue 
de  l'homme  dans  nos  parages  remonte  à  l'époque  interglaciaire. 

Quelle  route  suivirent  les  premiers  immigrants?  Des  traces  de 
leur  séjour  ont  été  retrouvées  près  de  Neuville  et  dans  les  gorges 
du  Sitran,  rivière  torrentielle  tributaire  de  l'Ain.  J'inclinerais 
à  croire,  par  analogie  avec  des  faits  bien  constatés  par  la  science, 
que  les  tribus  envahissantes  pénétrèrent  dans  la  vallée  en  lon- 
geant la  rivière,  qui,  au  moment  de  l'apparition  de  l'homme, 
passait  au  milieu  de  la  plaine  restreinte  et  a  toujours  dû  être 
bordée  d'une  bande  herbue.  Il  y  aurait  des  recherches  à  faire  sur 
le  rôle  du  brotteau  dans  la  migration  des  hordes  primitives  du 
bassin  du  Rhône. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  voyons,  lors  de  la  conquête  romaine, 
la  vallée,  et  ses  alentours  occupés  par  une  seule  peuplade  gau- 
loise, les  Ambarres  qui  semblent  solidement  implantés  au  pays. 
Le  nom  de  ce  peuple  se  retrouve  dans  un  grand  nombre  d'appel- 
lations de  lieu  :  Ambérieux  en  Bombes,  Ambérieu  en  Bugey,  Am- 
bronay,  Ambutrix,  peut-être  aussi  Varambon  (l). 

Quelle  fut  sur  notre  vallée  l'action  de  la  civilisation  romaine? 
D'après  M.  Marchand,  la  région  montagneuse  du  département  de 
l'Ain  fut  profondément  latinisée,  la  plaine  bressane,  au  contraire, 
à  peine  recouverte  par  la  brillante  culture  des  conquérants. 

Dans  notre  vallée  intermédiaire,  l'influence  romaine  dut 
encore  être  sensible,  si  l'on  s'en  réfère  à  un  critère  assez  signifi- 
catif, la  fréquence  des  noms  à  étymologie  latine  :  Neuville,  Vil- 
lette,  la  Palud. 

A  Villette,  l'origine  romaine  est  certaine,  le  village  s'est  déve- 
loppé autour  d'une  ancienne  villa.  Les  Romains,  on  le  sait,  ap- 
pelaient de  ce  nom  les  grandes  exploitations  rurales.  Le  mot 
ville  est  encore  employé  au  treizième  siècle  dans  notre  région 
comme  synonyme  de  grosse  ferme  (2).  Une  voie  romaine  lon- 
geait probablement  l'Ain  (3)  et  se  rattachait  au  delà  de  Loyes  à 

(1)  Guichenon.  dans  son  histoire  de  la  Bresse,  dérive  un  peu  gratuitement  ce  nom 
de  celui  du  fondateur  du  château,  Varambon  de  la  Palud. 

(2)  De  la  Teyssonnière,  Reclierclies  historiques  sur  le  département  de  l'Ain,  III, 
p.  35. 

(3)  M.  Marchand,  Hist.  de  V Abbaye  de  Chassagne. 


UNE   VALLÉE   A   MÉTAMORPHOSES   SOCL\LES.  117 

une  grande  route  conduisant  à  Lugdunum.  A  cette  époque  loin- 
taine, le  pays  présentait  donc  les  deux  caractères  essentiels  qu'il 
conservera  pendant  tout  le  moyen  âge  :  c'était  une  vallée  agricole, 
et  une  vallée  en  bordure  de  route  secondaire. 

En  406,  la  contrée  tomba  sous  la  domination  burgonde.  II. 
n'entre  pas  dans  notre  programme  d'examiner  le  détail  des  luttes 
que  se  livrèrent  Francs  et  Burgondes  pour  la  possession  du  Sud- 
Est  de  la  Gaule.  Retenons  seulement  un  fait  qui  eut  des  consé- 
quences sociales  très  importantes. 

Au  huitième  siècle,  dans  l'espoir  de  recouvrer  leur  indépen- 
dance, les  chefs  burgondes  conclurent  une  alliance  monstrueuse 
avec  les  hordes  sarrasines  qui  terrorisaient  la  contrée  (1).  Les  po- 
pulations aflblées  se  réfugièrent  dans  les  bois  ou  les  cavernes.  On 
voit,  en  Bas-Bugey,  une  grotte  dont  l'orifice  était  jadis  fermé  par 
un  mur.  La  tradition  veut  que  cet  abri  ait  servi  d'asile  à  de 
pauvres  chrétiens  contre  le  fanatisme  des  bandes  mahométanes. 

De  737  à  739,  Charles  Martel  chassa  les  Sarrasins  de  la  Gaule. 
Quelques  hordes  échappèrent  au  marteau  du  libérateur.  Elles  de- 
meurèrent longtemps  errantes  dans  le  pays,  objets  d'horreur  et 
d'elTroi  pour  les  populations  sédentaires.  Enfin  ces  bandes  par- 
vinrent à  se  fixer  dans  des  endroits  déserts  (2).  Ces  Sarrasins  vécu- 
rent confinés  entre  eux  pendant  tout  le  moyen  âge.  L'aversion 
d'abord  raisonnée  puis  instinctive  qu'ils  inspiraient  aux  popula- 
tions voisines  garantit  longtemps  leur  race  de  tout  mélange.  Il 
n'y  a  pas  cinquante  ans,  un  jeune  homme  de  certains  villages 
suspects  ne  trouvait  pas  à  se  marier  au  dehors,  et  l'eût-il  pu,  il 
se  fût  fait  montrer  au  doigt.  Mais  ces  bourgades  à  part  n'intéres- 
sent pas  notre  basse  vallée  de  l'Ain. 

Pour  en  revenir  à  Charles  Martel,  le  héros  franc  traitâtes  chefs 
bourguignons  comme  ils  le  méritaient,  en  barbares.  Il  alla  jus- 
qu'à dépouiller  de  ses  biens  tout  le  haut  clergé  burgonde. 

Dès  lors,  la  race  burgonde  devint  une  race  subordonnée  qui 
parvint  difficilement  aux  emplois  élevés.  C'est  parmi  les  descen- 

(1)  M.  Marchand,  Hisi.  de  Varamhon. 

(2)  Boz  dans  l'Ain,  Vchizy  en  Saône-et-Loire.  Des  traces  moins  évidentes  d'origine 
sarrasine  se  relèvent  dans  certains  hameaux  du  Bugey,  près  de  Rossillon. 


118  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

dants  des  g-uerriers  francs  ayant  suivi  Charles  Martel  en  Bour- 
gogne que  se  recrutèrent  presque  exclusivement  les  familles 
seigneuriales,  celles  qui  présidèrent  dans  la  vallée  et  les  contrées 
voisines  à  la  formation  de  la  société  médiévale. 

Notre  vallée  comme  origines  sociales  rentre  donc  à  peu  près 
dans  le  cas  général  de  la  France.  Le  fond  de  la  population,  ce 
sont  des  g-allo-romains  communautaires.  L'élite  qui  modifia  ce 
fond  en  se  modifiant  inversement  à  son  contact  appartient  en 
grande  partie  à  la  race  franque  nettement  particulariste. 

Les  mœurs  communautaires  résistèrent  long-temps  à  ce  choc 
des  deux  formations  disparates.  Voici  des  textes  du  quatorzième 
siècle  empruntés  aux  chartes  de  franchises  des  bourgades  de 
Lagnieu,  Saint-Maurice  de  Rémens  et  Meximieux  (1). 

u  Les  rapines  ou  vols  domestiques  et  autres  torts  domestiques 
seront  corrigés  impunément  par  les  maîtres  des  personnes  qui 
auront  commis  ces  délits;  ceux  qui  auraient  été  châtiés  n'auront 
pas  le  droit  de  porter  plainte  dans  notre  cour  contre  ces  correc- 
tions. Nous  donnons  le  nom  de  domestiques  aux  femmes,  fils  et 
filles,  neveux,  femmes  de  fils,  sœurs  et  enfants  de  frères  et  sœurs 
demeurant  tous  dans  le  même  ménage  et  sous  le  même  toit.  » 

«  Si  un  bourgeois  bat  sa  femme  ou  même  la  blesse,  le  seigneur 
ne  doit  point  en  recevoir  de  plainte,  ni  exiger  d'amende  pour 
cela  ;  à  moins  que  la  femme  ne  soit  morte  par  suite  des  coups.  » 

Ces  deux  textes  relatifs,  l'un  à  la  cohabitation  des  membres 
d'une  même  famille  —  le  mot  est  pris  bien  près  de  son  sens 
antique,  —  l'autre  à  l'extension  de  l'autorité  maritale,  prouvent 
péremptoirement,  il  me  semble,  qu'au  quatorzième  siècle  encore, 
le  type  social  dominant  aux  bords  de  l'Ain,  et  dans  le  voisinage, 
cétait  la  communauté  solide. 

Il  s'agit,  remarquons-le,  de  bourgades  affranchies;  le  maintien 
de  la  communauté  dans  nos  parages  ne  sauraient  donc  s'expliquer 
au  moins  uniquement  par  le  droit  seigneurial  d'échute,  d'après 
lequel  la  propriété  tenue  à  cens  par  un  mainmortabie  faisait  retour 
au  seigneur,  si  ce  mainmortabie  mourait  hors  de  communion. 

(1)  De  la  Teyssonnière,  ouvr.  cUé,  II,  p.  244,  315  et  suiv. 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES    SOCIALES.  119 

Le  lecteur  peut  observer,  sur  la  carte  qui  accompagne  notre 
monographie,  l'emplacement  de  Lag-nieu  et  de  Saint-Maurice  de 
Rémens.  Ces  bourgades  sont  dans  la  plaine  du  Bas-Bugey.  C'est 
peut-être  aujourd'hui  la  portion  du  pays  où  la  famille  est  le  plus 
dissociée,  la  communauté  le  plus  complètement  désorganisée. 
Les  textes  que  nous  venons  de  rapporter  semblent  prouver  que 
cette  désorganisation  récente  est  bien  l'effet  des  conditions 
modernes  du  lieu  et  du  travail.  En  Bresse,  au  contraire,  le  lieu 
et  le  travail  ont  fortement  contribué  à  maintenir  l'ancien  état 
de  choses. 

C'est  à  partir  du  onzième  siècle  surtout  que  l'histoire  sociale 
de  la  vallée  devient  intéressante.  On  peut  placer  aux  environs  de 
l'an  mil  le  vrai  début  de  la  période  de  prospérité  agricole  crois- 
sante. L'essor  du  pays  fut  remarquable.  On  en  jugera  par  l'exem- 
ple de  Varambon . 

En  l'an  mil,  l'emplacement  actuel  du  château  et  du  village 
était  probablement  un  vrai  désert.  Un  castel  fut  érigé  au  com- 
mencement du  onzième  siècle  dans  ce  pays  perdu,  sur  le  penchant 
de  la  Côtière,  par  le  sire  Varambon  de  la  Palud  «  c/arissimus  et  ex 
gente  baronum  ».  Le  bourg  qui  se  groupa  aux  pieds  du  château 
féodal  acquit  pendant  les  cinq  siècles  suivants  une  importance 
telle,  qu'en  1576,  en  élevant  la  seigneurie  de  Varambon  à  la 
dignité  de  marquisat,  le  duc  de  Savoie  appelle  cette  bourgade  «  un 
lieu  salubre  et  fertile,  habité  et  fréquenté  d'un  grand  peuple.  » 

Les  causes  du  développement  de  la  prospérité  de  Varambon  et 
de  toute  la  vallée  du  onzième  au  seizième  siècle  peuvent  se 
grouper,  je  crois,  autour  de  six  raisons  fondamentales  : 

V  Conditions  climatériques  favorables. 

Il"  Position  avantageuse  de  la  bande  de  terrain  étudié  en 
avant  d'un  hinterland  boisé. 

III"  Importance  stratégique  de  la  ligne  de  coteaux  dominant 
la  plaine  restreinte,  protection  qu'exerçaient  sur  les  aggloméra- 
tions sous-jacentes  les  châteaux  bâtis  aux  ilancs  de  ce  rempart 
naturel. 

IV°  Action  des  monastères  établis  dans  le  voisinage  immédiat 
de  la  vallée. 


120  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

\°  Facilité  d'exploitation  des  produits  du  sol. 

YP  Enfin  —  accessoirement  —  rôle  de  la  vallée  comme  lieu 
de  transit  commercial. 

Les  cinq  premières  causes  expliquent  l'épanouissement  agri- 
cole de  tout  le  pays  au  moyen  âge,  làge  d'or  de  l'agriculture 
aux  bords  de  l'Ain;  la  sixième,  le  développement  relatif  de  l'é- 
lément rival,  la  vie  routière  assez  intense  de  certaines  bour- 
gades. 

Examinons  ces  causes  : 

I.  —  Le  duc  de  Savoie,  nous  l'avons  dit,  qualifie  Varambon 
de  lieu  salubre.  Preuve  certaine  qu'au  seizième  siècle,  pas  plus 
que  de  nos  jours,  les  miasmes  paludéens  ne  pouvaient  pénétrer 
ni  au  moins  séjourner  dans  notre  vallée  bien  aérée. 

Le  château  de  Pont-d'Ain  jouissait  à  cette  même  époque  d'une 
grande  réputation  de  bon  air.  Les  duchesses  de  Savoie  y  ve- 
naient accoucher  et  y  faisaient  élever  leurs  enfants. 

Indiquer  la  salubrité  comme  caractère  d'une  localité,  c'est  faire 
entendre  que  cette  qualité  précieuse  n'est  pas  l'apanage  de  la 
région  entière. 

Un  contraste  absolu  devait  exister  au  moyen  âge,  entre  notre 
vallée  très  saine  et  l'hiiiterland  empesté  d'é  nianations  paludéennes . 

Il  y  a  cinquante  ans,  la  durée  de  la  vie  humaine  en  Dombes, 
n'excédait  pas  vingt-cinq  ans  de  moyenne.  Au  moyen  âge,  l'é- 
tang n'avait  pas  gagné  tant  de  terrain,  mais  les  conditions 
d'hygiène  populaire  étaient  bien  plus  mal  observées.  Notre  vallée, 
plus  loin  des  foyers  de  pestilence,  pouvait  prétendre,  avec  plus 
de  raison  encore  que  pendant  les  époques  suivantes,  au  titre  de 
sanatorium  de  la  Dombes. 

Varambon  est  toujours  un  lieu  salubre.  Mais  se  serait  abuser 
des  mots  que  d'appeler  lieu  fertile  un  territoire  où  le  blé  pro- 
duit cinq  fois  sa  semence.  Le  cUmat  qui  est  la  raison  d'être  de  la 
salubrité  de  l'air  est  un  facteur  important  de  la  fertilité  du  sol. 
Je  serais  assez  porté  à  croire  que  la  décadence  agricole  du  pays 
tient  pour  une  part  à  une  modification  de  climat.  Ce  changement 
malheureux  doit  provenir  du  déboisement  de  l'hinterland  bres- 
san et  des  régions  voisines. 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES   SOCIALES,  121 

On  sait  que  les  grandes  étendues  boisées  agissent  un  peu 
comme  les  mers  et  les  lacs  intérieurs.  Elles  atténuent  les  oscil- 
lations de  température,  et  régularisent  la  distribution  des  eaux- 
pluviales.  Le  climat  de  l'Ain  appartient  au  type  rAof/ft^iV^i;  c'est 
un  climat  à  extrêmes,  lliiver  est  très  froid,  l'été  très  chaud.  De 
plus  notre  vallée  est  sujette  aux  orages  violents;  au  point  de  vue 
des  précipitations  atmosphériques,  c'est  un  pays  de  montagne. 
Une  partie  de  la  pluie  tombée  dans  les  averses  ruisselle  sur  les 
pentes  sans  profit  pour  le  sol.  Cette  eau  sauvage  n'a  d'autre  effet 
que  de  provoquer  des  ravinements  et  des  éboulements. 

Un  lac  intérieur  de  forêts,  en  régularisant  les  précipitations 
atmosphériques,  assainirait  et  fertiliserait  certainement  les 
pentes  de  la  Côtière.  Or,  à  l'époque  où  nous  nous  reportons,  en 
Bresse,  en  Bugey,  et  dans  les  régions  limitrophes,  la  forêt  occu- 
pait une  bonne  partie  du  sol.  Le  déboisement  du  pays  s'est 
poursuivi  pendant  tout  le  cours  des  âges  suivants,  et  a  été  opéré, 
nous  l'avons  vu,  avec  un  redoublement  d'intensité  à  partir  du 
dix-huitième  siècle. 

La  disposition  des  lacs  de  forêt  a  dû  avoir  un  effet  néfaste  sur 
l'économie  générale  du  climat  de  la  région.  La  basse  vallée  de 
l'Ain  n'a  pas  été  seule  à  souffrir  du  nouvel  état  de  choses.  Tous 
les  pays  de  vignes  environnants  ont  dû  ressentir  également  les 
fâcheuses  conséquences  du  déboisement. 

Il  est  certain,  si  bizarre  que  cela  puisse  sembler  d'abord, 
qu'au  moyen  âge,  dans  le  département  actuel  de  l'Ain,  les  ven- 
danges se  faisaient  deux  mois  plus  tôt  qu'aujourd'hui. 

Voici  la  preuve  de  cette  précocité  de  la  cueillette. 

Nous  voyons  mentionné,  dans  les  chartes  du  moyen  âge,  un  droit 
dit  des  banvia.  C'était  le  privilège  que  se  réservait  le  seigneur  de 
vendre  son  vin  au  moment  du  15  août  (1).  Certaines  chartes  prou- 
vent ce  qu'on  aurait  bien  pu  deviner,  que  le  droit  de  banvin 
s'exerçait  sitôt  après  la  vendange. 

Alors,  de   deux  choses  Tune  :  ou  nos  aïeux  avaient  un  S'oût 


(1)  De  la  Teyssonnière,  Recherches  historiques  sur  le  département  de  l'Ain,  II 
j).  205,  261,  262. 


12:2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

déplorable  pour  le  verjus,  ce  que  je  me  refuse  à  croire  àjiriori, 
ou  la  maturation  du  raisin  était  plus  rapide. 

M.  de  la  Teyssonnière  pense  (1)  que,  si  l'on  vendangeait  en  août, 
c'est  que  le  pays  étant  plus  boisé  était  beaucoup  plus  chaud. 
Cette  explication  répétée  par  tous  ceux  qui  se  sont  occcupés  de 
l'histoire  du  pays  n'a  qu'un  malheur,  c'est  d'être  en  contradic- 
tion avec  les  données  bien  établies  de  la  science. 

Voici  ce  que  je  lis,  dans  le  traité  de  sylviculture  de  Boppe, 
ouvrage  qui  fait  autorité  à  l'école  forestière  de  Nancy  (2)  : 

«  Les  grands  massifs  boisés  ag'issent  sur  la  température  am- 
biante, en  abaissant  quelque  peu  la  moyenne  annuelle,  mais  en 
même  temps,  ils  régularisent  le  climat  en  diminuant  l'intensité 
des  froids  et  des  chaleurs  extrêmes.  D'après  les  expériences  pour- 
sui^'ies  pendant  plus  de  quinze  ans,  à  Bellefontaine,  près  de 
Nancy,  l'influence  du  grand  massif  de  la  Haye  abaisse  d'un  demi- 
degré  la  température  moyenne  de  l'année  pour  la  région  tou- 
chant à  la  forêt.  » 

L'effet  du  déboisement  a  donc  été  probablement  l'inverse  de  ce 
que  s'imaginait  M.  de  la  Teyssonnière.  Pourtant,  l'explication 
réelle  de  la  précocité  des  vendanges  au  moyen  âge  dans  notre 
contrée  pourrait  ne  pas  être  éloignée  de  la  supposition  un  peu 
gratuite  que  je  viens  de  rapporter. 

Je  lis  dans  Boppe  à  la  suite  du  passage  cité,  que  l'atténuation 
du  maxima  et  miuima  due  au  voisinage  des  forêts  se  remarque 
pour  une  journée  isolée  aussi  bien  que  pour  l'année  entière. 
Les  autres  conditions  étant  pareilles,  l'hiver  sera  moins  glacial, 
l'été  moins  torride  en  pays  boisé  qu'en  pays  découvert,  comme 
aussi  la  nuit  sera  moins  froide,  le  jour  moins  chaud. 

On  voit  facilement  l'effet  heureux  qu'auraient  ces  atténuations 
de  température  au  moment  des  froids  printanniers.  Souvent, 
dans  le  climat  rhodanien,  plusieurs  journées  brûlantes  sont  sui- 
vies d'une  matinée  glaciale,  la  sève  entre  en  mouvement,  les 
bourgeons  éclatent ,  et  une  gelée  matinale  vient  anéantir  les 
espérances  de  récolte.  Jadis,  probablement,  ce  retour  des  ge- 

(1)  Ouvr.  cité,  p.  262. 

(2)  Id.,  page  174. 


UNE    VALLÉE   A    MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  123 

lées  était  moins  à  craindre  et  l'on  pouvait  choisir  des  variétés 
de  vigne  qui  fleurissant  plus  tôt,  mûrissaient  plus  tôt  leurs 
fruits. 

L'hypothèse  par  laquelle  j'essaie  de  résoudre  un  problème 
local,  ne  fournirait-elle  pas  l'explication  d'un  fait  un  peu  plus 
général^  la  disparition  graduelle  du  vignoble  en  certains  points 
du  nord  de  la  France  où  il  était  jadis  florissant?  Dans  bon 
nombre  de  ces  localités,  le  défrichement  de  massifs  forestiers 
voisins  a  pu  amener  une  aggravation  et  une  prolongation  des 
gelées  printannières.  Il  fallait  renoncer  aux  variétés  précoces  de 
la  vigne,  et  celle-ci  entrant  plus  tard  en  sève  n'avait  plus  le 
temps  de  mûrir  son  raisin. 

Je  préférerai,  je  l'avoue,  cette  explication  à  celle  de  M.  d'A ve- 
nd, prétendant  qu'en  ces  localités  vinicoles  déchues,  les  gens  se 
contentaient  jadis  d'une  horrible  vinoche  que  nous  aurions  peine 
à  boire. 

II.  —  Ainsi,  nous  avons  de  bonnes  raisons  de  penser  qu'au 
moyen  âge,  la  vallée  inférieure  de  l'Ain  jouissait  de  conditions 
climatériques  plus  avantageuses  que  ses  conditions  actuelles.  Elle 
bénéficiait,  en  second  lieu,  d'une  situation  bien  plus  favorable  par 
rapport  à  l'hinterland  voisin.  On  peut  dire  que  les  rôles  étaient 
intervertis.  Aujourd'hui,  le  plateau  est  le  précurseur,  le  modèle 
agricole  de  la  lisière.  Au  moyen  âge,  par  la  force  des  choses, 
c'était  le  bourrelet  sur  l'Ain  et  sur  la  Saône  qui  étaient  les  pré- 
curseurs, les  modèles  agricoles  de  l'intérieur  (1). 


(1)  Une  remarque  importante  s'impose  ici  par  rapport  à  tout  ce  qui  sera  dit  dans  la 
suite. 

Notre  plateau  diffère  par  un  caractère  essentiel  du  plateau  type,  tel  qu'il  est  délini 
dans  Les  Français  d'aujourd'hui.  De  fort  bonne  heure,  bien  avant  la  conquête  ro- 
maine, des  groupements  considérables  se  constituèrent  sur  le  plateau  même.  La  forêt 
originelle  de  la  Bresse  était  peut-être  entrecoupée  de  clairières,  en  tout  cas,  elle  n'op- 
posa pas  un  obstacle  absolu  à  la  pénétration  des  tribus  primitives.  Villars,  Chala- 
mont,  etc..  devinrent  dans  la  suite  des  âges  des  centres  de  défrichement.  Tandis  que 
sur  les  plateaux  classiques,  la  forêt  fut  attaquée,  pour  ainsi  dire  par  zones  concentri- 
ques, en  allant  de  la  périphérie  au  centre,  sur  notre  plateau,  la  disparition  du  bois  s'ef- 
fectua en  même  temps  en  arrière  de  la  lisière  et  autour  de  points  intérieurs  primiti- 
vement peuplés.  Ces  points  furent  foyers  de  petite  propriété  indépendante,  ils  obtinrent 
leurs  franchises  au  moins  en  même  temps  que  les  agglomérations  de  bordure  (Villars  au 
treizième  siècle,  Chalamont  en  1266).  Quand,  dans  la  suite  de  cette  étude,  il  est  ques- 


124  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Il  y  eut  entre  la  mise  en  culture  des  pentes  et  celle  des  pla- 
teaux une  différence  de  temps  et  une  différence  de  mode.  La 
pente  est  le  lieu  de  la  petite  exploitation  précoce,  le  plateau  celui 
de  la  grande  exploitation  tardive. 

Les  pentes  ont  été  défrichées  partout  bien  avant  les  plateaux. 
C'est  une  vérité  presque  évidente,  et  mise  en  lumière  par  tous 
les  travaux  de  la  science  sociale. 

«  Le  petit  cultivateur,  dit  M.  Demolins  (1)  pouvait  facilement 
venir  à  bout  des  bouquets  de  bois  qui  parsemaient  les  vallées, 
parce  qu'ils  étaient  moins  compacts,  coupés  de  lisières  herbues 
et  plus  accessibles.  Mais  sur  la  vaste  étendue  des  plateaux,  la 
forêt  immense  se  dressait  comme  un  obstacle  à  peu  près  insur- 
montable pour  de  petites  gens  n'ayant  à  leur  disposition  que 
leurs  bras  ». 

Sans  doute,  sur  le  plateau  bressan  comme  sur  tous  les  pla- 
teaux au  sud  de  la  Loire,  les  bras  des  défricheurs  furent  aidés 
par  la  dent  du  bétail,  ce  qui  amenait  de  la  destruction,  non  du 
vrai  défrichement.  Les  troupeaux  paraissent  avoir  foisonné  au 
moyen  âge  dans  nos  forêts  d'hinterland.  Il  semblerait  même  (2) 
que  les  droits  de  pâture  pour  le  bétail,  de  glandée  ou  de  'peijs- 
sonage  pour  les  pourceaux  aient  constitué  longtemps,  peut- 
être  jusqu'à  l'inauguration  des  trains  de  bois  flotté  le  plus  clair 
du  revenu  des  grands  domaines  boisés  de  notre  région,  —  Mais 
les  troupeaux  n'entamèrent  pas  les  massifs  forestiers  de  la 
Bresse  intérieure  assez  sérieusement  pour  permettre  à  de  petits 
défricheurs  de  se  lancer  à  leur  suite.  Comme  tous  les  plateaux 
de  grande  culture,  le  nôtre  a  été  mis  en  exploitation  par  trois 


tion  de  points  enfoncés  dans  l'hinterland,  ces  mots  doivent  Otie  entendus  des  sections 
du  territoire  bressan  éloignées  à  la  fois  de  la  pente  extérieure  et  des  agglomérations 
intérieures  anciennes. 

La  supériorité  de  position  de  notre  vallée  vis-à-vis  de  l'hinterland  immédiat,  n'exis- 
tait pas  du  tout  par  rapport  à  la  partie  de  la  Bresse  qui  est  au  nord  de  la  vallée.  Le 
développement  modeste  de  nos  groupements  du  bord  de  l'Ain  ne  saurait  entrer  en 
balance  avec  la  fortune  rapide  de  la  ville  de  Bourg  qui  au  douzième  siècle  était  un 
pauvre  village  sans  aucun  rang  dans  la  hiérarchie  ecclésiastique  (Guigne,  Topogra- 
phie du  département  de  l'Ain). 

(1)  Les  Français  d'aujourd'hui,  p.  tfiS. 

(2)  D'après  une  histoire  manuscrite  de  l'abbaye  à! Ambronay . 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  125 

classes  de  propriétaires  fonciers  puissants,  qu'énumère  implici- 
tement une  observation  de  la  statistique  de  Bouchu. 

A  Saint-André-de-Corcy,  lisons-nous  dans  ce  document,  les 
gens  ne  peuvent  être  riches,  tout  le  territoire  appartient  au  sei- 
gneur, à  des  communautés  religieuses  ou  à  des  bourgeois  de 
Lyon  (1). 

On  reconnaît  ici  les  trois  dernières  catég'ories  de  défricheurs 
signalés  dans  Les  Français  d'aujourdlmi. 

Depuis  la  révolution  opérée  par  les  machines  agricoles,  les 
avantages  matériels  de  la  grande  propriété  compensent,  et  au 
delà,  les  avantages  moraux  de  la  petite.  Autrefois,  il  n'en  était 
pas  tout  à  fait  ainsi.  On  peut  affirmer  qu'il  y  a  500  ans,  le  do- 
maine d'un  petit  propriétaire,  amoureux  de  son  lopin  de  terre, 
donnait,  toutes  autres  conditions  pareilles  d'ailleurs  —  et  ce 
n'était  pas  le  cas  des  champs  de  notre  plateau  par  rapport  à 
ceux  de  notre  vallée,  —  un  revenu  supérieur  au  rendement  de 
la  même  parcelle  exploitée  par  un  tenancier,  qui  dépendait 
d'un  maître  souvent  absent. 

La  grande  propriété  pouvait,  même  au  seul  point  de  vue  éco- 
nomique, difficilement  lutter  contre  la  petite.  Elle  ne  pouvait 
surtout  pas  lutter  contre  l'association  de  la  grande  et  de  la  pe- 
tite, qui  fonctionna  au  moyen  âge  dans  toutes  les  aggloméra- 
tions riveraines  de  l'Ain,  et  semble  bien  avoir  été  une  des  causes 
principales  de  leur  prospérité. 

III.  —  Il  ne  suffisait  pas,  à  l'époque  troublée  où  nous  nous  re- 
portons, pour  les  petites  gens  appartenant  aux  classes  laborieuses, 
d'avoir  sous  la  main  un  gagne-pain  rémunérateur.  Il  fallait 
être  assuré  de  pouvoir  manger  en  paix  le  pain  récolté,  se  savoir 
garanti  contre  les  frelons  malfaisants  toujours  très  disposés  à 
piller  le  miel  des  abeilles. 

De  nombreux  malandrins  vivaient  alors  en  parasites  sociaux, 
subsistant  uniquement  d'exactions  et  de  rapines.  Le  plus  pré- 
cieux secours  qu'un  puissant  pût  accorder  à  un  humble  était 
celui  de  son  bras  pour  le  défendre. 

(1)  La  même  statistique  nous  montre  à  Crans,  BouUgneux,  Saint-Paul-de-Varax, 
la  majeure  partie  de  la  terre  possédée  (en  1669)  par  des  privilégiés  ou  des  forains. 


126  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

On  vit  souvent,  au  onzième  siècle,  des  hommes  liJ3res  aljan- 
donner  la  chaumière  où  ils  vivaient  indépendants,  et  se  rendre 
spontanément  dans  Fenceinte  d'un  château-fort.  Là,  ils  deve- 
naient soumis  au  droit  de  fortification  et  à  d'autres  plus  ou 
moins  pénibles,  mais  ils  pouvaient  dormir  tranquilles  sur  le  sort 
de  leurs  personnes  et  de  leurs  biens. 

Les  hauts  et  puissants  seigneurs  qui  possédaient  les  forteresses 
de  notre  côtière  étaient  des  protecteurs  particulièrement  souhai- 
tables, La  valeur  guerrière  des  La  Palud,  fondateurs  du  château 
de  Varambon,  est  certainement  une  des  raisons,  et  non  des 
moindres,  de  la  rapidité  avec  laquelle  se  constitua  Faggioméra- 
tion  aux  pieds  du  castel  féodal. 

Notre  vallée,  nous  l'avons  déjà  dit,  fut  toujours  lieu  de  pas- 
sage. Mais,  à  l'époque  où  nous  la  considérons,  c'était  moins  une 
ligne  de  transit  commercial  qu'un  défilé  militaire  important. 

Les  expéditions  de  seigneur  à  seigneur  étaient  alors  inces- 
santes. Or,  la  demi-vallée  et  ïa  plaine  qui  la  continue  à  l'Est  se 
trouvaient  la  route  toute  indiquée  pour  les  troupes  se  rendant 
d'un  point  à  un  autre  du  pays. 

La  traversée  du  Bugey  présentait  bien  des  difficultés  à  cause 
de  la  multiplicité  des  gorges  et  des  accidents  perpétuels  du  sol. 

Le  passage  parl'hinterland  bressann'allait  pas  sans  embarras, 
étant  donnés  les  bois,  les  étangs,  et  le  mauvais  état  des  chemins. 

La  traversée  du  ^Jrt?/5  du  milieu  au  contraire  était  extrême- 
ment commode.  La  plaine  restreinte  formait,  pour  ainsi  dire,  la 
voie  normale  des  armées  en  campagne. 

Deux  troupes  qui  passaient  pouvaient  s'entrechoquer  et  la 
plaine  retentir  de  cris  de  bataille. 

En  1325,  fut  livré,  à  la  lisière  du  premier  chaînon  de  Bugey, 
entre  le  comte  de  Savoie  et  le  dauphin  de  Viennois,  le  sanglant 
combat  de  Varey  qui  constitue,  selon  M.  de  la  Teyssonnière  (1) 
l'événement  capital  de  l'histoire  du  département  au  moyen  âge. 

La  bataille  eut  lieu,  dit  cet  érudit,  au  cœur  du  pays,  en  vue 
pour  ainsi  dire  des  différents  peuples  qui  l'habitaient,  La  plaine 

fl)  Recherches  historiques  sur  le  déparlement  de  l'Ain,  III,  p.  183. 


UNE   VALLÉE   A   MÉTAMORPnOSES   SOCIALES.  127 

restreinte  était  la  clef  de  la  région.  Quiconque  occupait  la  con- 
trée du  milieu  avec  ses  contreforts  naturels,  le  Bas-Bugey  et  la 
côlière  tenait  à  sa  merci  les  deux  contrées  extrêmes. 

Aussi  les  montagnes  du  Bas-Bugey,  les  coteaux  de  la  pointe 
méridionale  du  Revermont  et  de  la  rive  occidentale  de  l'Ain  se 
hérissaient  de  châteaux-forts,  dont  les  possesseurs  étaient  par 
leur  position  les  seigneurs  les  plus  en  vue  du  pays,  ceux  qui 
jouaient  dans  sa  vie  politique  un  rôle  prédominant. 

La  côtière  en  particulier  qui  commandait  le  bord  oriental  de 
la  plaine  formait  les  avants-postes,  pour  ainsi  dire  les  confins 
militaires  de  la  Bresse.  C'était,  comme  tous  les  confins  militaires 
une  pépinière  de  guerriers,  dont  la  valeur  se  développait  auto- 
matiquement par  un  usage  continuel.  Par  nécessité  de  situation, 
les  seigneurs  de  Varambon  étaient  des  batailleurs.  Et  naturelle- 
ment, plus  ils  guerroyaient,  plus  ils  devenaient  guerriers  de 
tempérament. 

Il  y  avait  sans  doute  quelques  inconvénients,  pour  une  popu- 
lation de  travailleurs,  à  vivre  sous  la  protection  de  bretteurs 
aussi  irascibles,  d'aventuriers  aussi  hardis  que  furent  certains 
sires  de  La  Palud.  Quand  un  château  était  démantelé,  et  le  sei- 
gneur en  captivité,  il  advenait  que  le  vassal  partageât  de  ses 
biens  et  de  sa  personne  le  sort  malheureux  de  son  suzerain.  Les 
castels  du  bord  de  l'Ain  furent  plus  d'une  fois  brûlés  dans  les 
guerres  du  moyen  âge.  C'était  le  revers  de  la  médaille.  Mais  la 
médaille  était  belle. 

D'abord,  le  goût  des  aventures,  poussé  à  son  paroxysme  chez 
le  seigneur,  se  développait  spontanément  du  même  coup  chez 
la  partie  guerrière  de  ses  vassaux,  chez  celle  qui  accompagnait 
le  suzerain  dans  ses  expéditions  lointaines. 

L'esprit  de  hardiesse,  le  don  de  retournement,  que,  à  la  fin 
du  dix-huitième  siècle,  la  vallée  dût  à  la  route,  à  la  position 
commerciale  du  pays,  elle  en  possédait  déjà  le  germe  au  trei- 
zième siècle,  un  peu  grâce  à  la  route,  beaucoup  grâce  à  la  posi- 
tion stratégique  de  nos  coteaux.  Position  militaire  et  position 
commerciale  provenaient  d'ailleurs  d'une  seule  cause,  la  situa- 
tion de  ta  vallée  comme  lieu  de  passage. 


128  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Ensuite,  —  c'est  le  point  capital,  —  comme  les  possesseurs  de 
nos  châteaux  forts  étaient  très  redoutés,  leurs  hommes  ne  crai- 
gnaient pas  grand  chose,  sauf  aux  heures  néfastes  où  quelque 
seigneur  trop  hardi  portait  la  peine  de  sa  témérité  excessive. 
Mais  ces  heures-là  étaient  exceptionnelles.  En  général,  sous 
l'abri  protecteur  du  château  fort,  la  bourgade  aux  pieds  du  coteau 
prospérait  et  se  développait.  Nous  voyons,  à  partir  du  treizième 
siècle,  dans  nos  agglomérations  du  bord  de  l'eau  se  constituer 
peu  à  peu,  sous  la  tutelle  de  la  féodahté,  de  véritables  démocra- 
ties en  miniature . 

Il  est  difficile  de  se  rendre  bien  compte  de  ce  que  pouvait  être 
avant  le  treizième  siècle  dans  notre  vallée  la  condition  des  biens 
et  des  personnes.  Dès  l'époque  romaine,  sur  les  pentes  de  la 
côtière,  la  grande  propriété  fait  son  apparition,  témoin  l'établis- 
sement agricole  de  Villette.  La  petite  propriété  doit  être  plus 
ancienne  ;  son  origine  pour  toutes  les  vallées  se  perd  dans  la 
nuit  de  la  préhistoire. 

Au  dixième  et  onzième  siècles,  la  rigueur  des  temps  dût  porter, 
nous  l'avons  dit,  un  coup  funeste  à  la  petite  propriété  indépen- 
dante. Pour  sauvegarder  leurs  personnes  et  leurs  biens,  beau- 
coup d'hommes  libres  prêtèrent  hommage  à  un  seigneur,  se  re- 
connurent non  ses  serfs,  mais  ses  vassaux. 

Le  serf,  au  sens  absolu  du  mot,  tient  sa  propriété  d'une  libé- 
ralité gratuite  et  toujours  révocable.  Sa  personne  et  ses  biens 
sont  la  chose  du  seigneur.  Il  n'y  a  rien  de  fixe,  de  contractuel 
dans  le  nombre  des  corvées  qu'il  est  obligé  de  faire,  ni  dans  les 
redevances  qu'il  est  tenu  de  fournir.  Tout  cela  est  réglé  par  le 
propriétaire,  suivant  son  bon  plaisir  et  à  sa  merci,  —  Le  servage- 
type,  celui  de  V homme  de  corps  est  une  condition  dérivée  de  l'es- 
clavage, un  esclavage  atténué.  On  sait  d'ailleurs  maintenant  que 
l'esclavage  pur,  dans  l'acception  antique  du  terme  et  avec  toutes 
ses  conséquences,  s'est  maintenu  dans  le  midi  de  la  France  au 
moins  jusqu'à  la  fin  du  cjuinzième  siècle  (1). 

Mais  entre  V homme  de  corps  et  l'homme  vraiment  libre,  il  y 

(1)  Cf.  V*  d'Avenel,  La  fortune  privée  à  travers  1  siècles,  pp.  152,  160,  181,  etc. 


UNE   VALLÉE   A    MÉTAMORl'lïDSES    SOCIALES.  129 

avait  toute  une  échelle  de  conditions  intermédiaires.  Je  crois 
pouvoir  affirmer  que,  même  avant  toute  espèce  d'affranchisse- 
ment, le  sort  de  la  majorité  des  habitants  dans  nos  agglomé- 
rations du  bord  de  l'eau  n'était  pas  celui  de  véritables  serfs,  et 
que  les  rares  serfs  qui  s'y  trouvaient,  cessèrent  de  bonne  heure 
d'être  taillables  et  corvéables  à  merci. 

La  vallée  est  le  lieu  de  la  petite  propriété.  Cette  petite  pro- 
priété était  chez  nous  bien  antérieure  certainement  à  l'organi- 
sation féodale.  On  comprend  que,  à  une  époque  troublée,  de  pe- 
tits propriétaires  se  soient  avoués  vassaux  d'un  seigneur,  suivant 
un  contrat  bilatéral  avantageux.  Le  seigneur  accordait  la  protec- 
tion de  son  bras  en  échange  de  l'hommage  et  de  certains  droits 
plus  honorifiques  souvent  que  rémunérateurs.  Mais  on  ne  voit  pa^ 
du  tout  par  quel  mécanisme  la  petite  propriété  individuelle  se 
serait  transformée  en  propriété  serve  et  mainmortable.  Celle-ci 
est  une  émanation  de  la  g"rande  propriété,  un  premier  achemi- 
nement vers  le  morcellement  du  sol.  Les  serfs,  les  mainmor- 
tables  proviennent  d'anciens  esclaves,  les  vassaux  peuvent  pro- 
venir d'anciens  hommes  libres.  D'ailleurs,  plus  on  avance  dans 
l'histoire,  plus  la  différence  s'atténue  entre  la  propriété  vassale 
chargée  de  certaines  entraves,  et  la  propriété  serve  dont  les 
entraves  vont  en  se  relâchant. 

Les  mainmortables  du  bord  de  l'Ain  au  douzième  siècle,  de- 
vaient être  eux-mêmes  dans  une  condition  plus  avantageuse  que 
leurs  congénères  des  parties  enfoncées  du  plateau.  Les  choses  de 
l'époque  chevaleresque  que  nous  considérons  souvent  sous  des 
formes  poétiques  sont,  dit  M.  d'Avenel,  tout  aussi  terre-à-terre 
que  les  choses  actuelles.  Les  intérêts,  les  mobiles  sont  les  mêmes, 
seule  l'organisation  sociale  a  changé.  La  grande  raison  qui  amé- 
liora la  situation  des  classes  laborieuses  au  moyen  âge  fut  pro- 
bablement un  motif  d'ordre  économique,  de  manque  d'équilibre 
entre  le  travail  utile  et  les  bras  pour  l'exécuter  (1). 


(1)  Il  fallait  encore  que  cet  équilibre  ne  pût  être  atteint  par  certains  expédients 
commodes,  par  exemple,  en  Bombes,  la  création  d'étangs. 

Nous  ne  contestons  nullement,  cela  va  sans  dire,  l'influence  progressive  du  chris- 
tianisme sur  le  développement  de  la  notion  fondamentale  de  notre  société  moderne  et 


130  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Dans  les  localités  où  le  travail  était  peu  rendant,  la  condition 
du  serf  resta  longtemps  dure  et  inférieure.  Dès  que  le  travail  de- 
venait fructueux,  les  maîtres  avaient  intérêt  à  multiplier  la  force 
de  production  de  leurs  auxiliaires.  Le  meilleur  moyen  d'exciter 
les  ouvriers  au  travail  intense  est  de  les  faire  participer  lar- 
gement aux  fruits  de  ce  travail  ;  c'est  le  système  de  l'associa- 
tion aux  bénéfices.  Volontiers,  des  seigneurs  intelligents  aban- 
donnaient certains  de  leurs  droits  pour  que  les  autres  devinssent 
plus  rémunérateurs.  Sans  parler  des  raisons  humanitaires  et  re- 
ligieuses qui  purent  influer  sur  la  conduite  des  sires  de  Varambon 
et  de  leurs  voisins  à  l'égard  de  leurs  hommes  de  coi'ps,  il  est 
vraisemblable  que  de  bonne  heure,  ces  seigneurs  eurent  un  intérêt 
manifeste  à  étendre  les  libertés  de  tous  leurs  vassaux  afin  que 
ceux-ci  puissent  s'enrichir  et  pulluler,  afin  que  les  seigneureries 
devinssent  des  lieux  «  habités  d'un  grand  peuple.  » 

En  Bresse,  comme  partout,  le  défrichement  des  forêts  et  la 
constitution  de  la  petite  propriété  indépendante  semblent  avoir 
suivi  des  marches  à  peu  près  parallèles.  Au  bout  d'un  certain 
laps  de  temps,  les  courbes  de  raffranchissement  viennent  se  su- 
perposer aux  courbes  de  la  mise  en  culture. 

Notre  vallée  quia  été  attaquée  de  bonne  heure,  ne  compte  plus 
guère  vers  14-50  que  des  agglomérations  affranchies  (1).  En  1603, 
une  partie  des  hameaux  de  l'hinterland  immédiat  est  encore  su- 
jette au  droit  de  mainmorte,  et  en  1669,  dans  le  cœur  de  la 
Bresse,  à  Saint-Paul-de-Varax,  les  trois  quarts  des  habitants  sont 
grangers  et  locataires  de  la  noblesse  (2). 

Pour  la  commodité  de  notre  exposé,  nous  avons  considéré 
comme  un  fait  social  unique  deux  faits  distincts  quoique  étroi- 
tement liés  l'un  à  l'autre  :  la  disparition  du  servage  et  la  constitu- 
tion de  la  petite  propriété  personnelle.   En  réalité,   le  second 

la  dignité  de  la  personne  humaine.  La  cause  d'affranchissement  que  nous  indiquons 
ici  est  surtout  une  cause  occasionnelle. 

(tj  Pont-d'Ain  a  été  afl'ranchi  en  1319,  St-Maurice  en  1369,  puis  vinrent  Ville,  le 
Loyes.  Impossible  de  trouver  trace  d'un  affranchissement  de  Varambon.  J'inclinerais 
sérieusement  à  croire  que  le  bourg  n'a  jamais  été  sujet  à  la  mainmorte  et  a  toujours 
possédé  des  privilèges. 

(2)  Bouchu,  Statistique. 


UNE    VALLÉE   A   MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  131 

de  ces  phénomènes  s'est  opéré  plutôt  antérieurement  au  premier. 
Pour  que  les  nouveaux  atîranchis  pussent  vivre,  il  leur  fallait 
des  terres.  La  propriété  mainmortal)le  constitue  en  quelque 
sorte  l'échelon  intermédiaire  entre  hx  propriété  serve  au  sens 
absolu  du  mot  et  la  propriété  individuelle. 

Le  passage  de  la  propriété  collective  ou  semi-personnelle 
(mainmortable)  à  la  propriété  personnelle  semble  s'être  effectué 
dans  notre  vallée,  suivant  deux  méthodes  assez  distinctes. 

D'abord  la  méthode  universellement  en  usage,  l'accensement. 
Ce  procédé  fit  du  tenancier  serf  à  charge  arbitraire  un  tenancier 
libre  à  charge  fixe.  «  Le  bail  à  cens,  dit  M.  d'Avenel,  n'est  pas 
comme  son  nom  semble  l'indiquer,  une  location  ni  un  fermage, 
c'est  une  vente  positive  effectuée  pour  un  revenu  invariable  au 
lieu  de  l'être  pour  un  prix  principal  une  fois  payé.  » 

Dans  notre  vallée,  le  revenu  était  souvent  donné  en  nature  : 
quelques  mesures  d'avoine,  quelques  coupes  de  blé,  quelques 
meaux  de  foin,  une  paire  de  poules  géliiies  à  la  Saint-Michel  ou  à  la 
Saint-Jean,  etc.  La  disproportion  est  flagrante  entre  le  rendement 
réel  du  sol  et  la  redevance  avec  laquelle  on  l'a  acheté;  il  est  vrai 
que  ce  terrain  restait  grevé  de  certains  droits  féodaux,  mais  ces 
droits  n'étaient  pas  sensiblement  plus  onéreux  que  nos  impôts 
actuels.  On  a  calculé  pour  la  France  (1)  que  si  les  familles  des 
premiers  censitaires,  de  ceux  qui  prirent  le  bien  à  son  entrée  en 
vilenage  l'avaient  conservé  jusqu'aux  temps  modernes,  on  aurait 
vu  sous  Louis  XVI  l'hectare  loué  quatre  sous  pendant  que  la 
terre  rapportait  27  francs. 

Il  y  eut  probablement  dans  notre  vallée  une  autre  forme  de 
constitution  du  petit  domaine  libre  dont  nous  dirons  quelques 
mots,  parce  qu'elle  semble  plus  particulière  à  la  région. 

Ce  mode  de  transformation  de  la  propriété  nous  est  révélé  par 
un  document  qui  n'a  pas  trait  directement  à  la  vallée,  mais  à 
un  pays  voisin  et  analogue  :  un  article  de  la  charte  de  Goli- 
gny  (2).    Coligny   est   en    Revermont,   à  l'extrémité  opposée  à 

(1)  Notre  vallée  au  moyen  âge  faisait  partie  de  la  Savoie. 

(2)  De  la  Teyssonnière ,  Recherches  historiques  sur  le  département  de  l'Ain,  \h 
pp.  162  et  280. 


132  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Pont-d'Ain;  les  sires  de  Coligny  ont  longtemps  été  seigneurs 
de  Pont-d'Ain  :  tout  donne  donc  à  penser  que  les  usages  des  deux 
bourgades  à  l'époque  féodale  ont  été  sensiblement  les  mêmes. 

Voici  l'article  en  question  : 

«  Quiconque  aura  défriché  une  partie  de  la  forêt  commune 
du  territoire  pour  en  faire  un  pré  ou  une  terre  labourable,  devra 
deux  deniers  viennois  pour  chaque  charrée  de  foin,  et  la  on- 
zième gerbe  de  la  tâche,  soit  terre  cultivée;  s'il  a  planté  une 
vigne  dans  le  terrain  qu'il  aura  défriché,  il  devra  quatre  deniers 
viennois  pour  chaque  muid  de  vin. 

«  Si  quelqu'un  plante  une  vigne  non  dans  les  terrains  communs 
de  ladite  commune  mais  dans  les  terres  du  seigneur  déjà  mises 
en  culture,  il  devra  au  seigneur  le  quart  des  récoltes  de  cette 
vigne.   » 

C'est  encore  un  accensement,  mais  un  accensement  condition- 
nel, subordonné  à  l'exécution  d'une  clause,  le  défrichement  d'une 
portion  du  sol  boisé.  Nous  voyons  par  cet  article  la  manière  dont 
a  dû  disparaître  une  partie  de  la  zone  lisière  de  nos  forêts. 

Ce  texte  est  instructif  à  d'autres  points  de  vue.  il  nous  montre 
la  propriété  seigneuriale  intermédiaire  entre  la  vraie  propriété 
collective  et  la  propriété  individuelle,  et  le  seigneur  dans  le 
rôle  qui  était  sa  véritable  raison  d'être  :  soutien  de  la  collectivité 
et  administrateur  du  domaine  commun. 

Il  est  difficile,  d'ailleurs,  de  rencontrer  un  texte  plus  probant 
pour  démontrer  que  l'origine  de  la  propriété,  c'est  le  travail. 

L'affranchissement  d'une  bourgade  (1)  ne  consistait  pas  seule- 
lement  dans  le  renoncement  consenti  par  le  seigneur  au  droit  de 
mainmorte.  Lors  des  franchises  accordées  à  telle  de  nos  agglo- 
mérations riveraines,  il  ne  restait  que  six  mainmortables.  Ces 
six  libérés  ne  furent  pas  seuls  à  bénéficier  du  nouvel  état  de 
choses. 

Les  droits  des  nouveaux  bourgeois  étaient,  au  contraire,  multi- 
ples et  étendus.  On  se  fera  une  idée  de  l'importance  de  leurs  privi- 


(1)  Il  faut  observer  à  ce  sujet  que  souvent  les  soi-disant  chartes  d'affranchisse- 
ment ne  sont  que  des  chartes  de  confirmation. 


UNE   VALLÉE   A   MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  133 

lèges,  par  cet  article  de  la  charte  de  Saint-Maiirice-de-Rémens  (1  ). 
((  On  n'admettra  aiicnn  noble  au  nombre  des  bourgeois  de  la 
ville,  et  s'il  en  était  admis  quelqu'un,  il  ne  jouira  pas  des  privi- 
lèges de  la  bourgeoisie,  à  moins  qu'il  ne  soit  compris  dans  le 
nombre  des  officiers  nommés  par  le  seigneur.  » 

L'article  se  comprend  aisément,  les  droits  en  question  étaient 
des  concessions  obtenues  de  la  nol)lesse  à  laquelle  ils  ne  pou- 
vaient faire  retour,  pas  plus  que  les  propriétés  tombées  en  vi- 
lenage  ne  pouvaient  revenir  en  mains  nobles. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  ces  droits  :  il  y  en  avait 
de  civiques,  il  y  en  avait  surtout  de  fonciers,  comme  nous  le 
voyons  par  cette  disposition  de  la  charte  de  Coligny  : 

«  Le  seigneur  ne  peut  diminuer  l'étendue  des  forêts  et  terres 
communes  ni  en  céder  à  quelqu'un  qui  n'habite  pas  la  ville,  sans 
le  consentement  des  bourgeois.  » 

Une  fois  affranchi  et  indépendant,  le  petit  propriétaire  conti- 
nua cependant  à  s'appuyer  sur  la  collectivité.  Dans  notre  vallée 
en  particulier,  la  propriété  commune  étayait  la  propriété  indi- 
viduelle sous  deux  formes  répondant  aux  deux  productions  na- 
turelles du  sol  :  l'herbe  en  bas,  la  forêt  en  haut. 

L'importance  du  brotteau  semble  avoir  été  plus  considérable 
encore,  il  y  a  500  ans  qu'aujourd'hui.  Le  seigneur  administrait  le 
domaine  collectif;  l'usage  en  était  accordé  à  tous  les  communiants 
moyennant  l'acquittement  d'une  faible  taxe  annuelle.  Cette  re- 
devance porte  souvent  dans  les  chartes  le  nom  d'avenage  parce 
qu'elle  consistait  en  un  certain  nombre  de  mesures  d'avoine. 

La  forêt  commune  parait  avoir  appuyé  la  collectivité  plus  ef- 
ficacement encore  que  le  pâturage  commun.  Les  habitants  du 
fond  de  la  vallée  possédaient  dans  les  bois  de  l'hinterland  immé- 
diat un  droit  étendu  d'affouage  ;  une  futaie  de  Varambon  porte 
le  nom  expressif  de  bois  de  chauffage.  Mais  l'avantage  le  plus 
sérieux  que  les  riverains  de  l'Ain  retiraient  de  la  proximité  des 
forêts  était  la  licence  d'y  envoyer  pâturer  le  bétail.  En  somme 
le  bois  semble  avoir  été  longtemps  dans  la  vallée  ce  qu'il  était 

(1)  Tous  ces  articles  se  trouvent  dans  l'ouvrage  de  la  Teyssonnière,  Recherches  his- 
toriques sur  le  département  de  V Ain,  vol.  IL 


134  '  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

partout,  une  propriété  à  peine  appropriée,  très  peu  appréciée, 
dont  on  abusait,  sur  laquelle  on  empiétait  le  plus  possible  : 
cette  propriété  ne  devint  vraiment  rémunératrice  et  estimée  que 
le  jour  où  fut  inaugurée  l'exploitation  yjr/r  eau. 

IV.  —  Le  lecteur  aperçoit  maintenant  les  principaux  rouages  de 
la  vie  sociale  de  la  vallée  pendant  l'époque  «  de  prospérité  agri- 
cole ».  Cette  prospérité  remarquable  tenait  avant  tout  à  l'asso- 
ciation de  seigneurs  qui,  par  nécessité  de  position  étaient  des 
protecteurs  puissants  et  des  administrateurs  libéraux,  et  de  vas- 
saux, qui,  par  obligation  de  situation  également,  étaient  des 
travailleurs  actifs  et  des  débrouillards. 

Mais  la  noblesse  n'est  pas  la  seule  classe  dirigeante  qui  ait  pré- 
sidé à  la  formation  de  la  société  médiévale.  L'autre  classe  ,  la  vé- 
ritable classe  éducatrice  et  émancipatrice,  a  également  joué  son 
rôle  dans  la  vallée,  rôle  dont  nous  n'avons  à  dire  qu'un  mot,  car 
l'action  sociale  du  clergé  sur  notre  territoire  d'étude  a  été  jadis 
ce  qu'elle  fut  à  peu  près  partout. 

Notre  vallée  se  trouvait  placée  pour  ainsi  dire  à  la  ligne  de 
contact  entre  les  zones  d'influences  de  deux  puissants  monastères. 
La  célèbre  abbaye  bénédictine  d'Ambronay,  à  la  lisière  du  Bas- 
Bugey,  date  du  début  du  neuvième  siècle  et  subsista  jusqu'à  la 
révolution.  Elle  n'eut  sur  notre  vallée  de  l'Ain  qu'un  bienfaisant 
effet  de  voisinage. 

Au  contraire,  d'autres  moines  nous  intéressent  directement 
comme  défricheurs  d'une  bonne  partie  de  l'hinterland  immédiat, 
ce  sont  les  Cisterciens  de  l'abbaye  de  Chassagne.  Ce  monastère, 
s'établit  en  1162  à  quelque  distance  en  arrière  de  l'arête  faitale 
de  la  côtière,  au  sein  du  premier  massif  boisé.  Les  religieux  fon- 
dèrent tout  autour  d'eux  des  granges  et  des  celliers  modèles,  où, 
les  premiers  dans  le  pays,  ils  firent  fleurir  une  agriculture  pro- 
gressive et  une  viticulture  rationnelle  (1). 

Le  seigneur  fournissait  au  petit  cultivateur  la  protection;  le 
moine,  l'exemple  et  un  complément  d'éducation. 

V.  —  C'est  très  avantageux  de  produire  beaucoup  en  toute  sécu- 

(1)  M.  Marchand,  Histoire  de  l'abbaye  de  Chassagne. 


UNE   VALLÉE   A   MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  135 

rite,  mais  il  faut  encore  pouvoir  écouler  ses  produits.  Je  ne  veux 
pas  répéter  ici  ce  qui  a  été  dit  au  paragraphe  précédent  sur  la 
facilité  d'accès  de  la  vallée  aux  époques  de  communication  diffi- 
cile. En  un  certain  sens,  il  y  a  500  ans,  tout  le  pays  vivait  déjà 
de  la  route,  non  pas  de  la  route  ligne  de  transit,  mais  de  la  route 
voie  d'exploitation  et  d'importation. 

La  famine,  ce  fléau  toujours  à  craindre  au  moyen  âge  dans 
les  contrées  fermées,  n'était  guère  à  redouter  dans  des  vallées 
ouvertes  comme  la  nôtre,  où  d'ailleurs  les  gens  faisaient  un  peu 
de  tout  et  pouvaient  compenser  l'insuffisance  d'une  de  leurs  ré- 
coltes par  l'abondance  d'une  autre  production. 

Le  trop  plein  de  la  vallée  s'expédiait  facilement  au  dehors 
grâce  aux  chemins  praticables  en  toutes  saisons,  grâce  surtout  à 
la  rivière,  voie  favorite  des  marchandises  encombrantes.  — 
Cette  rivière,  peut-être  aussi  les  chemins  riverains,  ne  desservaient 
pas  seulement  la  vallée,  mais  encore  l'hinterland  immédiat.  Les 
marchandises  destinées  à  l'embarquement  sur  l'Ain  devaient 
forcément  être  transportées  d'abord  dans  les  ports  des  agglomé- 
rations riveraines.  Commercialement  comme  militairement,  la 
vallée  commandait  le  plateau.  C'était  une  nouvelle  raison  de 
supériorité  économique  du  territoire  de  lisière  sur  le  territoire 
intérieur. 

Les  péages  par  eau  et  par  terre  établis  aux  carrefours  de  Pont- 
d'Ain  et  de  Loyes  semblent  avoir  procuré  aux  seigneurs  qui  en 
étaient  les  possesseurs  des  profils  fort  considérables.  Ils  entrent 
pour  une  part  importante  dans  l'évaluation  des  domaines  féo- 
daux. Les  La  Palud  qui  retiraient  tant  d'avantages  moraux  de  la 
position  stratégique  de  la  vallée  en  retiraient  d'autres,  des  avan- 
tages plus  matériels,  de  sa  position  commerciale. 

VI.  —  Ceci  nous  amène  à  examiner  la  dernière  cause  de  la  pros- 
périté sociale  de  notre  vallée  au  moyen  âge  :  la  vie  routière  as- 
sez intense  de  certaines  agglomérations. 

La  voie  en  bordure  de  l'Ain  ne  jouait  alors  qu'un  rôle  très 
limité,  par  la  raison  que  le  pont  de  Neuville  n'existait  pas,  et 
que  la  route  venait  pour  ainsi  dire  buter  contre  la  montagne. 

La  voie  commerciale  fréquentée  en  était  une  autre,  celle  qui 


136  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

franchit  la  rivière  à  Pont-d'Ain  et  traverse  ensuite  la  plaine  res- 
treinte de  part  en  part. 

C'était  alors  le  grand  chemin  de  communication  de  France  en 
Italie  par  la  Savoie. 

Le  pont  qui  donna  son  nom  au  groupement  de  Pont-d'Ain  ne 
subsista  que  peu  de  temps  et  fut  remplacé  par  un  bac.  Mais  il  ne 
semble  pas  que  cette  substitution  ait  diminué  en  rien  la  prospé- 
rité de  la  bourgade  dès  lors  si  mal  nommée.  Peut-être  même  aug- 
menta-t-elle  l'importance  de  Pont-d'Ain,  à  cause  de  la  halte  que 
les  convois  étaient  obligés  de  faire  avant  de  passer  l'eau. 

J'emprunte  les  détails  suivants  à  une  communication  manus- 
crite d'un  érudit,  M.  l'abbé  Marchand,  dont  j'ai  déjà  mis  plus 
d'une  fois  les  savants  travaux  à  contribution  : 

En  1301,  à  Pont-d'Ain,  un  radeau  de  planches  paye  6  deniers, 
la  charge  de  drap  de  France  6  sols,  -2  deniers,  le  cavalier  trois 
oboles,  le  piéton  une  obole,  le  juif  à  cheval  9  deniers,  le  juif  à 
pied  6  deniers. 

En  1305,  une  charrette  chargée  de  fruits,  châtaignes,  noix,  paye 
9  deniers,  l'àne  chargé  de  peaux  6  deniers,  chargé  de  ferronne- 
rie 9  deniers. 

En  1306,  on  inscrit  le  péage  acquitté  par  plusieurs  marchands 
du  Milanais  et  du  Padouan,  amenant  des  convois  de  chevaux. 

En  13V0,  le  châtelain  de  Pont-d'Ain  fait  un  voyage  aux  foires 
de  Chalon-sur-Saône  pour  engager  les  marchands  à  passer  sur 
les  terres  du  duc  de  Savoie. 

Ce  qui  avait  lieii  à  Pont-d'Ain  se  répétait  à  l'autre  extrémité  de 
la  vallée,  au  bourg  de  Loves,  près  duquel  passait  la  route  pri- 
mitive Lyon-Genève. 

On  peut  dire  qu'au  moyen  âge  l'industrie  routière  occupait 
dans  la  vallée  la  situation  qu'occupe  aujourd'hui  l'industrie  pro- 
prement dite.  Les  deux  extrémités  du  territoire  subissaient  l'in- 
fluence d'une  route,  le  miheu  de  notre  champ  d'étude  restait 
pays  purement  agricole. 

Une  preuve  manifeste  de  l'activité  commerciale  de  Pont-d'Ain 
et  de  Loyes  au  treizième  siècle,  c'est  la  présence  d'une  colonie 
juive  dans  ces  deux  bourgades.  Ces  juifs  n'ont  disparu  de  notre 


UNE    VALLÉE   A   MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  137 

vallée  qu'au  quinzième  siècle,  sans  doute  sous  l'influence  de  Fin- 
quisition. 

Or,  partout  où  les  juifs  s'installent,  on  peut  être  certain  que 
la  vie  commerciale  est  intense.  Ce  sont,  au  moyen  âge,  les  habi- 
tués des  carrefours.  Trévoux.,  à  la  lisière  occidentale  de  la 
Bresse,  était,  il  y  a  600  ans,  un  gros  centre  de  négoce,  et  le 
siège  d'une  colonie  israélite  florissante. 

Les  juifs  n'étaient  pas  les  seuls  nomades  que  la  facilité  d'ac- 
cès attirait  dans  notre  vallée  ouverte.  Le  pays  semble  à  plusieurs 
reprises ,  au  moyen  âge,  avoir  été  envahi  par  les  bohémiens,  ou 
gypsies,  qui  constituent  par  excellence  la  population  routière.  La 
charte  d'une  de  nos  bourgades  contient  des  pénalités  sévères  con- 
tre tout  bourgeois  qui  aura  «  cognu  »  une  de  ces  vagabondes. 
Cette  disposition,  égarée  dans  un  article  de  franchises  commu- 
nales, en  apprend  à  elle  seule  fort  long  sur  l'ancienne  importance 
de  la  vallée  comme  lieu  de  passage. 

Pont-d'Ain  avait  des  foires  très  fréquentées  où  l'on  venait  de 
loin.  Ce  fut  la  conquête  de  François  L'"  qui  décapita  ce  centre 
commercial.  Nous  avons  vu  d'ailleurs  à  quel  point  les  guerres 
d'annexion  firent  souflrir  tout  le  pays,  qui,  en  moins  de  vingt  ans, 
de  1576  à  159.5,  passa  de  l'aisance  véritable  â  la  plus  affreuse 
misère. 

Avant  de  quitter  le  moyen  âge,  un  problème  s'impose  à  notre 
examen.  Quels  furent  les  résultats  durables,  quels  peuvent  être 
les  résultats  actuels  de  l'ancienne  vie  sociale  de  la  vallée  pen- 
dant la  longue  période  de  prospérité  agricole  croissante  ? 

La  réponse  me  semble  assez  simple.  L'existence  du  pays  au 
moyen  âge  est  relativement  peu  complexe,  et  tous  les  éléments 
qui  la  constituent  agissent  dans  le  même  sens,  vers  le  dévelop- 
pement de  l'activité  individuelle. 

Le  travail  agricole  est  non  seulement  comme  aujourd'hui  un 
travail  de  lutte  contre  un  sol  ardu,  mais,  en  partie  du  moins,  un 
travail  de  défrichement  :  c'est  donc  un  travail  progressif,  qui 
n'a  pas  les  effets  déprimants  de  la  petite  culture  routinière. 

Sans  doute  le  brotteau  et  la  forêt  appuient  la  population,  mais 
ces  ressources  spontanées  ne  fournissent  aux  riverains  de  l'Ain 


138  LA    SCIENCE   SOaALE. 

que  la  porlion  congrue  de  leur  subsistance,  l'aisance  naît  d'une 
autre  source,  du  labeur  intense  et  personnel. 

L'esprit  d'aventure  se  développe  spontanément  par  la  vie  d'a- 
ventures guerrières.  Cette  initiative  mi7z7a/re  est  peut-être  une  des 
raisons  éloignées  de  la  future  initiative  routière  et  commerciale. 

Le  pays  est  très  ouvert,  et  l'ouverture  des  lieux  amène  l'ouver- 
ture des  esprits. 

L'éducation  hors  du  foyer  et  l'émigration  définitive  qui  sont 
actuellement  les  deux  grandes  causes  d'affaiblissement  social  de  la 
.vallée,  celle-ci,  au  moyen  âge  n'en  souffrit  jamais.  Au  contraire, 
la  population  avait  propension  et  intérêt  à  s'accumuler  dans 
les  bourgades  riveraines.  L'hinterland  à  conquérir  étant  vaste, 
et  les  produits  du  sol  s'écoulant  facilement,  il  y  avait  toujours 
disproportion  entre  le  travail  utile  et  les  bras  pour  l'exécuter.  Le 
bonheur  économique  et  social  du  pays  procédait  beaucoup,  nous 
lavons  vu,  de  cette  inégalité  hepreuse. 

Pour  expliquer  la  vie  contemporaine  de  la  vallée,  la  force  de 
résistance  que  la  race  d'aujourd'hui  oppose  à  des  conditions 
d'existence  assez  déprimantes,  il  faut  songer  au  pays  d'hier,  à 
la  route.  De  même  pour  expliquer  la  vie  de  la  vallée  au  dix-hui- 
tième siècle,  le  relèvement  rapide  des  villages  presque  anéantis 
par  la  soldatesque  de  Biron,  il  faut  songer  à  la  vie  sociale  de  la 
veille  du  cataclysme,  aux  qualités  d'activité  et  d'endurance  que 
les  échappés  du  massacre  devaient  aux  conditions  antérieures  du 
lieu  et  du  travail. 

Ces  qualités  permirent  à  la  vallée  de  renaître  à  la  santé  après 
une  saignée  épouvantable.  L'ère  de  prospérité  agricole  est  certai- 
nement une  cause  lointaine  de  l'ère  de  prospérité  routière, 

CONCLUSION 

Nous  voici  parvenus  au  terme  de  notre  enquête. 

En  regard  des  deux  périodes  que  présente  l'histoire  de  la  vallée 
classique,  une  première  où  le  bas-fond  et  la  pente  appuient  le 
plateau  supérieur,  une  seconde  où  le  plateau,  ou  la  montagne, 
appuie  la  pente  sous-jacente,  notre  vallée  à  part  offre  cinq  états 


UNE    VALLÉE    A    MÉTAMORPHOSES   SOCIALES.  139 

sociaux,  caractérisés  par  les  modes  dominant  et  subordonnés  du 
travail  pendant  ces  époques  distinctes. 

I.  Ère  de  prospérité  (Kp'icolr  (jusqu'à  la  fin  du  seizième  siècle). 
Travail  dominant,  l'agi  iculture  (avec  la  viticulture  pour  branche 
principale).  Travail  subordonné,  les  industries  routières.  Fabri- 
cation nulle.  Influence  des  territoires  d'appui  très  faible.  Au 
contraire,  la  vallée  appuie  fortement  le  territoire  de  l'Ouest  à 
qui  elle  sert  de  modèle  agricole  et  de  lig-ne  d'écoulement  pour 
l'exportation  des  produits. 

II.  Période  de  relèvement  (de  Biron  à  la  route).  Travail  domi- 
nant, d'abord  l'agriculture.  Mais  bientôt  l'art  des  forêts  et  les 
industries  de  transport  viennent  faire  une  concurrence  sérieuse 
au  rôle  prépondérant  de  la  culture.  Fabrication  faible.  Influence 
des  territoires  d'appui,  comme  dans  la  période  précédente.  A 
dater  de  173i,  la  supériorité  agricole  de  la  vallée  sur  l'hinter- 
land  s'atténue;  peu  à  peu,  le  plateau  de  grande  exploitation  de- 
vient le  précurseur  et  le  modèle  de  la  zone  de  petite  exploitation. 

III.  Ère  de  prospérité  routière. IrdiVfixXàommdini^XQ'^  industries 
de  transport.  Travaux  subordonnés  ,  l'art  des  forêts  et  l'agricul- 
ture (avec  la  viticulture  et  la  culture  du  chanvre  pour  branches 
principales).  Fabrication  nulle.  Rôle  des  territoires  d'appui  faible. 

IV.  Période  contemporaine  (depuis  l'ouverture  du  chemin  de 
fer).  Influence  des  territoires  d'appui  prépondérante.  Travail 
local  dominant  l'agriculture,  contre  laquelle  lutte  en  certaines 
bourgades  la  fabrication  naissante. 

V.  Période  future  probable  [au  village  précurseur  de  Neuville 
la  probabilité  est  une  réalité  observable)  :  travail  dominant,  la 
fabrication.  Travail  subordonné,  l'agriculture  ayant  toujours  la 
viticulture  comme  branche  principale. 

L'industrie  semble  l'avenir  du  pays.  Seulement,  avec  la  vie 
sociale  si  complexe  de  la  vallée,  il  faut  se  garder  d'escompter  le 
lendemain  et  de  tabler  sur  des  probabilités.  Il  y  a  cent  cinquante 
ans  déjà,  le  pays  faillit  devenir  région  d'industrie.  On  ne  s'en 
serait  guère  douté  cinquante  ans  plus  tard. 

Si,  abandonnant  les  hypothèses  plus  ou  moins  hasardées  sur 
l'avenir  de  la  vallée,  nous  revenons  à  son  passé,  et  si  nous  cher- 


140  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

chons  à  résumer  brièvement  les  enseignements  que  nous  fournit 
l'étude  de  sa  vie  ancienne,  nous  arrivons  à  cette  conclusion  : 

La  raison  des  qualités  précieuses  que  conserve  aujourd'hui  la 
race  de  ce  pays  déchu,  de  ces  facultés  exceptionnelles  à  constater 
chez  une  population  de  simples  petits  cultivateurs,  c'est  bien 
d'abord,  comme  cause  immédiate  celle  que  nous  avons  indiquée 
en  commençant,  l'ancienne  activité  routière  de  la  vallée. 

C'est  ensuite  et  surtout  une  cause  lointaine,  un  double  carac- 
tère spécifique  du  pays  que  nous  venons  d'étudier  :  la  basse 
vallée  de  l'Ain  est  un  lieu  de  passage,  et  c'est  un  lieu  de  trcmsition. 

L'ouverture  des  esprits  a  procédé  de  l'ouverture  du  territoire, 
voilà  l'effet  du  lieu  de  passage. 

L'ejffet  du  lieu  de  transition  fut  le  suivant  :  la  position  de  la 
vallée  au  sein  de  contrées  dissemblables  amena  la  race  à  se 
livrer  successivement  à  des  formes  de  travail  très  dissemblables, 
à  se  plier  à  toutes,  sans  se  spécialiser  dans  aucune.  Le  Côterain 
typique  actuel  est  un  dilettante  du  travail  tnanuel,  c'est  un 
touche  à  tout  débi^ouillard.  C'est  en  même  temps  un  énergique^ 
car  les  travaux  auxquels  tour  à  tour  il  a  demandé  sa  subsistance 
étaient  presque  tous  des  labeurs  ardus. 

On  peut  remarquer  que  les  deux  caractères  essentiels  de  notre 
demi-vallée  d'être  un  lieu  de  passage  (un  territoire  en  bordure 
de  route)  et  un  lieu  de  transition  se  retrouvent  dans  une  demi- 
vallée  voisine  et  semblable  qui  s'étend  au  bord  occidental  du 
plateau  bressan. 

A  quelques  nuances  près,  le  Côterain  de  la  Saône  est  bien 
l'homologue  du  Côterain  de  l'Ain. 

Or,  la  France  entière  célèbre  aujourd'hui  les  hauts  faits  d'un 
natif  de  la  côtière  bressane  sur  la  Saône.  Son  nom  est  synonyme 
de  vaillance,  d'audace  intelligente  et  intrépide.  Peut-être 
existe-t-il  dans  notre  race  des  bords  de  l'Ain,  des  héros  en 
puissance  auxquels  a  seule  manqué  pour  s'élever  à  la  renommée 
de  l'illustre  commandant,  l'occasion  qui  enfante  la  gloire.  Peut- 
être  en  certains  de  nos  Côterains  d'élite,  y  a-t-il  des  Marchand 
qui  sommeillent. 

H.    DE    BOISSIEU. 


LES  PYGMÉES 


III 

HISTOIRE   ET  ORIGINE  DES  PYGMÉES  (1) 
I.    —     LES    NÉGRILLES    d'aFRIQUE 

L'étude  des  Pygmées  d'Asie  nous  a  conduits  à  chercher  le  point 
de  départ  de  leur  route  maritime  le  long  des  côtes  de  la  mer 
d'Oman,  dont  Arricn  nous  dit  qu'elles  étaient  occupées  par  des 
peuples  «  Ichthyophages  »,  depuis  le  golfe  Persique  jusqu'au 
Guzerate,  où  Hérodote  plaçait  de  son  temps  encore,  d'accord  en 
cela  avec  les  traditions  du  Mahabharata ,  des  tribus  de  pêcheurs 
sauvages,  vraisemblablement  les  descendants  de  nos  petits  hom- 
mes (2). 

Les  Négrilles  d'Afrique  appartiennent  incontestablement  à  la 
même  famille.  C'est  quelque  part  dans  l'Asie  antérieure  que  ces 
deux  rameaux  se  sont  séparés  l'un  de  l'autre,  mais  en  quel  point 
exactement?  Posons  autrement  le  problème.  Les  Négrilles  sont 
passés  d'Asie  en  Afrique,  mais  quelle  route  ont-ils  suivie?  Est-ce 
la  voie  de  terre,  à  travers  l'isthme  de  Suez,  est-ce  au  contraire  la 


(1)  Voir  lesurlicles  précédents,  Science  sociale,  mars  ei  avril  1899. 

(2)  «  Quant  aux  îles  du  marais  d'Irina,  à  TEst  de  l'embouchure  de  l'indus,  elles 
étaient  occupées  par  des  tribus  de  pécheurs  presque  sauvages,  ancêtres  directs  de 
ceux  (|ui  les  iiabitent  encore  aujourd'iuii.  Hérodote,  d'accord  avec  le  Mahabharata,  les 
représente  comme  vivant  de  poissons  crus;  il  ajoute  qu'ils  se  faisaient  des  canots  avec 
la  section  d'un  tronc  de  bambou,  et  que  leurs  vêtements  étaient  composés  de  joncs 
entrelacés.  «  Cf.  Lenormand,  Manuel  d'Histoire  d'Orient,  t.  III,  p.  749-50. 


142  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

voie  des  côtes,  le  long-  des  rivages  de  la  mer  d'Oman  et  de  la  mer 
Arabique?  Nous  serions,  dans  ce  dernier  cas,  ramenés  au  Golfe 
Persique  comme  au  lieu  où  s'est  opérée  la  transformation  des 
Pygmées  en  pêcheurs.  La  double  détermination  de  la  distribu- 
tion géographique  actuelle  des  Négrilles,  et  de  leur  type  social, 
nous  permettra  de  résoudre  ce  problème. 


1°  La  distribution  géographique  des  Négrilles. 

Le  lieu  africain  se  divise  naturellement  en  deux  zones  :  la  zone 
des  déserts  du  Nord,  la  zone  des  terres  au  Sud  des  déserts  (1). 
Deux  races  distinctes  s'y  développent  :  des  pasteurs  —  race  blanche 
—  au  Nord,  des  agriculteurs  —  race  noire  — au  Sud.  Les  Négril- 
les, ainsi  que  l'indique  la  carte  ci-jointe,  occupent  la  zone  des 
Noirs,  et  s'y  trouvent  disséminés  par  tout  petits  groupes  isolés, 
W  Le  Roy  a  particulièrement  étudié  la  distribution  géographique 
de  ces  divers  groupes;  nous  donnons  ses  conclusions  générales  en 
priant  le  lecteur,  de  se  reporter  pour  plus  amples  détails  aux 
articles  remarquables  qu'il  publiait  en  1897  dans  les  Missions 
catholiques  (2). 

1.  Dans  la  région  du  Harrar,  parmi  les  tribus  des  Gallas,  quel- 
ques groupes  Négrilles  sont  signalés  par  Léon  des  Avanchers  ; 
ce  sont  probablement  les  Bonis ,  reconnus  par  M"  Le  Roy  lui- 
même. 

2.  Les  Watwa  sont  disséminés  autour  du  massif  du  Kénia,  du 
Kilimandjaro  et  du  lac  Tanganyka. 

3.  Les  San  sont  distribués  dans  la  région  du  fleuve  Orange. 

4.  Un  quatrième  groupe  est  signalé  sur  les  rives  du  Cunène. 

5.  Un  cinquième  plus  important  occupe  le  Gabon. 

6.  On  les  signale  dans  le  Fouta-Djalon,  et  au  pied  de  l'Atlas 
sur  la  rive  droite  de  la  Dra. 


(1)  Cf.  La  carie  sociale  de  l'Afrique  de  M.  de  Préville,  Scie?!ce  sociale,  t.  VIII,  p.  390. 

(2)  Négrilles  et  Négritos,   par  Ms''  Le  Roy,  Hissions  catholiques,  1897.  Cf.  en 
particulier,  n"  du  22  janvier. 


LES   PYGMEES. 


I4.i 


7.  Enfin  les  Négrilles  ont  été  reconnus  dans  la  forêt  éqiiato- 
riale,  vers  les  hautes  vallées  du  Wellé  et  du  Congo. 

A  l'exception  de  ce  dernier  groupe,  les  Négrilles  sont  géogra- 
phiquement  distribués  sur  une  double  ligne  :  l'une  suit  la  côte 
orientale,  l'autre  la  côte  occidentale  de  l'Afrique  depuis  le  fleuve 
Orange  jusqu'à  l'Atlas.  N'y  aurait-il  là  rien  de  significatif?  Notons 
d'ailleurs  que  les  Pygmées  n'occupent  pas  seulement  le  conti- 


T)ra,7^, 


AFRIQUE 

Ane  de  dispersion  des  Néèrillei 

Crroupes  sin^?cr/es  -\- 


"^^^ 


nent,  mais  les  iles  africaines.  On  les  signale  à  iMadagascar  :  «  Les 
Mkodos,  disait,  il  y  a  déjà  une  vingtaine  d'années,  le  Musée 
des  Familles  (Wprès  uiwoYRgeuv  américain,  sont  une  race  tout 
à  fait  primitive.  Us  sont  entièrement  nus  et  n'ont  aucun  rapport 
avec  les  autres  tribus.  Ils  habitent  dans  des  cavernes  creusées 
dans  les  rochers  calcaires  de  leurs  montagnes.  Ces  sauvages  sont 
une  des  plus  petites  races  connues,  puisqu'ils  n'excèdent  pas 
56  pouces  en  hauteur,  1  m.  30  (  Ij.  »  C'est  également  dans  une 


(1)  Cité  par  W  le  Roy,  Missions  cadioUqnes,  20  seplembre  1897 

T.   XXVIII. 


10 


144  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ile  de  la  côte  orientale  que  Nonnosus,  envoyé  par  Justinien  comme 
ambassadeur  à  la  cour  d'Abyssinie,  vit  les  petits  hommes  qu'il  dé- 
crit en  ces  termes  :  «  Ils  avaient  la  forme  et  la  figure  humaine,  mais 
étaient  de  petite  taille,  avaient  la  peau  noire  et  le  corps  velu. 
Derrière  les  hommes  venaient  des  femmes  pareilles,  puis  des 
enfants  encore  plus  petits.  Tous  sont  nus  ;  seulement  les  plus 
vieux  ont  les  reins  couverts  d'un  morceau  de  peau,  hommes  et 
femmes,  sans  avoir  par  ailleurs  l'air  sauvage  et  farouche.  Us  ont 
une  voix  humaine,  mais  leur  langue  est  absolument  inconnue  aux 
autres,  même  aux  indigènes.  Ils  vivent  de  coquillages  marins  et 
de  poissons  rejetés  sur  le  rivage.  Très  timides,  ils  tremblaient  de 
peur  à  la  vue  de  nos  hommes,  comme  nous  le  ferions  nous-mêmes 
devant  une  grande  bête  féroce  (1).  »  C'est  le  signalement  très 
précis  d'authentiques  Pygmées.  Mais  comment  sont-ils  arrivés 
sur  ces  lies,  et  les  premiers  puisqu'ils  sont  reconnus  les  indi- 
gènes? Faut-il  voir  en  eux  des  groupes  de  Négrilles  continentaux 
chassés  de  l'intérieur  de  l'Afrique  par  des  peuplades  conquéran- 
tes, et  rejetés  sur  les  côtes,  puis  sur  les  iles  voisines?  Cette  hypo- 
thèse n'est  point  vraisemblable. 

Comme  M.  de  Préville  Ta  scientifiquement  établi  (2),  les 
steppes  de  l'Afrique  du  Nord  ont  été  peuplées  postérieurement  aux 
terres  forestières  et  cultivables  de  l'Afrique  du  Sud.  La  route  des 
déserts  est  surtout  une  route  de  transports,  et  le  commerce  n'est 
possible  que  si  les  terres  qui  les  entourent  au  Nord  et  au  Sud  sont 
déjà  peuplées  de  cultivateurs.  Des  migrations  de  cultivateurs 
passèrent  en  effet  de  très  bonne  heure  d'Asie  en  Afrique  :  la  plus 
importante  des  routes  qu'ils  suivirent  est  constituée  par  ces 
bandes  de  terres  arrosées  et  fertiles  qui  longent  la  mer,  et  con- 
tournent au  Sud  les  affreux  déserts  de  l'Arabie  et  de  l'Afrique. 
Les  côtes  africaines  furent  vraisemblablement  les  premières 
exploitées  :  elles  offraient  les  plus  grandes  facihtés  de  culture  à 
la  fois  et  de  commerce.  Avant  que  les  déserts  ne  fussent  sillonnés 
de  routes  de  caravanes,  le  tratic  se  faisait  déjà  par  voie  de  mer. 

(1)  Cité  par  Paul  Monceaux,  La  lérjeude  des  Pygmées,  Revue  historique,  septembre, 
octobre  1891,  p.  4. 

(2)  Cf.  Les  Sociétés  africaines,  par  A.  de  Préville. 


LES   l'YGMÉES.  145 

Aussi  loin  que  nous  font  remonter  les  traditions  arabes,  nous 
voyons  les  côtes  orientales  de  l'Afrique  explorées  par  les  Kouschi- 
tes,  et  leurs  riches  produits  exportés  dans  les  entrepôts  de  l'Arabie 
méridionale,  et  surtout  du  Ycmen,  pour  être  de  là  dirigés  sur  la 
Chaldée  et  l'Inde  (1).  C'est  donc  des  côtes  vers  l'intérieur  des 
terres  que  s'est  faite  l'expansion  des  tribus  agricoles  de  l'Afrique 
méridionale,  c'est  dans  ce  sens  seul  qu'a  pu  se  faire  le  refoule- 
ment des  Négrilles.  Frères  des  Négritos  pécheurs-côtiers,  ils  sont 
venus  du  Nord-Est  par  les  rivages  de  l'Arabie.  En  même  temps 
que  les  côtes  du  continent  africain^  ils  ont  occupé  les  îles  qui  l'a- 
voisinent.  Dépossédés  bientôt  par  des  tribus  de  nègres  agricul- 
teurs, ils  ont  fui  vers  l'intérieur  du  pays,  où  nous  les  retrou- 
vons aujourd'hui,  souvent  à  quelques  journées  seulement  de 
marche  de  la  mer.  Là,  la  forêt  et  la  vie  indépendante  et  sauvage 
sur  des  terres  qui  s'ouvrent  devant  eux  infinies,  les  ont  sauvés  de  la 
destruction.  Dans  le  voisinage  des  côtes,  la  civilisation  était  trop 
intense  pour  eux,  et  ceux  qui  ont  voulu  s'y  maintenir  n'ont 
pas  tardé  à  fondre  sous  ses  rayons,  comme  les  tribus  nègres  vien- 
nent elles-mêmes  de  nos  jours  y  fondre  aux  rayons  de  la  civili- 
sation des  Européens. 

La  détermination  du  type  social  des  Négrilles  nous  amènera 
à  la  même  conclusion. 


^"  Le  type  social  des  Négrilles. 

Les  Négrilles  vivent  par  tout  petits  groupes  isolés  et  s'ignorant 
l'un  l'autre,  au  milieu  de  tribus  agricoles.  Conscients  de  leur 
faiblesse,  ils  la  trahissent  sur  leur  physionomie  «  par  une  expres- 
sion habituelle  de  peur,  d'effroi  même,  qui  fait  que  lorsqu'on  les 
examine  ils  gardent  toujours  la  tête  basse  et  semblent  trembler.  » 
Toujours  errants,  essentiellement  mobiles,  ils  sont  prêts  à  dé- 
guerpir au  moindre  bruit  de  pas  insolite,  mais  leur  déplace- 
ment se  fait  toujours  dans  les  limites  dune   zone  restreinte. 

(1)  cf.  Lenormand,  Manuel  d'hkioire  de  l'Orient,  t.  III,  liv.  VII,  §  I,  '2. 


1  l'y  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Chaque  famille  Négrille  en  effet  est  apparentée  à  une  tribu  nègre 
qui  lui  sert  comme  de  mère  adoptive,  et  c'est  invariablement 
dans  la  zone  qui  est  de  la  dépendance  de  cette  tribu  quils  se 
meuvent,  semblables  à  ces  oiseaux  mi-apprivoisés  qui  s'envolent 
au  moindre  geste  que  fait  votre  main,  et  reviennent  bientôt,  dès 
que  vous  avez  détourné  la  tète,  y  prendre  la  becquée.  C'est  qu'en 
effet,  sans  la  becquée  que  leur  oti're  la  tribu  adoptive,  sans  les 
ressources  qu'ils  se  procurent  auprès  d'elle,  les  Négrilles  mour- 
raient souvent  de  faim. 

Ils  vivent  des  produits  de  la  chasse  et  de  la  cueillette;  ils 
laissent  le  soin  de  la  culture  à  leurs  voisins.  Avec  le  surplus  de 
ces  produits,  avec  le  miel  qu'ils  excellent  à  trouver  dans  la  forêt, 
ils  se  procurent  des  bananes,  du  manioc,  du  maïs^  des  haricots, 
des  patates,  les  végétaux  et  les  légumes  qui  leur  sont  si  utiles. 
La  chasse  a-t-elle  été  malheureuse,  et  n'ont-ils  rien  à  échanger 
contre  des  produits  agricoles,  ils  descendent  dans  les  champs  de 
leurs  voisins  et  y  opèrent  une  razzia.  Cette  opération  n'est  d'ail- 
leurs point  considérée  par  eux  comme  un  vol.  Les  premiers  venus 
sur  la  terre  d'Afrique,  ils  se  regardent  comme  les  propriétaires 
dti  sol;  le  nègre  qui  le  cultive  est  leur  fermier?  Les  razzias  qu'ils 
accomplissent  de  temps  à  autre  ne  sont  dès  lors  autre  chose  que 
le  prix  du  fermage  de  leur  terre  qu'ils  se  permettent  de  préle- 
ver eux-mêmes  en  nature.  D'ailleurs  ces  actes  ne  sont  pas  fré- 
quents. Aussi  la  tribu  adoptive  ne  se  fâche  pas  trop;  elle  tolère 
ces  petits  larcins  que  compenseront  largement  les  avantages 
qu'elle  tirera  d'eux.  Ce  sont  d'abord  l'ivoire  des  éléphants,  le 
miel  sauvage  ;  ce  sont  ensuite  les  services  directs  qu'elle  rece- 
vra d'eux  pour  la  chasse.  Car  la  forêt  n'a  pas  de  secret  pour  le 
Négrille.  Il  excelle  à  reconnaître  le  gibier,  à  glisser  rapide 
comme  une  flèche  à  travers  les  fourrés  épais,  à  se  rendre  invi- 
sible. Telle  est  l'opinion  qu'il  a  de  lui-même,  et,  qui  plus  est, 
l'opinion  que  s'en  font  ses  voisins.  «  Les  Bakwéya  (du  pays 
Kombé)  sont,  dit  un  indigène,  des  hommes  pas  longs  et  même 
courts,  lis  tuent  beaucoup  d'animaux  ;  ils  ne  sont  point  mé- 
chants. Us  demeurent  dans  des  cases  qui  ne  sont  pas  même 
des  cases.  Us  ne  font  pas  de  jardins  pour  planter  le  manioc  ou  le 


LliS   PYGMÉt:S.  147 

bananier.  Us  mangent  des  lianes^  du  miel  et  de  la  chair  des 
bêtes.  Ils  savent  la  danse,  la  vertu  des  plantes  et  beaucoup 
d'autres  choses.  Les  blancs  possèdent  la  science  de  la  mer.  Il 
en  est  ainsi  des  Bakwéya  pour  la  science  de  la  terre  :  aucune 
nation  ne  peut  les  dépasser  en  cela.  Ce  sont  eux  qui  étaient  au 
commencement,  et  ils  ont  gardé  la  science  des  choses  cachées.  Ils 
sont  à  la  racine  du  monde  (1).   » 

Chasse  et  échanges  avec  les  populations  agricoles  voisines, 
telles  sont  les  principaux  modes  de  ressources  du  Négrille.  Mais 
ce  sont  là  deux  fonctions  qui  ne  ressortissent  pas  du  même  sexe  : 
hommes  et  femmes  ont  chacun  leurs  attributions  distinctes. 

L'homme  chasse;  la  femme  pourvoit  aux  besoins  du  ménage, 
élève  les  enfants,  nourrit  son  mari  quand  la  chasse  est  mauvaise, 
préside  aux  échanges  commerciaux  avec  la  tribu  voisine.  Jamais 
l'homme  ne  l'aide  dans  ces  opérations,  elles  sont  indignes  de  lui. 
«  La  femme  doit  trouver  moyen  de  nourrir  son  mari,  de  se 
nourrir  elle-même,  et  par  conséquent  de  travailler  :  l'homme 
cherche  de  son  côté  sans  doute,  mais  enfin  les  bonnes  fortunes 
de  la  chasse  et  de  la  maraude  sont  aléatoires,  et  il  faut  vivre 
quand  même.  Il  est  donc  établi  que  la  femme  travaille,  et  que 
r homme  la  regarde  faire.  Paresseux  comme  un  Mtwa,  disent  les 
Swahilis.  Et  pour  que  la  paresse  d'un  Mlwa  les  ait  frappés  au  point 
de  la  mettre  en  proverbe,  il  faut  qu'elle  tranche  sensiblement 
sur  la  leur.  Instrument  de  travail,  la  femme  représente  un  cer- 
tain capital.  Les  Négrilles  ne  l'achètent  cependant  pas,  mais  il 
y  a  néanmoins  accord  et  échange  entre  le  prétendant  et  la  fa- 
mille de  la  fiancée.  »  Et  plus  loin  :  «  L'homme  chasse,  construit 
sa  hutte,  prépare  les  engins  nécessaires,  les  filets,  les  lacets,  le 
poison  des  flèches,  etc.;  mais  la  femme  est  la  maîtresse  du  foyer, 
un  foyer  en  plein  air;  elle  prépare  les  aliments,  elle  élève  les  en- 
fants, elle  va  chercher  le  bois  de  chauffage,  l'eau,  les  fruits 
qu'elle  sait  être  à  sa  portée,  les  produits  des  populations  agri- 
coles. C'est  en  somme  beaucoup  de  travail,  eu  égard  au  travail 
du  mari,  qui,  pour  ces  soins  de  l'intérieur,  se  fait  un  devoir  de 

(1)  Cf.  Ms'  Le  Roy,  ouvr.  cité,  IG  mars  1897. 


148  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ne  l'aider  jamais  en  rien.  Mieux  encore,  toutes  les  fois  que  j'ai 
voulu  me  procurer  quelques  objets  de  ces  campements,  j'ai  dû 
m'adresser  aux  propriétaires  respectifs  :  les  hommes  m'ont  donné 
des  armes  et  du  poison  de  flèche;  mais  cjuand  j"ai  voulu  tel  petit 
panier,  une  boite  d'écorce,  c'est  à  ces  dames  qu'on  m'a  renvoyé 
tout  de  suite,  et  c'est  avec  elles  qu'il  m'a  fallu  traiter  (1).  » 

Ainsi  chez  les  Négrilles  même  répartition  du  travail  en  deux 
ateliers  distincts  que  chez  les  Négritos  des  Andaman.  La  même 
conséquence  sociale  résulte  de  ce  même  état  de  choses,  nous 
voulons  parler  de  l'importance  du  rôle  de  la  femme  dans  la 
société  négrille.  «  Chez  les  Waboni,  comme  chez  les  Akoa,  les 
Ajongo,  les  Babonga  et  les  Béku,  il  m'a  semblé  que  la  femme 
avait  même  une  part  plus  grande  d'autorité,  de  liberté  et  d'af- 
fection que  dans  les  tribus  voisines  (2).  »  Ce  ne  sont  donc  point 
les  mœurs  des  populations  avoisinantes  qui  ont  déteint  sur  les 
Négrilles,  et  ont  donné  à  la  femme  au  sein  de  la  société  de  ces 
primitifs,  une  situation  qu'envieraient  souvent  à  certains  égards 
les  femmes  de  nos  sociétés  civilisées. 

Les  Négrilles  sont  impuissants  à  constituer  des  organismes  so- 
ciaux au-dessus  de  la  famille.  On  peut  les  grouper  par  régions, 
mais  les  familles  qui  entrent  dans  chaque  région  sont  indépen- 
dantes les  unes  des  autres.  «  Nulle  part  à  ma  connaissance,  dit 
M^^  Le  Roy,  ils  ne  forment  un  état  proprement  dit,  une  confédé- 
ration quelconque  dépendant  d'un  ou  de  plusieurs  chefs.  Même 
quand  ils  sont  nombreux  dans  une  région,  comme  à  Sanyéni 
dans  le  Haut-Tana,  chez  les  Momvu  où  Scheweinfurth  les  a  trouvés, 
ils  sont  répartis  en  campements  plus  ou  moins  considérables, 
mais  indépendants  les  uns  des  autres,  et  libres  de  leurs  mouve- 
ments (3).  »  La  famille  et  le  campement  c'est  tout  un.  Le  père 
ou  plutôt  l'aïeul  est  tout  au  foyer;  il  est  le  chef,  le  juge,  le  prêtre 
qui  initie  aux  secrets  des  choses.  Il  a  sous  ses  ordres  «  ses  enfants, 
ses  petits-enfants,  sans  parler  de  ses  frères,  de  ses  cousins,  de  ses 
gendres  et  de  ses  neveux,  de  leurs  femmes  et  de  leurs  progéni- 

(1;  Cf.  W  Le  Roy.  ouvr.  cité,  11  juin  1897. 

(2)  Cf.  W^  Le  Roy,  ouvr.  cité,   11  juin  1897. 

(3)  Cf.  M^'  Le  Roy,  ouvr.  cité,  18  juin. 


LES   PYGMÉES.  149 

tures  ».  C'est  une  communauté  patriarcale,  mais  très  réduite  :  à 
peine  comprend-elle  de  15  à  20  membres. 

D'une  part  les  travaux  de  la  chasse  habituent  l'individu  à  vivre 
d'une  vie  indépendante  en  dehors  du  foyer,  et  tendent  à  briser 
les  cadres  de  la  communauté.  D'autre  part,  l'isolement  complet 
est  impossible  au  milieu  de  ces  immenses  terres,  et  parmi  des 
races  plus  fortes.  Se  détacher  du  groupe,  c'est  pour  l'individu  se 
voir  bientôt  enveloppé  comme  dans  un  tourbillon  par  les  popula- 
tions voisines,  et  absorbé  par  elles.  De  là  une  oscillation  conti- 
nuelle dans  une  double  direction  opposée,  une  double  tendance 
qui  le  porte  à  sortir  de  la  famille,  et  tout  ensemble  à  s'y  cram- 
ponner fortement,  et  qui  aboutit  à  l'extrême  limitation  du  groupe 
communautaire. 

Ici,  comme  aux  Andaman,  c'est  en  resserrant  et  en  étendant  les 
liens  moraux  d'affection  et  de  sympathie  que  crée  la  parenté 
entre  ses  divers  membres,  que  la  communauté  négrille  s'assure 
de  l'unité  et  de  la  cohésion.  «  Nous  vivons  en  famille,  dit  un  Boni 
quelque  peu  philosophe  à  M"'  Le  Roy,  de  manière  que  dans  cha- 
que campement  il  n'y  ait  qu'un  chef  qui  est  le  père  de  tous  les 
autres,  qui  commande  et  est  obéi.  Là  aussi  il  n'y  a  que  des  frères 
et  des  sœurs  (1)  ».  —  Une  autre  institution  fortifie  l'autorité  du 
père,  et  par  suite  contribue  à  la  consistance  du  groupement  fa- 
milial :  c'est  l'initiation  aux  secrets  des  choses.  Le  Négrille  se 
donne  comme  le  possesseur  de  la  science  de  la  terre,  le  détenteur 
des  secrets  des  choses  :  là  est  sa  force  dans  sa  lutte  pour  l'exis- 
tence avec  les  populations  voisines.  L'ancêtre  en  a  le  dépôt;  le 
jeune  homme,  à  son  entrée  dans  l'âge  viril,  est  solennellement 
initié  à  leur  connaissance,  à  la  suite  de  quelle  initiation  il  fait 
partie  de  l'association  des  hommes.  L'ancêtre  est  le  chef  de  l'as- 
sociation :  il  garde  par  devers  lui  les  secrets  les  plus  importants. 
Aussi,  tant  quilest  /«,  garde-t-il  la  confiance  de  la  communauté . 
«  Seulement  quand  il  se  voit  près  de  mourir,  il  appelle  son  dis- 
ciple, son  fils  aine,  lui  donne  ses  derniers  conseils,  lui  livre  ses 
secrets  les  plus  cachés,  lui  répète  ses  instructions,  et  l'ayant  dé- 

(1)  Cf.  W  Le  Roy,  ouvr.  cité^  26  février  1897. 


150  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

signé  comme  son  successeur,  il  laisse  aller  son  âme  rejoindre  celle 
de  ses  ancêtres  dans  le  monde  mystérieux  où  les  Akoa  retrouvent 
la  vie  dans  leurs  forêts  enchantées  (1),  »  —  Mais  ce  qui  manifeste 
bien  la  fragilité  du  lien  dont  la  communauté  enveloppe  ses 
membres,  c'est  que  le  moment  solennel  de  la  disparition  de 
l'ancêtre  est  souvent  celui  où  se  fait  le  démembrement  de  la 
famille.  L'un  des  fils  quitte,  avec  sa  femme,  ses  enfants,  et  les 
parents  qu'il  a  réussi  à  grouper  autour  de  lui,  le  campement 
familial  pour  fonder  un  campement  nouveau. 

La  communauté  andamanaise  nous  était  apparue  déjà  limitée, 
mais  elle  renfermait  encore  dans  son  sein  plusieurs  ménages. 
La  communauté  négrille  est  plus  émiettée  encore,  et  réduite 
à  sa  plus  simple  expression,  la  famille.  Cette  dissociation  plus 
grande  est  l'œuvre  de  la  pratique  exclusive  de  la  chasse.  Mais 
des  vestiges  significatifs,  l'esprit  patriarcal  qui  les  anime,  les 
efforts  désespérés  qu'ils  font  pour  sauver  le  lambeau  de  commu- 
nauté qui  leur  reste,  attestent  que  les  Négrilles  ont  antérieure- 
ment possédé  une  organisation  communautaire  plus  forte.  Ils 
n'ont  pas  toujours  été  de  purs  chasseurs.  La  chasse  aujourd'hui 
encore  ne  suffit  pas  à  leurs  besoins  :  ils  vivent  somme  toute 
en  parasites  attachés  aux  flancs  des  populations  agricoles  qui 
les  avoisinent,  et  sans  lesquelles  ils  connaîtraient  souvent  la  di- 
sette. Antérieurement  à  l'arrivée  des  populations  agricoles,  les 
Négrilles  devaient  se  livrer  à  un  travail  et  occuper  un  lieu  plus 
prospères.  Chassés  des  côtes  vers  fintérieur  du  pays,  ils  se  sont 
adonnés  à  la  chasse,  parce  que  leur  première  formation  sociale 
ne  les  préparait  point  à  d'autres  travaux.  Habitués  à  la  vie  facile 
de  la  cueillette,  sans  appui  du  côté  d'eux-mêmes,  sans  appui  du 
côté  de  la  communauté  trop  faible  pour  les  soutenir,  en  arri- 
vant sur  ces  terres  forestières  de  l'Afrique  du  Sud^  ils  n'ont  pu, 
comme  les  Nègres  leurs  voisins,  les  transformer  par  la  culture. 

Ainsi  donc,  le  type  social  des  Andamanais  explique  le  type 
social  des  Négrilles;  par  suite,  c'est  par  la  voie  maritime  que 
s'est  faite  leur  pénétration  sur  les  lies  et  sur  le  continent  afri- 

(1)  Cf.  M^'  Le  Roy,  ouvr.  cité,  14  mai  1807. 


LES   l'VGMÉES.  1-^)1 

cains.  Nous  avons  déjà  dit  comment  cette  route  expliquait  leur 
distribution  géographique  actuelle.  Établissons  que  cette  route 
est  la  seule  qu'ils  aient  pu  suivre. 

Deux  routes  continentales  donnent  accès  d'Asie  en  Afrique  : 
une  route  agricole  du  Nord  au  Sud  par  les  vallées  fertiles  du 
Liban,  et  la  vallée  du  Nil;  une  route  pastorale  parcourant  les 
steppes  de  IWrabie  et  les  reliant  par  la  mer  Rouge  aux  déserts  de 
l'Afrique  du  Nord.  La  première  doit  être  éliminée  :  elle  eut  donné 
à  la  race  des  habitudes  de  vie  agricole  que  nous  ne  leur  voyons 
nulle  part.  Les  Négrilles  se  glorifient  de  ne  point  travailler  la 
terre,  et  les  quelques  groupes  que  le  besoin  a  réduits  à  cette 
extrémité  en  rougissent  (1).  Reste  la  route  pastorale  sur  laquelle 
il  nous  faut  nous  arrêter. 

Que  le  lecteur  se  reporte  aux  études  de  M.  de  Préville  sur  le 
continent  Africain,  et  en  particulier  à  sa  carte  du  peuplement  pri- 
mitif de  l'Afrique  (5c-.  sociale,  t.  VII,  p.  390).  La  zone  des  déserts 
du  Nord  est  parcourue  dans  la  direction  de  l'Est  à  l'Ouest'  par 
quatre  bandes  de  terres,  nettement  distinctes  par  les  conditions 
du  lieu  et  du  travail,  «  et  propres  chacune  à  des  troupeaux  com- 
posés d'une  espèce  dominante,  chevaux,  chameaux,  chèvres  ou 
vaches,  et  à  un  mode  de  travail  accessoire  qui  complète  les  res- 
sources insuffisantes  du  pâturage  en  steppes  pauvres  ».  Les 
quatre  régions  en  outre  se  prolongent  d'Afrique  en  Asie,  et  à  tra- 
vers l'Arabie  et  le  plateau  iranien,  jusqu'au  pied  du  grand 
Plateau  central.  Il  est  aisé  de  déterminer  quelques-uns  des  prin- 
cipaux caractères  de  cette  route. 

1.  L'émigration  s'y  fait  dans  la  direction  de  l'Est  à  l'Ouest.  Les 
populations  qui  s'y  engagent  doivent  la  suivre  dans  le  sens  même 
où  elle  se  développe.  Émigrer  du  Nord  au  Sud,  «  c'est  changer 
de  région,  c'est  changer  à  la  fois  et  la  nature  du  troupeau,  et 
l'art  qui  procure  les  ressources  accessoires.  C'est  la  ruine  pour  la 
tribu  ».  Cette  route  n'explique  point  la  distribution  géographique 
actuelle  des  Négrilles  au  Sud  de  l'Afrique.  — Mais,  dira-t-on,  ils 

(1)  «  Les  Bonis  de  la  cote  orientale  du  Zanguebar  avaient  dt^jà  commencé  à  faire 
quelques  cultures,  et  ils  s'en  excusaient.  Au  reste,  leur  principale  occupation,  était 
toujours  la  chasse.  »  Cf.  M^'  Le  Roy,  ouvr.  cité,  22  janvier  1897. 


152  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ont  été  chassés,  rejetés  vers  le  Sud  par  les  populations  venues 
derrière  elles.  —  Quand  des  pasteurs  sont  pourchassés,  leur  re- 
traite s'effectue  le  long  de  la  route  pastorale.  Sortir  de  cette  route 
spontanément  ou  par  la  violence,  c'est  dans  le  désert  africain, 
avec  la  mort  du  troupeau,  la  mort  de  la  communauté. 

2.  La  route  des  déserts  est  difficile.  L'individu  doit  être  enserré 
énerg-iquement  dans  les  liens  de  la  communauté  patriarcale.  Les  " 
Nég'rilles  n'étaient  pas  à  leur  entrée  dans  le  sol  africain  suffi- 
samment organisés  au  point  de  vue  de  la  communauté  pour  la 
suivre. 

3.  La  route  des  déserts  est  pauvre;  le  pâturage  ne  suffît  pas 
aux  besoins  de  l'existence  ;  force  est  de  compléter  ses  ressources 
ou  par  la  culture  dans  les  oasis,  ou  par  le  commerce  avec  les  po- 
pulations sédentaires  et  agricoles  voisines.  Les  Négrilles  ne  se 
sont  jamais  livrés  à  la  culture,  et,  les  premiers  venus  sur  les  terres 
africaines,  il  ne  pouvaient  trouver  dans  le  commerce  des  res- 
sources complémentaires. 

En  s'appuyant  sur  les  données  seules  de  l'anthropologie,  les  sa- 
vants établissent  Tidentité  du  type  des  Négritos  d'Asie  et  des 
Négrilles  d'Afrique.  Nous  sommes  arrivés  par  une  méthode  diffé- 
rente à  la  même  conclusion.  Ce  sont  deux  rameaux  issus  d'un 
même  tronc.  «  Leur  type  a  dû  se  constituer  d'abord  sur  une 
aire  unique,  laquelle  s'est  progressivement  étendue,  et  a  envahi 
le  sud  de  l'Asie  d'où  elle  est  arrivée  en  Mélanésie  d'un  côté,  de 
l'autre  en  Afrique  (1);  »  dans  ce  double  trajet,  il  s'est  modifié 
suivant  l'action  différente  des  lieux.  Nous  sommes  maintenant 
en  mesure  de  préciser  la  formation  sociale  qu'avaient  les  Pyg- 
mées  au  moment  de  leur  séparation,  la  zone  où  s'est  opérée  leur 
transformation  en  pêcheurs-côtiers,  la  route  qu'ils  ont  suivie 
dans  leur  diffusion.  C'est  sur  les  côtes  et  dans  les  îles  du  Golfe 
Persique  et  de  la  mer  d'Oman  que  leur  type  social  s'est  formé. 
Mais  qui  étaient-ils  et  d'où  venaient-ils  avant  d'être  ainsi  fa- 
çonnés par  le  laboratoire  de  la  mer  et  l'atelier  de  la  pèche? 

(I)  Cf.  de  Quatrefages,  Introduction  à  l'étude,  des  races  humaines,  p.  326. 


LES   PYGMÉES.  153 


II.     ORIGINE    DKS    PYGMEES. 

Aux  plus  extrêmes  stations  orientales  ou  occidentales  de  leur 
zone  de  dispersion,  les  Pygmées  ont  pu  subsister  jusqu'à  nos 
jours,  parce  qu'ils  y  ont  subi  plus  tard  et  moins  fortement  la 
concurrence  d'autres  races.  Vers  leur  lieu  d'origine,  ils  ont  dis- 
paru depuis  longtemps,  ne  laissant  d'eux  que  quelques  souve- 
nirs dont  l'authenticité  est  difficile  A.  établir.  Le  raisonnement 
doit  donc  surtout  nous  aider  à  reconstituer  leur  route  :  opérant 
en  cela  comme  le  géomètre  qui  connaissant  la  loi  d'une  courbe 
réussit  avec  quelques  fragments  de  cette  courbe  à  la  déterminer 
tout  entière.  Voici  la  loi  de  notre  courbe  «  sociale  ».  Lors- 
qu'une race  subit  l'action  d'un  lieu  nouveau,  toute  trace  de  sa 
première  formation  ne  disparait  pas;  mais  son  organisation 
sociale  définitive  est  la  résultante  de  deux  actions  combinées  : 
rintluencedulieu  actuel  et  l'infiuence  du  lieu  ancien.  D'où  trois 
termes  à  déterminer  :  la  connaissance  de  deux  d'entre  eux  per- 
met toujours  de  retrouver  l'autre. 

Les  Pygmées,  nous  les  avons  définis  avec  les  Négritos  des  lies 
Andaman  :  un  type  de  pêcheurs  nomades  et  instables,  chez 
lesquels  la  petite  communauté  de  village  a  remplacé  la  famille, 
basés  sur  l'organisation  de  la  tribu,  mais  sans  lien  effectif  de 
cohésion  entre  eux.  Cette  fragmentation  de  la  communauté, 
cette  disparition  de  l'organe  de  la  famille,  l'instabilité  et  la 
faiblesse  de  la  tribu,  sont  le  résultat  des  conditions  du  travail 
dans  l'atelier  de  la  pêche.  Mais  des  signes  manifestes  trahissent, 
antérieurement  à  cette  action  de  la  pêche,  l'existence  d'une 
communauté  plus  forte,  avec  une  vie  plus  intense  de  l'orga- 
nisme de  la  famille.  Ce  sont  tout  d'abord  les  efforts  faits  par 
eux  pour  maintenir,  contre  l'action  dissolvante  du  lieu,  la  par- 
celle de  communauté  qui  leur  reste  encore.  Habitués  qu'ils  sont 
à  vivre  avec  le  groupe  et  sur  le  groupe,  radicalement  impuis- 
sants à  suffire  individuellement  à  leurs  besoins,  la  communauté 
est  leur  unique  quoique  fragile  soutien.  C'est  ensuite  ce  senti- 


154  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ment  profond  de  la  parenté,  cet  esprit  patriarcal  très  prononcé 
dont  ils  sont  animés  et  qui  les  rapproche  efficacement  les  uns 
des  autres.  C'est  enfin  la  douceur  de  leurs  traits,  la  pureté  de 
leurs  mœurs,  marque  profonde  laissée  sur  une  race  par  une 
éducation  pastorale.  Des  débandés,  des  désorganisés  qui  ont 
rompu  de  bonne  heure  avec  cette  éducation  ou  l'ont  méconnue, 
sont  privés  de  ce  sceau  patriarcal.  Les  tribus  nègres  qui  en- 
tourent les  Négrilles  sont  plus  avancées  qu'eux  en  civilisation 
matérielle,  mais  bien  inférieures  en  moralité.  Tirons  celte  con- 
clusion. Avant  de  subir  l'action  de  la  mer,  les  Pygmées  n'étaient 
point  de  purs  chasseurs  :  outre  que  les  chasseurs  sont  un  type 
irréductible,  intransformal^le,  comme  l'établit  c|uelque  part 
M.  Paul  de  Rousiers,  ils  sont  des  débandés;  et  un  type  de  dé- 
bandés n'explique  point  le  type  social  des  Pygmées-pècheurs, 
et  n'aurait  pu  d'autre  part  fournir  un  courant  d'émigration 
aussi  intense  et  régulier  que  celui  qui  a  recouvert  toute  l'Asie 
méridionale,  et  une  grande  partie  du  continent  africain.  Les 
Pygmées  d'autre  part  nont  jamais  connu  la  culture,  nous 
avons  amplement  établi  leur  inaptitude  radicale  à  ce  genre  de 
travail.  Donc  ils  étaient  originairement  àe^ pasteurs.  Arrivés  par 
une  route  de  pâturages  c[ui  aboutit  à  la  mer,  et  obligés,  pour  se 
développer,  pour  s'épandre,  de  modifier  et  leur  route  et  leur  mode 
d'existence,  ils  se  sont  forcément  tournés  vers  la  pèche  qui  leur 
offrait  des  ressources  à  la  fois  abondantes  et  faciles  à  cueillir. 

Dès  lors,  le  problème  social  de  leur  origine  se  pose  ainsi  qu'il 
suit  : 

Y  a-t-il  une  route  de  pâturage  qui  aboutisse  à  la  mer  dans 
le  voisinage  des  eûtes  du  Golfe  Persique  et  de  la  mer  d'Oman?  Et 
le  long  de  cette  route  est-ii  possible  de  relever  quelques  traces 
du  passage  préhistorique  des  Pygmées? 

Les  rivages  du  Golfe  Persique  et  de  la  mer  d'Oman  sont  do- 
minés par  le  haut  plateau  de  l'Iran.  Suspendu  par  deux  de  ses 
points  d'attache  d'une  part  au  N.  E.  à  IHindou-Kousch  et  au 
Pamir,  d'autre  part  à  l'Ouest,  au  massif  arménien,  il  constitue 
une  immense  surface  sablonneuse,  aride  et  nue,  dont  quelques 
parties,  comme  le  fameux  désert  de  Louth.  comptent  parmi  les 


LES   PYGMÉES.  155 

plus  inhospitalières  du  globe.  Au  pied  de  ce  plateau,  et  tout 
autour  de  lui,  se  développe  une  l^ande  plus  ou  moins  large  de 
terres  bien  arrosées  et  aisément  cultivées,  le  long  des  vallées 
qui  descendent  du  Pamir  et  se  continuent  à  l'Ouest  par  les  riches 
plaines  du  Mazendéram  et  de  l'Aderbeidjan,  par  les  vallées  de 
l'Arménie  et  de  la  Mésopotamie,  à  l'Est  et  au  Sud  par  les 
vallées  de  l'Indus  et  les  terres  côtières.  Cette  route  agricole  fut 
de  Ijonne  heure  parcourue  de  proche  en  proche  par  des  ban- 
des de  désorganisés,  —  les  évincés  des  hauts  plateaux  herbeux, 
—  dont  la  tradition  biblique  nous  a  conservé  le  souvenir  dans 
la  révolte  de  Cham  contre  son  père,  et  dans  la  malédiction 
prononcée  par  le  patriarche  sur  la  postérité  de  son  fils.  Les  Cha- 
mites  colonisèrent  ainsi  les  plaines  de  l'Indus  et  du  Gange,  la 
Mésopotamie  et  l'Egypte.  Ces  pays  arrivèrent  bientôt  à  une 
réelle  civilisation  matérielle  basée  sur  une  culture  intense,  et 
sur  le  commerce,  vraisemblablement  le  commerce  maritime  le 
plus  facile  et  le  plus  commode  à  la  fois  pour  ces  populations 
essaimées  dans  le  voisinage  de  la  mer,  depuis  l'Abyssinie  et  le 
Yémen  jusqu'aux  côtes  de  Malabar,  en  passant  par  la  Chaldée 
et  le  pays  d'Ophir.  La  nouvelle  de  l'existence  de  ces  pays,  aux 
productions  si  riches  et  si  variées,  dut  parvenir  de  bonne  heure 
aux  oreilles  des  pasteurs  des  hautes  terres  asiatiques  :  l'appât 
d'un  gain  rémunérateur  par  le  commerce  ébranla  les  plus  dé- 
cidés d'entre  eux,  et  les  lança  sur  la  route  des  déserts  à  laquelle 
les  préparaient  leurs  troupeaux  et  leur  organisation  patriar- 
cale. C'est  ainsi  que  fut  parcourue  par  l'homme  cette  route 
affreuse  et  difficile,  d'où  sortirent  ces  générations  relativement 
vigoureuses  et  énergiques  qui  ont  fait  les  grandes  civilisations 
de  l'antiquité. 

Aucune  de  ces  deux  routes  n'a  pu  être  suivie  par  les  Pygmées. 
Mais  il  en  existe  une  troisième. 

Évasé  en  sa  partie  centrale,  le  plateau  iranien  se  relève  sur 
ses  bords,  que  constituent  de  hautes  chaînes  montagneuses.  Une 
série  de  terrasses  s'étageant  régulièrement  conduisent  progres- 
sivement de  cette  ligne  laitière  vers  les  vallées.  C'est  ainsi  que 
sont  séparées  et  reliées  à  la  fois  la  route  des  déserts  et  la  route 


iS(5  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

agricole  dont  nous  venons  de  parler.  Les  montagnes  aux  cimes 
hautes  de  i.OOO  à  6.000  mètres  arrêtent  les  vents  humides,  et 
cette  humidité  s'ajoutant  à  l'humidité  qui  résulte  de  la  fonte  des 
neiges  dont  ces  sommets  sont  couverts  une  grande  partie  de 
l'année,  favorise  le  développement  de  l'herbe.  Aussi  cette  route 
pastorale  est-elle  riche  relativement  à  la  stérilité  et  à  la  séche- 
resse des  déserts  qu'elle  domine.  Elle  part  de  l'Hindou-Kousch, 
se  dirige  vers  l'Ouest  bordant  au  Nord  le  plateau  de  l'Iran,  se 
développe  en  éventail  dans  l'Asie-Mineure.  et  contourne  au  Sud- 
Esi  le  plateau  iranien  à  travers  le  Khurdistan,  le  Louristan  et  le 
Khouzistan. 

Dès  la  plus  haute  antiquité,  elle  est  occupée  par  des  popula- 
tions pastorales.  Au  témoignage  de  M.  Lenormand  (l^i,  une  des 
deux  races  de  la  primitive  Chaldée,  les  Suméri  des  inscriptions 
babyloniennes,  seraient  des  pasteurs,  vraisemblablement  des 
Touraniens,  arrivés  par  cette  route  herbeuse.  Deux  vestiges  im- 
portants de  leur  passage  la  jalonnent  :  le  premier  en  Arménie, 
le  second  dans  les  hautes  terres  de  la  Susiane.  Ils  sont  descendus 
de  l'Arménie  dans  la  Susiane  à  travers  les  plateaux  du  Khurdis- 
tan et  du  Louristan;  et  de  la  Susiane  ils  se  sont  abattus  sur  la 
('.haldée,  vraisemblablement  occupée  et  cultivée  déjà  par  les 
Kouschites,  agriculteurs  et  commerçants,  les  Akkadi  des  textes 
Chaldéens. 

Antérieurement  aux  Sumeri,  les  Pygmées  ont  parcouru  cette 
route  pastorale,  depuisle  haut  Pamir,  leur  pays  d'origine,  jusqu'au 
plateau  susien,  en  passant  par  les  pâturages  de  rx\rménie  et  de 
r Asie-Mineure.  Reconstituons  le  long  de  cette  route  quelques 
souvenirs  de  leur  passage. 

Les  hauts  pâturages  de  l'Asie  centrale  sont  le  berceau  de  la 
race  des  Pygmées.  Les  premiers,  ils  se  sont  ébranlés,  et  ont  es- 
saimé sur  la  route  herbeuse  qui  s'ouvrait  devant  eux  vers  l'Occi- 
dent ;  les  premiers  ils  se  mirent  en  marche  dans  la  direction 
que  la  Bible  assigne  aux  premières  migrations  des  races  hu- 
nes.  «  C'est,  dit  la  Genèse,  en  marchant  toujours  de  l'Est  à 

(1)  Cf.  Fr.  Lenormand,  Commentaires  sur  les  frugmentscosmorjoniques de  Béi  ose, 
]).  50  et  suivantes.  Cf.  id.  Manuel  d'Histoire  de  l'Orient,  t.  II,  p.  7-16. 


LES   PYGMÉES.  157 

l'Ouest  que  la  postérité  de  Noé  parvint  dans  les  plaines  de  Sen- 
naar.  »  Pourquoi  s'éJjranlèrent-ils  ainsi  de  bonne  heure?  Sans 
doute  ils  y  furent  contraints  par  les  nécessités  de  l'existence . 

Les  anciens  ont  été  frappés  de  l'extraordinaire  petitesse  de 
leur  taille.  A  en  croire  les  relations  dont  quelques-uns  de  leurs 
auteurs  se  sont  faits  l'écho,  les  troupeaux  que  conduisaient  ces 
petits  hommes  présentaient  un  caractère  analogue.  <(  Leurs 
moutons,  dit  Ctésias,  ne  sont  pas  plus  gros  que  des  agneaux; 
leurs  bœufs  et  leurs  ânes  le  sont  presque  autant  que  des  béliers  ; 
leurs  chevaux,  leurs  mulets  et  toutes  les  autres  bêtes  de  charge 
ne  le  sont  pas  plus  que  des  béliers  (1).  »  Nous  n'avons  pas  le  droit 
de  révoquer  à  priori  en  doute  ces  données  comme  une  invention 
de  voyageurs  ou  de  poètes.  Nous  ne  croyons  pas  non  jilus  qu'il 
faille  pour  les  expliquer  recourir  à  l'hypothèse  de  la  création 
spéciale  d'une  race  d'hommes  nains,  et  d'une  race  de  troupeaux 
nains.  Plus  plausible  est  l'hypothèse  d'un  arrêt  du  développe- 
ment physique  de  l'homme  et  des  animaux  sous  l'influence  de 
l'action  déprimante  du  lieu. 

Nous  lisons  dans  YOfficiel  de  janvier  1897  (p.  1801)  :  <(  On 
connaît  les  hommes  nains  de  l'intérieur  de  l'Afrique,  voici  que 
deux  voyageurs  danois,  MM.  Olifsen  et  Philipsen,  ont  découvert 
sur  les  plateaux  de  Pamir  une  tribu  où  non  seulement  les  hom- 
mes, mais  aussi  les  animaux  sont  extraordinairement  petits.  Le 
bœuf  n'y  est  pas  plus  grand  qu'un  âne  d'Europe,  et  l'âne  y  est  de 
la  taille  de  nos  chiens.  Quant  aux  chèvres  et  aux  brebis,  ce  sont  de 
vrais  miniatures.  Le  genre  de  vie  sur  ces  hauts  plateaux,  et  la 
pauvreté  de  l'alimentation  seraient  les  causes  de  cet  arrêt  dans 
le  développement  physique  de  l'homme  et  des  animaux.  » 

Serions-nous  là  en  présence  des  ancêtres  immédiats  des  Pygmées^, 
du  lieu  qui  fut  leur  berceau?  En  tout  cas,  ce  lieu  offre  toutes  les 
conditions  requises  pour  former  leur  type  physique  et  social. 
Les  conditions  misérables  qu'il  offre  à  l'existence  ont  eu  pour 
premier  effet  de  déprimer  physiquement  la  race,  et  cette  dégé- 
nérescence se  manifeste  par  la  petitesse  de  la  taille,  la  laideur 

(1)  Edouard  Charton,  Voyageurs  anciens  et  modernes,  I,  \\  IGO. 


lo8  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

des  traits  qui  les  fait  partout  surnommer  c  un  peuple  de  singes  », 
le  caractère  grêle  des  formes,  et  la  mortalité  rapide  :  rappelons 
ce  que  nous  disions  à  propos  des  Andamanais  (1),  que  la  moyenne 
de  la  \'ie  y  est  de  vingt-deux  ans,  et  la  cinquantaine  considérée 
comme  l'extrême  limite  d'âge.  Socialement,  l'action  de  ces  hautes 
terres  aux  pâturages  maigres  a  été  de  limiter  le  troupeau  et  par 
suite  la  communauté  vivant  de  ce  troupeau,  et  de  contraindre 
troupeau  et  communauté  à  de  longs  et  de  fréquents  déplace- 
ments. D'autre  part,  le  sol  était  trop  difficilement  cultivable  pour 
ces  populations  halîituées  au  travail  facile  de  la  simple  récolte.  Au 
lieu  de  chercher  dans  l'agriculture  un  complément  de  ressour- 
ces et  de  se  sédentariser,  les  Pygmées  s'adonnèrent  à  la  chasse 
des  bêtes  fauves,  dont  la  terre  à  ces  premiers  âges  de  l'humanité 
devait  foisonner.  C'est  comme  arciiers  que  nous  les  retrouverons 
bientôt,  ce  qui  suppose  la  pratique  de  l'arc,  et  par  suite  de  la 
chasse.  Quand  descendus  de  ces  terres  herbeuses  sur  les  côtes 
de  l'Océan,  ils  quitteront  l'art  pastoral  pour  l'art  de  la  pêche,  et 
qu'ils  s'engageront  sur  leur  nouvelle  route  maritime,  l'arc  les 
accompagnera  partout,  et  la  chasse  gardera  pour  eux  ses  char- 
mes. Chose  plus  curieuse,  l'arc  leur  servira  à  prendre  le  poisson, 
comme  à  prendre  le  gibier  :  leur  façon  d'entendre  la  pêche  ne  sera 
guère  qu'une  chasse  aux  poissons  (2).  — ^"La  pratique  de  la  chasse, 
sur  les  hauts  plateaux  du  Pamir,  eut  pour  effet  de  morceler  da- 
vantage encore  la  communauté  pastorale,  et  d'exagérer  son  ca- 
ractère nomade.  Dégénérescence  du  type  physique,  impuissance 
radicale  du  type  social,  émigration  rendue  impérieuse  par  la 
pauvreté  des  ressources  du  lieu,  tel  fut  le  triple  effet  de  l'action 
exercée  par  ce  lieu  ;  telle  est  la  raison  explicative  du  type  des 
Pygmées.  Sous  l'impulsion  du  besoin,  ils  partirent  les  premiers 
du  Plateau  central  asiatique;  et  les  plus  faiblement  organisés, 
quand  ils  eurent  à  subir  le  choc  d'autres  races  venues  sur  leurs 
pas  ou  par  d'autres  routes  sur  les  terres  qu'ils  occupaient,  ils 
furent  partout  vaincus  dans  la  lutte  pour  l'existence. 

(1)  V.  notre  précédent  article,  Science  sociale,  livraison  de  mars  1899,  p.  221. 

(2)  V.  Science  sociale,  mars    1899,  p.  212.  «  Pour  prendre  le  poisson,  ils  n'ont 
d'autre  instrument  que  l'arc  dont  ils  se  servent  à  la  chasse.  » 


LES    l'YGMÉES.  159 

Les  Pygmées  ont  certainement  occupé  les  hauts  plateaux  de 
l'Arménie  et  de  l'Asie  Mineure.  Leur  existence  est  connue  dans 
les  cités  —  phéniciennes  et  pélasgiques  —  qui  se  développent  au 
pied  de  ce  massif  montagneux,  sur  les  rivages  de  la  Méditerra- 
née. Un  historien  grec  place  des  tribus  de  nain  jusque  dans  la 
Colchide  (1).  Dès  l'époque  des  Homérides,  les  Pygmées  sont 
connus  des  Grecs,  qui  en  ont  appris  l'existence  probablement 
dans  le  voisinage  de  Troie  ;  ce  sont  eux  vraisemblablement  qu'il 
faut  voir  dans  ces  archers  que  «  Memnon,  fils  de  l'Aurore,  con- 
duisit au  secours  de  Priam.  »  Au  cinquième  siècle  avant  Jésus- 
Christ  ils  combattent  comme  archers  sous  les  murs  de  Tyr  (2). 
C'est  des  hauts  pâturages  de  l'Asie  Mineure  où  les  dernières  tribus 
subsistantes  de  Pygmées  continuent  à  se  livrer  à  l'art  pastoral  et  à 
la  chasse,  que  les  Phéniciens  et  les  Pélasges  tirent  ces  auxiliaires 
archers. 

L'existence  d'un  groupe  très  important  de  Pygmées  dans  la 
Susiane  nous  semble  hors  de  doute. 

Un  bas-relief  du  palais  d'Artaxerxès ,  récemment  découvert 
dans -les  fouilles  de  Suse,  par  M™"  et  M.  Dieulafoy,  représente  des 
archers  vus  de  profil,  en  marche,  la  javeline  à  la  main  :  ce  sont 
les  inmiortels  qui  constituent  l'escorte  du  roi.  Us  sont  bien  dif- 
férents des  archers  de  Darius  à  Persépolis.  Ceux-ci  sont  aryens  et 
de  race  blanche  ;  ceux-là  sont  noirs  comme  les  archers  que  Mem- 
non, fils  de  l'Aurore,  conduisit  à  Troie  (3).  Ces  noirs  ne  peu- 
vent être  assimilés,  comme  le  fait  quelque  part  le  baron  d'Ecks- 
tein  (i),  aux  Bruns  que  sont  les  Kouschites  de  la  Chaldée.  Les 
remarquables  travaux  anthropologiques  de  M.  Houssaye  (5)  ont 
établi  que  les  Susiens  modernes  sont  le  produit  d'un  mélange 
tourano-aryen  avec  une  race  négroïde,  dont  des  inductions  sa- 


it) Cf.  Palaephalos  dans  Miillor,  Frag.  hist.  fjraec,  l.  II,  p.  330.  Cité  par  Paul 
Monceaux,  loc.  cit. 

(2)Filii  Aiadii  cum  exercitu  tuo  erant  super  ituiros  tuos  iu  circuitu.  Sed  et  F)jgmaei, 
qui  erant  iu  turribus  tuis,  pharetras  suas  suspenderunt  in  mûris  tuis  per  gyrum  :  ipsi 
coinpleveruiit  pulchritudinemtuam.  »  Ezechiel,  XXVll,  11,  Irad.  delà  Vulgate. 

(3)  Cf.  M"""  Dieulafoy  :  Journal  de  Suse,  Tour  du  Monde,  1888,  p.  55-56. 

(4)  Cf.  Baron  d'Eckstein,  Alheiiaeum  français,  22  avril  t85i. 

(5)  Cf.  Société  d'anthropologie  de  Lyon,  1887,  p.  126  et  suivantes. 

T.  xxviii.  11 


160  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vantes  lui  ont  permis  de  reconstituer  les  caractères  physiques. 
Ces  noirs  sont  de  petite  taille,  et  de  faible  capacité  crânienne, 
comme  nos  Pygmées. 

Ces  conclusions  jettent  de  la  lumière  sur  un  point  que  la 
ling-uistique  n'avait  pu  jusqu'ici  éclaircir.  C'est  par  la  Susiane 
que  les  Perses  ont,  pour  la  première  fois,  été  en  rapports  avec  les 
populations  de  la  Chaldée.  Là,  ils  ont  été  en  contact  avec  des 
Touraniens  :  ce  fait  a  été  établi  au  nom  de  la  linguistique  par 
M.  Lenormand,  au  nom  de  l'anthropologie  par  M.  Houssaye. 
D'autre  part,  les  traditions  aryennes  font  mention  d'une  race  de 
Barbares  (Barbara).  Ces  Barbares  doivent-ils  être  identifiés  avec 
les  Touraniens?  M.  Lenormand  le  pense  à  la  suite  de  MM.  Lansen 
etPictet.  Plus  anciennement,  à  une  époque  où  l'on  ne  soupçonnait 
pas  encore  la  vérité  de  la  légende  des  Pygmées,  M.  Benfrey  a  émis 
la  conjecture  que  Barbara  fut  à  l'origine  le  nom  d'une  population 
étrangère  spéciale,  avec  laquelle  les  Arias  se  trouvaient  en  con- 
tact, et  en  rapprochant  ce  mot  de  la  racine  hvar  «  être  courbe  », 
suppose  qu'il  s'agissait  d'un  peuple  aux  cheveux  «  laineux  et 
crépus  (1).  »  Cette  interprétation  de  M.  Benfrey  basée  sur  les 
seules  lois  de  l'étymologie  nous  semble  confirmée  et  précisée  à  la 
fois  par  les  données  de  l'anthropologie  et  de  la  science  sociale 

De  nos  jours  encore,  les  Susiens,  ces  descendants  métissés  des 
Pygmées,  sont  dispersés  dans  toute  la  plaine  qui  s'étend  du  pied 
des  montagnes  au  Golfe  Persique,  et  on  en  signale  jusqu'à  qua- 
tre groupes,  dont  les  deux  principaux  sont  à  Dizfoul  et  à  Chous- 
ter  (2).  Ainsi  est  encore  jalonnée  la  route  suivie  par  nos  petits 
hommes. 

La  route  herbeuse  sur  laquelle  nous  avons  suivi  les  Pygmées 
change  de  caractère  à  partir  de  la  Susiane.  Elle  tourne  franche- 
ment à  l'Est,  Nord-Est;  les  montagnes  s'abaissent  ;  l'humidité  est 
presque  nulle ,  les  pâturages  deviennent  infiniment  plus  pau- 
vres. Ce  plateau  montagneux  qui  alimentait  abondamment  l'Eu- 
phrate  et  le  Tigre,  ne  présente  plus  que  quelques  rares  et  mai- 

(1)  cf.  Encyclop.de  Ersch  et  Gruber,  art.  Indien,  p.  10.  Cf.  Fr.  Lenormand,  Com- 
mentaires sur  des  fragments  cosmogoniques  de  Bérose,  p.  55-56. 

(2)  Cf.  Société  d'anthropologie  de  Lyon,  1887,  p.  144-145-146. 


LES    l'YGMÉES.  161 

gres  torrents,  desséchés  l'été,  qui  descendent  à  la  mer.  Ce 
fut  la  nécessité  pour  la  communauté  pastorale  de  se  dissocier 
et  de  chercher  de  nouvelles  ressources  qui  poussa  les  Pyg-mées  à 
demander  à  la  mer,  jusque  sur  les  bords  de  laquelle  ils  venaient 
faire  paître  leurs  troupeaux,  une  nouvelle  route  et  de  nou- 
veaux moyens  d'existence.  D'autre  part,  ils  devaient  être  poussés 
sur  leurs  derrières  par  d'autres  tribus  de  pasteurs,  plus  solide- 
ment organisées  qu'eux,  dont  les  Sumeri,  qui  les  culbutèrent  des 
plateaux  sur  les  rivages  de  la  mer  Erythrée.  Ces  eaux  offraient 
des  ressources  abondantes  en  poissons  (1).  Le  nouveau  travail 
de  la  pêche  était  facile  et  attrayant  pour  des  populations  habi- 
tuées au  travail  de  la  simple  cueillette.  Leur  transformation  de 
pasteurs  en  pêcheurs  se  fit  sous  l'impulsion  du  besoin,  et  sans 
grande  répugnance  de  leur  part. 

Ainsi  donc  se  trouve  déterminée  la  route  des  Pygmées,  depuis 
le  Plateau  de  Pamir  jusqu'au  Golfe  Persique  d'où  ils  se  disper- 
sèrent dans  une  double  direction  le  long  des  côtes  de  l'Asie  jus- 
qu'aux Philippines,  et  le  long  des  côtes  de  l'Arabie  et  de  l'Afri- 
que jusqu'au  Maroc. 

Au  moment  ou  s'ouvre  la  période  historique,  ces  mers  sont 
parcourues  par  les  vaisseaux  des  Kouschites,  et,  plus  tard,  des 
Phéniciens,  frères  d'origine  des  Kouschites.  Kouschites  et  Phéni- 
ciens ont  vraisemblablement  rencontré  sur  leur  route  maritime 
nos  Pygmées  qui  les  y  avaient  précédés  ,  et  avaient  vraisem- 
blablement aussi  conservé  d'eux  quelque  souvenir.  De  fait,  c'est 
de  l'Ethiopie,  «  le  pays  de  Kousch  »  selon  le  langage  de  la  Bible, 
que  vient  la  légende  gréco-romaine  des  Pygmées.  (2)  Les  Phé- 
niciens ont  popularisé  dans  tout  le  monde  antique  jusqu'aux 
colonnes  d'Hercule  le  culte  des  Dieux-Pygmées.  Leurs  Patèques 
sont  des  dieux  nains  et  grotesques  dont  l'image  apparaît  jusque 
sur  la  proue  de  leurs  navires  (3)  Ce  culte  étrange  ne  s'explique 
que  par    le  contact  fréquent  de  ces    commerçants   maritimes 


(1)  «  Le  Golfe  Persique  et  la  mer  d'Oman  sont,  parmi  les  eaux  marines,   les  plus 
riches  en  vie  animale  ».  El.  Reclus,  Geogr.  IX,  p.  860. 

(2)  Cf.  Paul  Monceaux,  La  légende  des  Pygmées. 

(3)  Cf.  Paul  Monceaux,  ouvr.  cité,  p.  41. 


16:2  LÀ   SCIENCE   SOCIALE. 

avec  nos  petits  hommes,  et  par  l'impression  profonde  que  reçut 
d'eux  leur  imagination.  Ainsi  les  Pygmées,  vaincus  dans  la  lutte 
pour  la  vie,  prenaient  leur  revanche  sur  l'esprit  de  leurs  vain- 
queurs, pénétraient  jusque  dans  leur  panthéon,  et  faisaient  im- 
mortaliser par  eux  leur  souvenir. 

E.  Picard. 


Le  Directeur  Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE  FIKMI.N-DIDOT   ET  C" 


QUESTIONS    DU    JOUR 


LA  RÉFORME  SOCIALE 

EN  RUSSIE 

PRÉFACE  DE  L'ÉDITION  RUSSE  DUN  VOLUME  FRANÇAIS 


«  Odessa,  le  15  août  18'J9. 

«  A  M.  Edmond  Demolins. 
(c  Monsieur, 

«  Je  crois  de  mon  devoir  devons  adresser  la  Préface  qui  figurera 
en  tête  de  ma  traduction  russe  de  votre  volume  :  ^4  quoi  tient  la 
supériorité  des  Aiiglo-S axons.  Afin  de  propager  le  plus  possible 
cette  traduction,  qui  paraîtra  sous  peu,  je  l'ai  dédiée  à  notre  mi- 
nistre des  finances,  M.  \Yitté,  pour  lequel  je  professe  une  estime 
particulière. 

«  Je  saisis  aussi  cette  occasion  pour  vous  dire  que  l'on  vient  de 
nommer  en  Russie  une  Commission  ciiargée  de  réformer  l'ensei- 
gnement secondaire.  Cette  création  est  évidemment  le  résultat 
de  vos  vues  sur  cette  matière;  et  je  suis  heureux  de  constater 
qu'elles  sont  universellement  admises  ici. 

«  Mon  fils  se  réjouit  à  l'idée  d'entrer  bientôt  à  V École  des  Roches 
surtout  après  avoir  lu  les  détails  que  vous  avez  publiés  sur  le 
séjour  de  vos  premiers  élèves  en  Angleterre. 

T.    XXVIII.  12 


164  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

(c  Veuillez  agréer,  Monsieur,  l'expression  de  mes  sentiments  les 
plus  dévoués. 

«    A.  BOCHANOW.    » 

«  Si  chacun  balayait  devant  sa  porte,  les  rues  seraient  pro- 
pres ».  dit  un  proverbe  chinois,  cité  par  M.  E.  Demolins  dans  sa 
conférence  à  la  Sorbonne. 

En  Russie,  nous  sommes  malheureusement  habitués  à  voir 
l'État,  les  autorités  ou  les  voisins  balayer  devant  nos  portes. 
Partout  où  l'activité  et  l'énergie  personnelles  seraient  nécessaires, 
on  n'hésite  pas  à  implorer  l'aide  de  l'État.  C'est  ce  qu'ont  fait, 
par  exemple,  au  commencement  de  cette  année,  les  négociants 
de  Moscou,  qui  réclamèrent  que  l'État  défendit  leurs  intérêts  à 
Bacou,  en  intervenant  contre  les  entreprises  étrangères.  C'est 
ce  que  font  encore  nos  industriels  et  nos  commerçants,  qui 
demandent  l'élévation  des  droits  sur  tel  ou  tel  produit.  Heureu- 
sement, leur  illusion  a  été  dissipée  par  la  réponse  nette  et  précise 
de  notre  éminent  homme  d'État  M.  S.  G.  Witté  dans  le  discours 
du  1^'"  mai  dernier,  prononcé  à  la  séance  de  la  commission  qui  a 
été  chargée  d'examiner  les  moyens  propres  à  améliorer  notre 
marché  de  blé. 

Le  ministre  fut  d'avis  que  la  protection  n'est  pas  un  état 
normal,  qu'elle  est  préjudiciable  à  tout  le  peuple  russe,  car  elle 
fait  renchérir  tous  les  produits  industriels.  Il  estime  que  la  meil- 
leure protection  pour  l'agriculteur,  le  fabricant  et  le  commer- 
çant est  l'énergie  personnelle,  le  savoir-faire,  l'activité,  Tini- 
tiative  du  capitaliste  russe,  qui  a  le  tort  de  laisser  ses  capitaux 
inactifs,  et  par  conséquent  improductifs. 

«  Il  faut  travailler  et  toujours  travailler  »,  a  dit  M.  Witté;  il  a 
ajouté  que,  dans  l'état  actuel,  il  est  indispensable  que  la  Russie 
tolère  les  étrangers  et  se  mette  à  leur  école,  car  ils  importent 
des  connaissances  techniques  supérieures,  une  vaste  industrie, 
une  concurrence  plus  active,  qui  relèvera  notre  nation  au  point 
de  vue  économique. 

Si  le  volume  de  M.  Demolins  a  surtout  pour  but  d'engager  les 
Français  à  emprunter  auxFAnglais  un  système  d'école  et  d'édu- 


LA    RÉFORME   SOCIALE   EN   RUSSIE.  165 

cation,  qui  développent  au  plus  haut  degré  l'énergie  individuelle, 
l'initiative  et  l'activité  privées,  ce  volume  vient  bien  plus  à  pro- 
pos pour  nous  Russes.  Nous  avons  besoin,  en  ell'et,  de  rivaliser  avec 
tout  le  monde  chez  nous-mêmes,  dans  notre  vaste  Empire  où  des 
richesses  inouïes  restent  improductives  et  où  vit  une  population 
de  130  millions  d'hommes. 

Outre  ce  vaste  territoire,  des  régions  de  grande  étendue  passent 
sous  notre  influence  directe  :  la  Mandchourie,  les  contrées  limi- 
trophes de  la  Sibérie  et  du  Turkestan,  le  Pamir,  le  nord  de  la 
Perse,  etc.  Notre  influence  n'est  pas  moindre  en  Asie  Mineure, 
aux  Balkans ,  et  même  en  Abyssinie  ;  enfin  nos  visées  sur  le  Bos- 
phore ,  vers  le  sud  et  vers  les  sources  du  Tigre  et  de  l'Euphrate  ne 
sont-elles  pas  naturelles  et  possibles  I  Déjà  notre  territoire  forme 
presque  la  cinquième  partie  du  globe  terrestre;  les  étrangers  eux- 
mêmes  nous  reconnaissent  le  savoir-faire  pour  attirer  les  sym- 
pathies des  peuples  d'Orient  qui  sont  sous  notre  domination. 

iMalheureusement  le  laboureur,  l'artisan,  ou  le  commerçant,  ne 
suivent  pas  nos  armées,  ils  ne  vont  pas  s'installer  dans  ces  pays 
lointains  pour  y  planter  profondément  l'immense  arbre  russe  à 
l'ombre  duquel  viendraient  se  mettre  commodément  tant  de 
peuples  et  y  prospéreraient  1 

Élie  Mourometz  ne  s'est  pas  encore  réveillé  et,  comme  le  dit  si 
bien  M.  Witté,  notre  nation,  forte  au  point  de  vue  politique  et 
international,  animée  au  plus  haut  degré  d'un  esprit  populaire 
pacifique  et  humanitaire,  apportant  à  l'heure  actuelle  dans 
l'univers  la  haute  idée  de  la  paix,  est  obligée  d'être,  au  point  de 
vue  industriel  et  commercial,  une  grande  colonie  pour  d'autres 
nations  plus  entreprenantes. 

Ces  paroles  sont  de  l'historien  allemand  Momsen,  qui  considère 
l'existence  des  peuples  slaves  comme  un  débouché  nécessaire 
pour  l'Allemand  qui  réussit  aisément  à  les  dominer,  grâce  à  son 
développement  intellectuel  plus  élevé. 

L'avenir,  comme  l'admet  actuellement  tout  vrai  savant  et  tout 
homme  d'État,  n'appartient  pas  à  celui  qui  est  le  plus  fort  sur  le 
champ  de  bataille,  mais  à  celui  qui  est  le  mieux  armé  pour  la 
vie  et  pour  le  travail. 


166  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

L'Ober-Procureur  du  Saint-Synode,  M.  K.  Pobédonostzelî, 
en  traduisant  l'année  dernière  quelques  chapitres  du  livre  de 
M.  Edmond  Deniolins  :  T Éducation  Xoiirelle  ,  a  fait  connaître 
à  la  société  russe  ce  qui  manque  à  notre  école  et  a  hautement 
approuvé  les  conclusions  de  Tauteur.  En  plaçant  en  tète  de  sa 
traduction,  cette  citation  :  «  Mutato  nomine,  de  te  fabula  nar- 
ratur  »,  il  a  nettement  indiqué  que  l'ouvrage  de  M.  Demolins 
s'appliquait  également  à  la  Russie. 

Notre  propre  traduction  du  volume  sur  les  Anglo-Saxons 
n'intéresse  pas  moins  notre  société.  Elle  servira  à  démontrer  qu'il 
ne  faut  pas  chercher  le  salut  dans  les  utopies  socialistes  ni 
compter  toujours  sur  l'aide  du  voisin,  mais  qu'il  faut  chercher 
surtout  le  salut  en  nous-mêmes  et  compter  sur  nous-mêmes. 

Jusqu'à  présent,  il  n'a  pas  été  facile,  surtout  à  notre  paysan, 
de  développer  son  énergie  et  de  devenir  plus  entreprenant,  car 
il  était  comme  emprisonné  dans  notre  organisation  commu- 
nautaire trop  vantée  par  certains  amis  du  peuple.  Mais  au- 
jourd'hui on  peut  constater  divers  symptômes  de  transformation. 
Nous  signalerons,  en  particulier,  l'organisation  du  mouvement 
d'émigration  en  Sibérie,  reconnue  comme  nécessité  d'Etat,  la 
simplification  du  système  des  passeports,  l'aboUtion  de  l'impôt 
personnel,  la  réduction  de  l'impôt  foncier,  les  réformes  sur  les 
spiritueux,  l'affermissement  de  la  valeur  de  l'argent,  l'abaisse- 
ment du  tarif  des  voies  ferrées,  la  construction  de  la  grande 
ligne  transsibérienne  et  de  nombre  d'autres  voies  ferrées,  etc. 
Nous  avons  l'assurance,  par  le  rapport  de  M.  le  Ministre  des  fi- 
nances, que  ces  diverses  entreprises  seront  poursui^'ies  avec  per- 
sévérance. Nous  pouvons  donc  espérer  que  nous  nous  trouverons 
bientôt  dans  des  conditions  meilleures  pour  le  développement 
de  l'énergie  et  de  l'activité  individuelles  et  que  nous  serons 
ainsi  moins  inférieurs  à  ces  Anglo-Saxons  qui  nous  barrent 
partout  la  route,  aux  Balkans,  en  Turquie,  en  Perse,  en  Chine, 
en  Asie  centrale  et  même  sur  notre  mer  Noire. 

Les  lecteurs  de  ce  livre  pourront  se  convaincre  que  la  forma- 
tion communautaire,  qui  domine  toute  notre  organisation  sociale, 
n'est  pas  un  stimulant  pour  l'énergie  et  pour  l'entreprise  indi- 


LA  RÉFORME   SOCIALE    EN   RUSSIE.  167 

viduelles,  mais  qu'au  contraire  elle  les  comprime  lamenta- 
blement. 

Aussi  nous  devons  nous  féliciter  des  paroles  suivantes  prononcées 
dans  le  dernier  rapport  du  Ministre  :  «  Quand  les  réformes 
actuellement  poursuivies  seront  réalisées,  la  situation  économi- 
que et  sociale  de  nos  paysans  sera  relevée.  En  effet,  il  a  été 
reconnu  que  l'incertitude  des  droits  pour  l'acquisition  de  la  pro- 
priété par  les  membres  de  la  famille  atfaiblit  l'énergie  et  dimi- 
nue le  produit  du  travail.  » 

Il  s'agit,  en  effet,  de  faire  cbez  nous  une  réforme  analogue  à 
la  suppression  du  servage.  Il  est  à  souhaiter  seulement  que  l'on 
ne  s'arrête  pas  à  moitié  chemin  et  que  la  commission  nommée 
pour  la  réforme  de  l'état  social  des  paysans,  prenne  en  consi- 
dération ce  livre.  Il  projette  sur  la  question  la  lumière  de 
l'expérience  comparée  des  peuples,  il  démontre  que  la  science 
sociale  et  l'expérience  des  siècles  ont  définitivement  condamné 
la  formation  communautaire.  Il  suffit  d'ailleurs  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  un  manuel  d'agriculture  pour  comprendre,  que  même 
au  point  de  vue  technique,  les  distributions  annuelles  de  terres 
aux  paysans  sont  un  procédé  détestable.  Dans  ces  conditions, 
la  culture  intensive  et  perfectionnée  est  absolument  impossible. 

Nous  espérons  que  ce  livre  rendra,  au  point  de  vue  de  la 
réorganisation  sociale,  les  mêmes  services  que  M.  Demolins  nous 
a  déjà  rendus  au  point  de  vue  de  l'instruction  et  de  l'éduca- 
tion. En  efi'et  la  traduction  faite  par  M.  Pobédonostzeff  a  ex- 
cité un  grand  intérêt  dant  la  presse  russe  et  dans  les  milieux 
savants,  ainsi  que  chez  les  hommes  d'État.  On  affirme  aujour- 
d'hui la  nécessité  de  réformer  notre  régime  scolaire  dans  le  sens 
indic|ué  par  M.  Demolins. 

Si  l'auteur  a  appuyé  à  dessein  sur  les  vertus  de  la  race  anglo- 
saxonne  et  sur  les  défauts  de  la  nation  française,  c'est  qu'il  a 
voulu  frapper  davantage  l'attention  par  le  contraste  et  cela 
n'amoindrit  en  rien  la  démonstration. 

On  sait,  par  exemple,  que  l'Egypte,  revendiquée  par  ces  deux 
peuples,  se  trouve,  en  fait,  sous  la  domination  anglaise,  bien 
que  les  Anglais  soient  moins  nombreux  dans  ce  pays    que  les 


168  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Français.  La  langue  française  y  reste  toujours  la  langue  officielle, 
et  l'influence  anglaise  n'a  pas  encore  réussi  à  faire  oublier  la 
supériorité  morale  et  intellectuelle  des  Français.  Ceux-ci  perdent 
cependant  chaque  jour  du  terrain  devant  leurs  concurrents  re- 
doutables. 

Le  principal  but  poursuivi  par  M.  Demolins  est  d'engager  ses 
compatriotes  à  emprunter  aux  Anglais  tout  ce  qui  est  bon  chez 
eux,  sans  perdre  de  vue  les  meilleures  qualités  de  la  nation 
française  :  la  lucidité  d'esprit,  l'incomparable  faculté  de  généra- 
lisation et  de  jugement,  l'éloquence  chaleureuse  et  persuasive, 
l'aptitude  à  exposer  et  à  vulgariser  des  idées  sous  une  forme 
claire  et  précise  et,  nous  ajouterons,  le  goût  artistique,  et  la  fa- 
culté de  rendre  la  vie  humaine  commode  et  agréable. 

Pourquoi  c'est  du  côté  des  Anglais  qu'il  faut  se  tourner  pour 
trouver  des  exemples  et  des  modèles,  et  non  pas  du  côté  des 
Allemands,  que  l'on  est  si  porté  à  copier,  c'est  ce  que  nous  dé- 
montre son  livre.  Il  nous  stimule  à  laisser  aux  Allemands  leurs 
disputes  d'école,  leur  militarisme  et  leur  fonctionnarisme,  et  à 
demander  à  un  peuple  indépendant  et  réellement  progressif,  la 
voie  dans  laquelle  nous  avons  à  marcher. 

A  la  lecture  de  ce  livre,  le  champ  visuel  s'élargit,  on  saisit 
mieux  la  vraie  cause  et  les  facteurs  principaux  de  la  puissance 
des  Anglo-Saxons.  On  s'est  habitué  à  attribuer  presque  exclusi- 
vement le  développement  actuel  de  l'Angleterre  à  sa  situation 
géographique.  Est-ce  que  les  États-Unis,  qui  surpassent  cette 
dernière  sur  beaucoup  de  points,  ne  sont  pas  dans  des  conditions 
géographiques  très  différentes?  La  situation  géographique  de 
l'Italie,  de  l'Espagne  et  d'autres,  n'est-elle  pas  meilleure  que 
celle  des  États-Unis? 

Les  Anglo-Saxons  possèdent  une  marine  marchande  plus  im- 
portante que  celle  de  toutes  les  nations  du  monde  réunies;  ils 
dominent  non  seulement  toutes  les  mers,  mais  presque  les  trois 
quarts  du  globe  terrestre.  La  reine  Victoria  à  elle  seule  compte 
plus  de  iOO  millions  de  sujets.  La  plupart  des  familles  anglaises 
moyennes  possèdent  une  fortune  supérieure  à  15.000  roubles;  un 
maître  d'école,  d'une  certaine  valeur,  un  pasteur  touchent  an- 


LA    RÉFORME    SOCIALE    EX    RUSSIE.  169 

niiellement  des  appointements  deux  ou  trois  fois  supérieurs  à 
ceux  de  leurs  collègues  russes.  Les  prétentions  de  beaucoup 
d'ouvriers,  surtout  aux  États-Unis,  sont  si  grandes  qu'ils  ne 
peuvent  se  passer  d'une  maisonnette  particulière  avec  jardin. 
Dernièrement,  les  habitants  de  New-York  désirant  la  construc- 
tion d'un  chemin  de  fer  souterrain  auquel  la  municipalité  s'op- 
posait, ouvrirent  une  souscription;  en  moins  de  deux  jours  elle 
produisit  près  de  100  millions  de  francs.  H  y  a  cinquante  ans  la 
population  des  États-Unis  était  de  20  millions  d'habitants;  elle 
atteint  actuellement  70  millions;  en  moins  d'un  siècle  la  popu- 
lation s'est  accrue  de  plus  de  20  fois.  Voilà  qui  témoigne  d'une 
richesse  et  d'une  force  vitale  incomparables. 

D'où  vient  cette  supériorité?  Ce  volume  répond  à  cette  ques- 
tion. 

Considérant  que  toute  réforme  dans  la  vie  sociale  d'un  peuple 
doit  commencer  dès  l'école,  l'auteur  ne  se  contente  pas  de  mon- 
trer la  voie,  il  y  entre  lui-même.  C'est  ainsi  qu'il  fonde,  près  de 
Paris,  une  école  d'un  type  nouveau,  «  l'École  des  Roches  » .  Cette 
école  ne  tardera  pas,  nous  l'espérons,  à  être  imitée.  Parmi  les 
élèves  admis,  il  y  a  trois  russes,  et  nous  savons  que  d'autres  en- 
fants de  notre  nation  n'ont  pu  être  admis  faute  de  place. 

Les  parents  russes  doivent  se  préoccuper  tout  particulièrement 
de  mettre  leurs  enfants  à  ce  nouveau  régime  scolaire.  A  ce  sujet, 
il  est  utile  de  rappeler  les  paroles  d'un  des  chefs  de  l'éducation 
technologique  dans  notre  pays.  M.  N.  Petroff.  Dans  un  discours 
«  sur  les  questions  d'éducation  en  Russie  »,  prononcé  à  ia,  Société 
technologique,  il  a  déclaré  que  la  construction  de  la  Grande 
ligne  Transsibérienne  et  d'autres  voies  de  pénétration  exige  un 
renouvellement  de  nos  méthodes  d'enseignement.  Nous  avons 
surtout  besoin  de  connaissances  techniques  pour  remplir  notre 
mission  historique,  pour  étendre  notre  influence  sur  d'autres  peu- 
ples. Pour  l'application  des  connaissances  acquises  nous  devons 
avoir  en  réserve  une  force  vitale  et  une  énergie  plus  grandes.  Il 
est  donc  indipensable  d'abréger  le  temps  de  l'éducation  pure- 
ment tliéorique,  et  de  rendre  les  études  plus  pratiques.  Il  faut 
que  l'école  habitue  l'élève  à  achever  tout  travail  commencé,  lui 


170  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

inspire  l'amour  de  Fart  considéré  non  seulement  comme  utile, 
mais  aussi  comme  indispensable  pour  l'activité  vitale  de  Fa- 
venir. 

Pour  réaliser  ce  programme,  nous  avons  à  triompher  des  ten- 
dances essentiellement  tradifionnalistes  et  stationnaires  de  notre 
société,  je  crois  cependant  qu'il  serait  préférable  d'attaquer  la 
difficulté  en  face  et  de  refondre  nos  programmes,  suivant  les 
vues  de  l'auteur  de  ce  livre.  —  Il  faudrait  reconstruire,  pour  ainsi 
dire,  l'édifice  par  les  fondements  en  considérant  que  l'école 
doit  donner  surtout  aux  enfants  l'éducation,  fortifier  la  volonté, 
rendre  indépendant  le  caractère,  non  seulement  conserver  la 
force  et  la  santé,  mais  les  affermir  et  les  développer. 

En  fortifiant  les  habitudes  d'initiative  et  d'indépendance,  l'é- 
cole dotera  notre  société  de  forces  nouvelles  qui  nous  permettront 
de  concourir  avec  l'Occident  et  de  faire  sentir  plus  utilement 
notre  influence  en  Orient. 

Même  en  art  militaire,  où  il  semblerait  que  l'initiative  et  l'in- 
dépendance individuelles  ne  peuvent  jouer  aucun  rôle,  où  doit 
régner  une  discipline  sévère  ,  on  reconnaît  aujourd'hui  qu'il  faut 
développer  un  certain  esprit  d'initiative,  au  moins  chez  les  chefs. 

On  sait  que  les  Allemands  ont  créé  leur  puissance  militaire  par 
l'élaboration  minutieuse  et  par  l'application  sur  les  champs  de 
bataille  des  procédés  de  Napoléon.  Celui-ci  ne  gênait  jamais  les 
différents  chefs  par  des  instructions  détaillées  ;  il  se  contentait 
de  leur  indiquer  le  but  principal  à  atteindre.  Pendant  la  guerre 
de  1870,  les  Allemands  commeiK^aient  d'ordinaire  l'attaque  avec 
de  petits  détachements  et  si,  dans  cette  campagne,  ils  disposaient 
d'une  armée  trois  fois  plus  nombreuse  que  celle  de  leurs  enne- 
mis, une  part  de  leurs  succès  a  été  due  à  l'initiative  de  leurs 
chefs. 

A  Plewna.  selon  le  général  Kouropatkine,  au  moment  des 
assauts,  le  30  août  1877,  plusieurs  de  nos  chefs  firent  preuve  de 
peu  d'initiative  ;  ils  attendaient  des  ordres,  sans  savoir  non  seu- 
lement ce  qu'il  fallait  faire,  mais  encore  comment  il  fallait  le 
faire. 

Si  l'initiative  était  nécessaire,  il  y  a  30  ans,  elle  est  devenue  in- 


LA    RÉFORME    SOCIALE    EX    RUSSIE.  171 

dispensable  aujourd'hui  que  chaque  armée  occupe  des  centaines 
de  verstes,  et  qu'il  est  souvent  impossible  de  recevoir  des  ordres. 
Il  faut  disperser  cette  armée  de  manière  qu'elle  ne  se  pré- 
sente pas  à  l'ennemi  en  colonnes  serrées,  mais  disséminée  pour 
éviter  le  feu  des  armes  à  très  longue  portée.  Aucun  chef  de 
corps  ou  commandant  de  division  n'est  en  état  de  savoir  ce  qui 
se  passe  à  un  point  donné  et  il  doit  savoir  se  décider  suivant  les 
circonstances.  Le  développement  individuel  du  soldat  même,  son 
indépendance  morale,  d'après  le  général  Drag-omiroif,  devien- 
nent à  présent  absolument  indispensables. 

Ne  pourrait-on  pas  expliquer,  par  le  défaut  d'initiative  chez  les 
Espagnols  et  par  l'énergie  nationale  chez  les  volontaires  améri- 
cains les  récentes  victoires  de  ces  derniers,  prenant  d'assaut 
des  places  fortifiées  et  défendues  par  une  armée  régulière  mu- 
nie pourtant  des  meilleures  armes  ? 

Il  importe  donc  que  la  société  russe  fasse,  dans  son  régime 
militaire,  une  plus  grande  place  à  l'énergie  et  à  l'initiative,  afin 
d'aug-menter  encore  la  valeur  de  notre  soldat.  Quoique  la  guerre 
par  elle-même  soit  une  chose  affreuse  et  fort  peu  désirable,  il 
faut  en  prévenir  l'éventualité. 

Le  présent  ouvrage  peut  nous  guider  dans  ces  voies  nouvelles. 

Nous  avons  cru  d'autant  plus  indispensable  d'en  donner  une 
traduction  russe,  qu'il  a  déjà  été  traduit,  en  plusieurs  langues, 
qu'il  a  attiré  l'attention  en  Europe  et  en  Amérique  et  qu'il  a 
servi  de  thème  à  la  presse  du  monde  entier.  L'auteur  est  devenu, 
pour  ainsi  dire,  le  héros  du  jour. 

A.    BOCHANOW. 


LES  DIVERS  TYPES 

DE  SOCIÉTÉS  COOPÉRATIVES 


I 


En  184i,  lorsque  les  Equitables  pionniers  de  Rochclale  fon- 
dèrent leur  modeste  magasin  delà  ruelle  du  Crapaud,  ils  avaient 
un  programme  des  plus  vastes  :  ils  espéraient  pouvoir  employer 
leurs  bénéfices  à  construire  des  maisons,  à  monter  des  fabri- 
ques, à  louer  des  fermes  où  l'on  aurait  occupé  les  sans-travail. 
«  On  voulait,  dit  M.  Holyoake  (1),  arriver  à  fonder  une  colonie 
intérieure,  reposant  sur  des  intérêts  communs  et  se  suffisant  à 
elle-même,  ou  aider  des  sociétés  à  établir  de  semblables  institu- 
tions ».  Les  coopératives  anglaises  sont  devenues  riches  et 
puissantes;  elles  ont  commandité  la  production;  mais  les  Whole- 
sales  opèrent  exactement  comme  des  capitalistes.  M.  P.  Bureau  a 
pu  dire  que  le  programme  a  été  réalisé  à  rebours  :  l'organi- 
sation de  la  production  a  été  entièrement  subordonnée  aux 
avantages  du  magasin  de  détail,  alors  que  celui-ci  devait,  dans 
la  pensée  des  fondateurs^  servir  seulement  de  moyen  transi- 
toire et  accidentel  pour  arriver  à  constituer  une  colonie  socia- 
liste (2). 

L'un  des  apôtres  de  la  coopération  en  France,  M.  Ch.  Gide,  a 
exposé,  en  1889,  un  programme  qui  ne  semble  pas  moins  vaste 
que  celui  des  pionniers  de  Rochdale;  lui  aussi  se  propose  de 
réformer  la  société  par  la  coopération  ;  les  coopératives  se  fédé- 

(1)  Histoire  de  la  coopération  à  Rochdale,  trad.  franc.,  1888,  p.  69. 

(2)  L'association  de  l'ouvrier  auxprofits  du  patron  et  la  participation  aux  lié- 
néfices,  p.  198. 


LES   DIVERS   TYPES   DE   SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  173 

reraient  et  entreprendraient  la  production.  Celle-ci  «  au  lieu 
d'être  maltresse  du  marché,  redeviendra  une  simple  fonction 
trouvant  sa  raison  d'être  non  point  en  elle-même,  mais  simple- 
ment dans  les  besoins  qu'elle  est  destinée  à  satisfaire  ».  Au 
lieu  de  développer  un  modèle  complet  de  société  nouvelle  dans 
une  colonie  déterminée,  on  étendrait  sur  toute  la  société 
actuelle  un  réseau  progressif  de  fédératives  de  coopérations, 
capables  de  la  contrôler  et  de  la  transformer  à  la  longue. 

Il  y  a  dans  cette  conception  une  large  part  d'utopie  :  on  ne 
peut  jamais  supposer  que  des  institutions  prennent  une  exten- 
sion considérable  sans  changer  de  caractère.  L'expérience  ne 
semble  pas  d'ailleurs  favorable  à  un  indéfini  développement  de 
l'action  coopérative  (1)  :  à  Gand  le  Vooruit  réussit  parfaite- 
ment pour  la  boulangerie,  moins  bien  pour  l'épicerie,  moins 
bien  encore  pour  le  vêtement;  il  n'a  jamais  voulu  aborder  la 
boucherie.  Le  magasin  coopératif  s'occupe  surtout  des  objets 
d'une  vente  certaine,  d'une  préparation  facile  et  uniforme.  Les 
deux  Wholesales  de  la  Grande-Bretagne  ne  fabriquent  que  \h  % 
des  fournitures  qu'elles  font  aux  coopératives  et  celles-ci  achè- 
tent près  de  60  %  à  des  marchands  ordinaires. 

Dans  la  Guerre  civile  en  France ,  Marx  avait  dit  que  le  déve- 
loppement de  la  coopération  a  en  vue  le  contrôle  de  la  produc- 
tion, qui  éviterait  les  crises  périodiques;  cette  idée  offre  de 
grandes  analogies  avec  celle  de  M.  Gide;  mais  ce  n'est  aussi 
qu'un  vœu. 

Dans  V Adresse  inaugurale  de  U Internationale,  Marx  avait  posé 
deux  thèses  sur  la  coopération  que  l'on  peut  essayer  de  véri- 
fier par  l'expérience;  il  affirmait  que  : 

1'^  La  production  peut  se  faire  en  grand,  suivant  les  métho- 
des les  plus  perfectionnées,  sans  l'intervention  de  patrons; 

2°  Le  travail  associé  constitue  une  forme  supérieure,  destinée 
à  remplacer  le  travail  salarié. 

(1)  D'après  M.  Pyfferoen  {Réforme  sociale,  16  avril  1899,  p.  623).  Corbon  ne  se 
montre  pas  enthousiaste  des  grandes  sociétés  ouvrières  ;  il  dit  que  Bucliez  et  ses 
disciples  (dont  il  était)  se  sont  trotnpés  sur  la  possibilité  d'agrandir  démesurément 
les  associations  des  travailleurs.  {Le  secret  du  peuple  de  Paris,  2"  édition,  1865, 
p.  13-2.) 


174  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Marx  se  borne  à  dire  que  ces  deux  propositions  résultent  de 
l'expérience  des  coopératives  anglaises  ;  mais  je  ne  crois  pas  que 
la  démonstration  ait  été  jamais  tentée.  L'enquête  faite  par 
VOffice  du  trarail  français  n'a  pas  généralement  paru  être  favo- 
rable à  ces  thèses;  M.  Rouanet  écrivait  à  ce  sujet  (1)  :  «  Que 
nous  sommes  loin  des  promesses  idéales  de  la  coopération! 
Pour  une  association  existant  en  1895,  dix  sont  mortes;  et  ce 
qui  s'est  dépensé  d'énergie,  de  savoir,  d'opiniâtreté,  dans  l'âpre 
lutte  après  laquelle  les  associés  avaient  dû  se  disperser,  est  incom- 
mensurable. La  seule  chose  que  peut  mesurer,  avec  quelque 
chance  d'exactitude  approximative,  le  secrétaire  de  VOffice  du 
travail,  c'est  le  résultat  obtenu.  Or  ce  résultat  c'est  zéro,  néant!  » 

L'organe  officiel  du  parti  guesdiste,  qui  prétend  représenter 
l'enseignement  marxiste,  commentant  cet  article,  proclamait, 
dans  son  numéro  du  27  novembre  1898,  la  «  banqueroute  coopé- 
rative »  et  disait  :  «  L'échec  est  plus  grand  que  tout  ce  qu'on 
pouvait  imaginer  ».  Mais  alors,  que  penser  des  deux  proposi- 
tions énoncées  par  Marx  en  186'i-?  Si  l'expérience  ne  montre  pas 
dans  la  coopération  une  forme  supérieure,  sur  quoi  peut  se 
baser  le  socialisme  scientifique  pour  affirmer  la  transformation 
qu'il  préconise? 


On  aborde  toujours  ces  questions  avec  des  idées  préconçues; 
on  imagine  que  la  coopération  w'e'sXpure  qu'à  la  condition  de 
satisfaire  à  certains  préceptes  moraux  et  on  est  étonné  de  ne  pas 
voir  le  monde  se  conformer  aux  types  qu'on  a  en  vue.  Corbon 
rapporte  (2)  qu'ayant  un  jour  interrogé  le  gérant  d'une  société 
ouvrière  sur  le  mode  de  règlement  des  salaires,  celui-ci  lui  ré- 
pondit, presque  en  rougissant  :  «  L'inégalité  du  salaire,  ce  n'est 
pas  de  la  fraternité,  nous  le  savons  bien  ;  mais  que  voulez-vous? 
Il  a  fallu  faire  cette  concession  àl'égoïsme  général.  Nous  sommes 

(1)  Revue  Socialiste,  octobre  1898,  p. 495. 

(2)  Op.  cit.,  p.  113. 


LES   DIVERS    TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  175 

si  corrompus  par  l'individualisme  ».  A  quoi  le  vieil  ami  de  Bûchez 
riposta  :  <(  Laissons  ces  niaiseries  sur  notre  préteîidue  corruption 
par  r individualisme.  Si  nous  avons  un  défaut,  c'est  de  faire 
trop  bon  marché  de  notre  droit  personnel,  de  notre  dignité  »  ;  et 
il  lui  montra  que  l'inégalité  des  salaires  est  conforme  à  la  stricte 
justice  suivant  la  Révolution. 

M.  Rouanet  prétend  mettre  en  dehors  de  la  coopération  les 
sociétés  les  plus  nombreuses  et  les  plus  prospères,  parce  qu'elles 
ne  sont  pas  assez  pénétrées  d'idéal!  Manquent  d'idéal  celles  (1) 
((  dont  les  membres  se  sont  préoccupés  bien  moins  de  l'amélio- 
ration des  conditions  générales  du  travail  que  de  l'amélioration 
de  leur  situation  propre  ».  On  pourrait  conclure  de  là  tout  autre 
chose  :  on  ne  réussit  bien  dans  les  affaires  qu'à  la  condition  de 
limiter  ses  prétentions  à  des  buts  très  prochains  et  en  ne  sacri- 
fiant pas  les  réalités  économiques  à  des  vues  de  l'imagination. 

V Office  du  travail  a  aussi  son  idéal  et  il  signale  que  les  coo- 
pératives sont  entraînées  à  se  transformer  en  sociétés  faisant  des 
bénéfices  et  à  perdre  leur  idéal;  les  fonctionnaires  du  ministère 
du  commerce  espèrent  que  ce  scandale  sera  réprimé  par  une 
loi  forçant  les  coopérateurs  à  partager  leurs  bénéfices  avec 
leurs  auxiliaires.  Pourquoi  cette  loi?  on  serait  curieux  de  savoir 
quelle  peut  en  être  la  base  scientifique. 

La  Chambre  consultative  des  associations  ouvrières  de  pro- 
duction a  des  statuts  bien  extraordinaires  elle  déclare  dans 
r  article  premier  qu'elle  «  étudie  les  moyens  qui  peuvent  hâter 
la  solution  du  problème  social  :  la  répartition  équitable  du  pro- 
duit du  travail  »  ;  et  l'article  2  est  encore  plus  singulier  : 

«  Le  mobile  des  aspirations  de  la  Chambre  consultative  réside 
dans  ce  premier  principe  de  tout  contrat  social  :  Solidarité.  Son 
principe  de  répartition  équitable  du  produit  du  travail  est  :  .4  c7^«c^^^^ 
selon  ses  œuvres.  En  résumé  :  faire  converger  les  eiforts  de  l'indi- 
vidualité dans  l'intérêt  de  la  collectivité,  afin  d'obtenir,  par  contre, 
une  garantie  plus  grande  de  sécurité  par  la  collectivité  au  profit  de 
l'individualité,  tel  est  l'esprit  de  la  Chambre  consultative.  C'est, 

(1)  Article  cité,  p.  492. 


J76  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

en  d'autres  termes,  l'idée  moderne  :  Comprendre  son  bonheur 
dans  le  bonheur  général,  opposée  à  la  doctrine  égoïste  :  Chacun 
•pour  soi  ». 

Les  modèles  de  statuts,  proposés  par  cette  Chambre  pour  les 
sociétés  à  former,  comportent  deux  règles  essentielles  :  les  ac- 
tionnaires doivent  être  des  ouvriers,  les  auxiliaires  doivent  rece- 
voir une  participation  aux  bénéfices.  L'un  des  membres  les  plus 
distingués  de  la  Chambre  consultative,  M.  H.  Buisson,  a  cepen- 
dant, au  cours  de  l'année  1898,  transformé  la  société  «  le  Tra- 
vail »,  dont  il  est  le  directeur,  en  y  admettant  des  actionnaires 
non  ouvriers  :  cet  exemple  montre  que  Vidéal  ne  domine  pas  si 
complètement  les  praticiens  de  la  coopération  qu'il  les  empêche 
d'abandonner  des  principes  trop  absolus  (1).  Je  ne  fais  pas  un 
reproche  à  M.  Buisson  d'avoir  agi  comme  il  a  fait  ;  tout  au  con- 
traire, je  crois  qu'il  a  parfaitement  compris  les  intérêts  de  ses 
camarades.  Toutes  les  déclamations  sur  la  juste  répartition,  sur  le 
but  de  la  coopération,  sont  de  simples  lieux-communs  venant 
des  bourg-eois,  et  les  ouvriers  intelligents  font  très  bien  de  ne 
pas  en  être  dupes.  Faisons  comme  eux  et  examinons  les  coopé- 
ratives sans  parti  pris. 


111 


Une  autre  difficulté  se  présente  ici  :  on  donne  le  nom  de  coo- 
pératives à  des  sociétés  qui  ne  se  ressemblent  en  aucune  façon; 
elles  n'ont  de  commun  que  l'ensemble  des  règles  spéciales  qui 
ont  été  édictées  pour  faciliter  la  formation  de  sociétés  entre  gens 
qui  possèdent  de  faibles  capitaux.  En  général,  l'économiste  ne 
doit  pas  beaucoup  s'arrêter  aux  distinctions  que  font  les  législa- 


(1)  On  peut  observer  ici  que  les  statuts  accordent  au  directeur  9  %  des  bénéfices, 
tandis  que  3o  %  sont  à  répartir  entre  tous  les  travailleurs  :  en  1895,  il  y  a  eu  243  tra- 
vailleurs au  maximum  et  33  au  minimum;  en  admettant  une  moyenne  de  150,  on 
voit  que  chaque  ouvrier  recevra  2  pour  mille  des  bénéfices,  soit  45  fois  moins  que 
le  directeur.  Le  conseil  d'administration  peut  au  plus  renfermer  7  membres  qui  tou- 
chent 4%,  soit  pour  chacun  environ  6  par  mille,  soit  3  fois  la  participation  d'un  ou- 
vrier. Nous  voilà  bien  loin  de  l'égalité  idéale'. 


LES   DIVERS   TYPES   DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  177 

tions  :  les  codes  ne  s'occupent  pas  de  la  marche  d'une  société  (1), 
mais  seulement  des  moyens  à  employer  pour  protéger  les  asso- 
ciés ou  les  tiers  contre  les  fautes  des  administrateurs  et  fixer  les 
responsabilités  en  cas  de  déconfiture. 

Longtemps  on  a  enseigné  que  la  société  anonyme  constitue  la 
forme  supérieure  de  la  société  commerciale,  dont  les  degrés  in- 
férieurs seraient  la  société  en  nom  collectif  et  la  commandite. 
Comme  l'anonymat  offre  de  grandes  facilités  aux  gens  qui  entre- 
prennent de  monter  des  affaires  et  de  réunir  des  capitaux,  c'est 
lui  qui  est,  presque  toujours,  préféré  ;  mais  beaucoup  de  person- 
nes pensent  que  l'expérience  n'a  pas  été  favorable  aux  sociétés 
anonymes;  d'après  M.  Pareto  (2)  «  la  plupart  des  sociétés  les 
plus  prospères  n'ont  d'anonyme  que  le  nom  ». 

La  classification  du  Code  de  commerce  ne  porte  pas  sur  ce 
qu'il  y  a  de  vraiment  intime  dans  le  fonctionnement  des  socié- 
tés; elle  ne  considère  qu'un  caractère  très  accessoire  (au  point 
de  vue  économique,  bien  que  très  important  pour  le  juriste),  le 
degré  de  responsabilité.  En  général,  toute  classification  faite  d'a- 
près l'intensité  d'une  qualité  (quelle  que  soit  cette  qualité)  est  ex- 
térieure et  ne  pénètre  pas  jusqu'aux  racines  de  la  vie.  Pour 
faire  mieux  comprendre  ma  pensée,  j'indique  comment  je  com- 
prends la  manière  de  classer  les  associations  des  capitalistes  : 
1°  Quelques-unes  sont  de  véritables  fondations  (celles  notam- 
ment qui  exploitent  les  grandes  lignes  de  chemins  de  fer)  ;  une 
bureaucratie  puissante  a  fini  par  tout  dominer;  les  actionnaires 
ne  sont  plus  guère  que  des  obligataires  à  revenu  variable,  jouis- 
sant de  quelques  droits  sur  l'avancement  du  personnel  ; 

2°  D'autres  affaires  sont  entre  les  mains  de  financiers,  qui  cher- 
chent à  tirer  le  plus  possible  de  profits  immédiats,  qui  souvent  ne 
désirent  pas  garder  trop  longtemps  d'intérêts  dans  l'entreprise  ; 

(1)  Les  syndicats  agricoles  ont  été  admis  en  France  à  aborder  presque  toutes  les 
affaires  que,  dans  d'autres  pays,  on  réserve  soit  aux  coopératives,  soit  aux  mutualités. 
Entre  un  syndicat  agricole  et  une  coopérative  la  différence  est,  très  souvent,  pure- 
ment juridique;  le  premier,  étant  plus  facile  à  former,  obtient  la  faveur  des  agro- 
nomes. 

(2)  Cours  d'économie  politique  professé  à  V Université  de  Lausanne;  tome  II, 
p.  65. 


178  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tout  contrôle  effectif  de  la  grande  masse  des  actionnaires  est 
annihilé  ; 

3"  Enfin  certaines  sociétés  sont  gouvernées  par  un  groupe 
d'actionnaires  qui  les  dirigent  comme  s'ils  étaient  les  proprié- 
taires exclusifs;  la  bureaucratie  est  alors  très  subordonnée 
comme  dans  le  second  cas  et  fa  gestion  est  plus  intelligente  que 
dans  le  premier. 

Généralement,  on  a  classé  les  coopératives  d'après  ce  qui  a 
paru  indiquer  le  degré  de  l'esprit  d'association  :  au  plus  bas  de 
l'éciielle  on  a  mis  les  coopératives  de  consommation,  dont  les 
adliérentsne  se  connaissent  pas  davantage  que  les  clients  d'une 
maison,  qui,  en  tout  cas,  ne  sont  que  des  porteurs  d'actions  comme 
tous  les  actionnaires  d'une  affaire  mise  sous  forme  anonyme;  — 
viendraient  ensuite  les  sociétés  de  crédit,  qui  exigent  une  sur- 
veillance réciproque  des  adliérents,  mais  dans  lesquelles  il  n'y  a 
pas  encore  coUaljoration ;  —  la  société  de  production,  où  les 
sociétaires  travaillent  ensemble,  sous  la  direction  ou  avec  l'aide 
de  fonctionnaires  rétribués,  serait  le  dernier  terme  de  la  série. 

Si  Ton  adoptait  ce  système  de  classification,  il  faudrait  tenir 
compte  de  l'esprit  qui  anime  les  coopérateurs  et  surtout  le  noyau 
des  fondateurs.  Quand  une  association  de  consommation  débute,  il 
faut,  pendant  assez  longtemps,  un  dévouement  remarquable  chez 
ceux  qui  essayent  de  la  mettre  en  train;  tantôt  ils  se  proposent 
un  but  philanthropique;  tantôt  ils  sont  animés  de  l'esprit  de 
charité  chrétienne  ;  bien  souvent  ils  poursuivent  une  propagande 
sociale  (soit  dans  le  sens  clérical,  soit  dans  le  sens  démocratique, 
comme  en  Belgique  où  ces  deux  formes  luttent  constamment 
entre  elles).  Il  y  aurait  donc  autant  de  coopératives  qu'il  y  a  de 
genres  d'esprit  chez  les  fondateurs  :  au  bout  de  quelque  temps 
l'ardeur  se  calme,  ou  tout  au  moins  elle  ne  reste  plus  sensible 
que  chez  les  hommes  d'un  petit  noyau  ;  parfois  aussi  la  coopé- 
rative devient  simplement  une  affaire,  où  les  administrateurs 
cherchent  et  trouvent  leurs  bénéfices  particuliers  (1)  ;  il  la  font 


(1)  Dans  le  Parti  ouvrier  du  27  avril  1899  on  lit  :  «  Les  sociétés  coopératives  de 
consommation  sont  rongées  plus  ou  moins  par  cette  lèpre  qui  s'appelle  le  j)ot  de 


LES    DIVERS    TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  dTO 

prospérer,  parce  que  sa  prospérité  est  la  condition  de  leurs  pro- 
pres profits. 

Lorsqu'une  coopérative  de  consommation  est  arrivée  à  sa 
pleine  prospérité,  elle  n'est  plus  qu'un  bazar  (1),  à  moins  que 
les  administrateurs  ne  la  fassent  servir  à  des  fins  sociales  étran- 
gères à  l'opération  même  de  la  distribution  des  produits. 


IV. 


Les  institutions  que  l'on  nomme  coopératives,  présentent  un 
caractère  commun  qui  a  frappé  tout  le  monde;  elles  servent  à 
faciliter  l'accumulation  d'argent  entre  les  mains  de  gens  peu 
aisés,  sans  que  ceux-ci  soient  obligés  de  subir  de  sérieuses  priva- 
tions et  elles  permettent  de  les  soustraire  aux  prétentions  exor- 
bitantes des  entrepreneurs  et  commerçants  ayant  d'abondants 
capitaux  à  leur  disposition.  En  fait,  l'épargne  proprement  dite 
se  mêle  toujours,  plus  ou  moins  complètement,  à  la  coopération; 
mais  le  but  essentiel  est  de  se  passer  d'intermédiaires  qui  font 
payer  cher  leurs  services. 

On  comprend  facilement  qu'à  l'origine  on  ait  cru  que  la  vraie 
méthode  consistait  à  supprimer  les  patrons  et  que  Bûchez  ait 
préconisé  la  société  de  production  :  encore  aujourd'hui  beaucoup 
d'ouvriers  croient  que  les  patrons  gagnent  des  sommes  énormes 
à  ne  rien  faire;  M.  Guesde  n'a-t-il  pas  soutenu  à  la  Chamljre  des 
députés  (2)  que  le  profit  «  constitue  non  plus  comme  la  dime  féo- 
dale d'avant  1789  un  dixième  au  plus  du  travail  humain,  mais  en 
moyenne  les  cinq  dixièmes  de  ce  travail  enlevés  aux  travail- 
leurs? »   Jamais  on    ne  pouvait    espérer    aucune   combinaison 

vinnfje...  Ce  qu'il  faut  empêcher  à  tout  prix,  c'est  la  prise  de  possession  des  fonc- 
tions par  la  catégorie  des  (jens  qui  font  de  la  coopération  pour  en  vivre.  » 

(1)  On  peut  les  comparer,  tout  au  moins  aux  économats  :  il  y  a  certaines  usines  où 
les  patrons  ont  organisé  des  coopératives  ou  même  transformé  leurs  économats  en 
coopératives.  Marx,  qui  n'aimait  pas  à  se  payer  de  mots,  appelle  les  sociétés  fondées 
par  Owen  des  boutiques  et  fabriques  coopératives  ;  l'association  lui  paraissait  si  peu 
de  chose  qu'il  croyait  ne  devoir  la  mentionner  que  d'une  manière  accessoire.  Cette 
expression  a  blessé  quelques  zélés  coopérateurs. 

(2]  Discours  du  24  juin  1896. 

T.    XXVIII.  13 


180  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

fournissant  des  profits  comparables  à  ceux  que  devait  réaliser  la 
disparition  de  pareils  vampires  :  Texpérience  n'a  pas  été  favo- 
rable à  ridée  de  Bûchez. 

La  boutique  coopérative  réussit  facilement  parce  qu'il  y  a  un 
excès  de  boutiques  pour  la  boulangerie  et  l'épicerie  :  il  y  en  a 
trop  parce  que  les  consommateurs  n'aiment  jjcis  ci  se  déranger.  Ils 
aiment  à  voir  des  objets  disposés  avec  art  et  à  être  servis  par  des 
commerçants  empressés  ou  complaisants  :  la  manière  d'exposer 
et  de  vendre  joue  un  grand  rôle  dans  le  commerce  de  détail.  La 
coopérative  doit  être  comparée  au  petit  magasin  qui  fournit  ha- 
bituellement les  ouvriers,  et  non  aux  grandes  entreprises  com- 
merciales; assez  généralement  ses  marchandises  ne  sont  pas  de 
toute  première  qualité,  c'est  un  point  que  les  partisans  de  la 
coopération  contestent  inutilement  (1)  ;  on  n'y  trouve  pas  un  ser- 
vice aussi  bien  fait  que  dans  les  grandes  boutiques  prospères  et 
parfois  même  la  propreté  laisse  à  désirer,  comme  dans  les  épice- 
ries du  Vooruit  (2).  On  passe  sur  beaucoup  d'inconvénients 
identiques  quand  on  va  chez  le  petit  débitant  parce  qu'il  est  à 
portée  et  que  sa  maison  est  le  rendez-vous  des  commères  du 
quartier.  Pour  user  du  magasin  coopératif  il  faut  se  déranger 
sans  trouver,  généralement,  les  avantages  du  grand  magasin. 

Le  premier  degré  de  l'esprit  coopératif  est  donc  le  triomphe  sur 
la  paresse  des  ménagères  :  en  même  temps  apparaît  une  autre 
qualité,  c'est  celle  de  l'épargne,  car  la  coopérative  ne  vend  pas 
à  crédit,  et  au  Vooruit  on  fait  même  payer  d'avance.  D'ailleurs  à 
aucun  degré  l'esprit  coopératif  ne  se  séparera  de  l'épargne;  c'est 
un  point  sur  lequel  on  ne  saurait  trop  insister. 

On  améliore  le  fonctionnement  des  coopératives  en  les  fédérant 
pour  procéder  aux  achats  en  commun;  les  avantages  delà  \\7ioIe- 
sale;  sont  évidents;  mais  aussi  apparaît  ici  l'importance  des  gé- 
rants capables,  bien  rétribués,  dans  lesquels  il  faut  avoir  pleine 
confiance.  L'affaire  cesse  d'être  une  simple  combinaison  de  petits 

(1)  Le  pain  des  coopératives  est  moins  soigné  que  celui  des  boulangeries.  — 
M.  Pyfferoen  a  signalé  des  falsifications  de  denrées  alimentaires  au  Vooruit  de  Gand 
(Réforme  sociale,  16  avril  1899,  p.  625).  Cf.  de  Rousiers,  La  Question  ouvrière  en 
Angleterre,  p.  229. 

(2)  Circulaire  du  Musée  social  du  20  décembre  1897,  p.  452,  col.  1. 


LES    DIVERS    TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  181 

intérêts  de  quartier;  elle  n'a  plus  du  tout  l'allure  démocratique; 
ce  n'est  pas  un  simple  coopérateur  que  l'acheteur  de  thé  de  la 
Wholesale  anglaise  (1),  payé  25,000  francs  par  an!  D'ailleurs 
quand  le  magasin  coopératif  étend  suffisamment  le  cercle  de  ses 
opérations,  il  devient  une  petite  Wholesale;  il  apparaît  comme 
transformé  en  une  administration,  dont  le  succès  dépend  de  l'é- 
nergie et  de  l'activité  du  gérant  (2).  On  se  méfie  beaucoup,  dans 
les  milieux  populaires,  de  gérants  bien  payés  et  disposant  d'une 
grande  autorité.  Pour  pouvoir  faire  prospérer  une  Wholesale  ou 
une  très  grande  coopérative,  il  faut  une  bureaucratie  dans  la- 
quelle on  ait  confiance,  qui  soit  formée  de  businessmen  éprouvés, 
que  l'on  contrôle  seulement  d'une  manière  générale.  La  coopéra- 
tion devient  une  fondation  administrative  avec  des  dignitaires 
fixes;  l'esprit  de  la  Jalousie  démagogique  a  été  vaincu. 

Enfin  si  la  Wholesale  entreprend  la  fabrication,  on  peut  réaliser 
une  troisième  économie,  qui  achève  de  modifier  le  système  :  on 
sacrifie  les  intérêts  immédiats  du  coopérateur  aux  intérêts  de 
l'avenir;  les  ateliers  que  l'on  monte,  l'outillage  que  l'on  achète, 
serviront  plus  aux  successeurs  qu'aux  actionnaires  d'aujourd'hui, 
obligés  d'amortir.  Les  fondations  coopératives  ne  sont  pas  sans 
analogie  avec  les  droits  d'usage  sur  les  biens  communaux  ou 
seigneuriaux  du  Moyen  Age,  qui  ont  tant  facilité,  dans  certains 
pays,  la  vie  des  classes  pauvres. 

Bûchez  n'avait  donc  pas  tort  quand  il  voyait  dans  l'association 
ouvrière  un  moyen  de  créer  un  capital  inaliénable  et  imparta- 
geable, destiné  à  devenir  le  bien  des  générations  futures;  il 
voyait  très  bien  le  caractère  de  la  fondation  qui  apparaît  dans 
la  coopérative  complète  ;  il  avait  tort  seulement  quand  il  exagé- 
rait cette  idée  et  prétendait  que  ce  capital  pourrait  croître  indé- 
finiment ;  tout  est  limité  dans  le  monde  social  comme  dans  le 
monde  physique. 

Les  coopératives  agricoles,  pour  la  préparation  du  beurre  ou 

(1)  P.  lUireau,  Op.  cit.,  p.  197. 

(2)  C'est  ce  qui  met  en  évidence  pour  le  Voornit  la  circulaire  déjà  citée  du  Musée 
social  et  M.  Pyft'eroen  dit  :  «  Telle  institution  puissante  n'a  dû  son  succès  qu'au 
génie  de  son  fondateur...  La  plupart  des  obligations  légales  demeuraient  inexécutées 
ou  étaient  réduites  à  de  pures  formalités  ».  {Article  cité,  p.  624.) 


182  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

du  fromage,  semblent,  au  premier  aJjord,  réaliser  l'inverse  des 
sociétés  de  consommation;  en  réalité  elles  leur  sont  identiques  : 
elles  groupent,  manipulent  et  vendent;  celles-là  achètent  en  gros 
pour  partager;  les  deux  mouvements  sont  de  direction  opposée, 
mais  ils  se  ressemblent  comme  la  montée  et  la  descente  d'un 
même  courant  :  ce  sont  des  institutions  de  circulation  entre  le 
grand  marché  et  le  détail.  Il  est  commode  de  vendre  son  produit 
sans  avoir  aucun  souci  de  ce  qui  adviendra,  sans  avoir  un  grand 
matériel  à  entretenir;  et  souvent  on  trouve  chez  le  marchand  un 
prêteur  complaisant  :  il  profite  de  la  paresse,  de  la  jalousie  et 
de  l'imprévoyance  de  paysans  pauvres  pour  leur  imposer  des 
conditions  léonines.  La  circulation  est  obligée  de  se  soumettre  à 
une  filière  où  elle  est  étranglée  par  l'intermédiaire,  absolu- 
ment comme  dans  le  commerce  de  détail. 

Je  ne  sépare  donc  pas  les  deux  espèces  de  coopérations;  elles  se 
ressemblent  encore  par  la  certitude  presque  absolue  du  succès, 
par  les  immenses  avantages  immédiats  qu'elles  procurent  aux 
pauvres  (1).  Les  unes  et  les  autres  s'occupent  défaire  circuler  des 
marchandises  d'usage  très  commun,  en  vue  des  besoins  qui  se 
contractent  le  moins;  elles  opèrent  sur  un  marché  très  étendu, 
que  Ton  peut  regarder  comme  étant  à  peu  près  indéfini  :  les 
coopératives  de  consommation  n'ont  pas  à  se  livrer  à  de  grandes 
spéculations  pour  acheter  leur  farine,  leur  épicerie;  les  froma- 
geries et  les  beurrières  ont  une  clientèle  toujours  disposée  à 
recevoir.  L'aléa  que  présentent  soit  l'achat  soit  la  vente,  est 
réduit  à  fort  peu  de  chose  :  la  clientèle  est  fixe  et  le  marché  est 
large. 

Les  sociétés  ouvrières  de  production  qui  ne  savent  pas  si  leurs 
œuvres  trouveront  preneur,  sont  dans  une  situation  fort  diffé- 
rente de  nos  coopératives  de  circulation,  qui  ne  servent  qu'à  fa- 
ciliter un  mouvement  spontané  et  assuré.  Si  les  coopératives  de 
consommation  se  mettaient  à  aborder  les  articles  de  modes,  leur 


(1)  M.  Parelo  dit  que  si  l'on  pouvait  soumettre  tout  le  commerce  des  denrées  ali- 
mentaires aux  progrès  qu'il  comporte  «  ou  obtiendrait  des  économies  et,  par  conséquent 
une  augmentation  de  bien-être  qui  ne  serait  comparable  qu'à  celle  qu'on  a  obtenue 
]  ar  l'invention  des  cbemins  de  1er.  »  [Op.  cit.,  tom.  Il,  p.  273.) 


LES    DIVERS   TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  183 

situation  changerait  complètement  :  leur  succès  tient  à  ce 
qu'elle  se  maintiennent  sur  le  terrain  que  j'ai  détini,  servant 
de  canal  entre  le  grand  marché  et  leurs  adhérents. 


V 


J'ai  dit  plus  haut  que  raccumulation  coopérative  est  stricte- 
ment liée  à  l'épargne;  et  j'ai  indiqué  l'importance  de  la  vente 
nu  comptant,  qui  sépare  si  nettement  le  magasin  coopératif  de 
la  boutique  ordinaire  du  petit  commerçant.  Dans  une  étude  déjà 
citée  du  Musée  social,  nous  voyons  que  le  Vooruil  sur  un  fonds 
de  roulement  montant  à  800.000  francs  doit  380.000  à  ses  four- 
nisseurs et  180.000  à  ses  affiliés  pour  le  prix  du  pain;  l'auteur 
de  ce  mémoire  montre  comment  le  Vooruit  se  transforme  en 
une  s-orte  de  caisse  d'épargne  retenant  de  neuf  à  dix  centimes 
par  kilogramme  de  pain  (1). 

Si  la  coopération  de  circulation  n'avait  en  vue  que  la  réduction 
des  frais,  elle  constituerait  simplement  un  perfectionnement  de 
l'épicerie  et  de  la  boulangerie;  et  cela  n'irait  pas  bien  loin,  car 
il  n'est  pas  démontré  que  la  boutique  coopérative  puisse  lutter 
contre  le  commerce  parfaitement  organisé.  M.  de  Rousiers  nous 
apprend  (2)  qu'en  Angleterre  les  marchands  de  Londres  ont  su 
se  mettre  en  état  de  faire  concurrence  aux  coopératives.  Mais 
nous  avons  vu  que  le  magasin  coopératif  arrive  à  créer  des 
fondations  qui  auront  de  l'influence  sur  l'avenir;  quant  à  la  lai- 
terie coopérative,  elle  ne  peut  réussir  qu'en  développant  son 
outillage.  U  y  a  donc  toujours  quelque  chose  de  plus  que  la 
simple  économie  faite  sur  l'intermédiaire. 

Dans  ce  premier  moment  les  affiliés  opèrent  en  dehors  de  toute 
aide  extérieure  :  on  sait  quel  appui  l'État  a  donné  am  capitalisme 

(1)  M.  de  Rousiers  a  trouvé  en  Ecosse  une  petite  coopérative  fonctionnant  aussi 
comme  mécanisme  d'épargne  et  de  prévoyance,  de  manière  à  permettre  aux  ouvriers 
d'avoir  un  peu  d'ariient  liquide  au  moment  de  l'aciiat  des  vêtements  [Op.  cit.,  p.  230). 

(2)  Op.  cit.,  p.  500.  M.  Pyffcroen  soutient  que  si  le  petit  commerce  baisse  les  prix  à 
temps,  il  n'a  à  craindre  ni  les  coopératives  ni  les  grands  magasins  capitalistes  [AHicle 
cité,  p.  626). 


184  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

à  l'origine  de  l'ère  moderne;  on  a  demandé  aux  eouveruements 
de  protéger  les  coopératives  :  les  petits  avantages  qu'on  leur  a 
accordés  au  point  de  vue  fiscal  ne  vont  pas  très  loin  et  il  parait 
douteux  qu'ils  soient  en  rapport  avec  le  tort  qu'occasionne  aux 
coopératives  l'interdiction  de  vendre  à  des  non-affdiés  (1). 

L'État  peut  rendre  des  services  aux  associations  de  production, 
en  leur  fournissant  un  débouché  régulier,  permanent  et  sans 
variation  de  prix  :  de  plus  TÉtat  est  un  client  payant  au  comp- 
tant, alors  que  presque  tous  les  bourgeois  font  attendre  long- 
temps leurs  fournisseurs.  L'expérience  a  montré  que  les  travaux 
exécutés  parles  coopératives  sont  très  satisfaisants  et,  d'autre  part, 
on  sait  que  les  économies  réalisées  par  l'État  grâce  aux  rabais 
trop  forts  des  entrepreneurs  ne  sont  qu'apparents;  il  y  aurait 
donc  tout  intérêt  à  se  passer  ici  des  intermédiaires  coûteux  entre 
l'État  et  l'ouvrier;  mais  la  petite  bourgeoisie  tient  beaucoup  à 
se  réserver  les  bénéfices  des  entreprises,  qui  ressemblent  beau- 
coup aux  bénéfices  du  commerce  de  détail.  On  a  fait  en  France 
quelques  règlements  pour  faciliter  aux  sociétés  ouvrières  l'accès 
des  adjudications;  mais  les  conséquences  n'ont  pas  été  bien  sen- 
sibles: en  Italie,  non  plus,  les  coopératives  ne  sont  pas  proté- 
gées (2).  Il  est  inutile  d'insister  sur  la  supériorité  que  présente 
le  travail  coopératif  sur  le  travail  effectué  en  régie,  recom- 
mandé par  les  Fabians  et  par  beaucoup  de  socialistes. 

Quoi  qu'en  pensent  beaucoup  de  personnes,  je  ne  vois  pas  qu'il 
y  ait  lieu  de  refuser  le  titre  de  coopératives  aux  sociétés  qui  tra- 
vaillent avec  des  outillages  ou  des  capitaux  qui  leur  ont  été 
légués  par  un  ancien  patron  :  le  familistère  de  Guise  est  bien 
une  société  ouvrière;  seulement  elle  est  d'un  genre  encore  excep- 
tionnel. Denis  Poulot  aurait  voulu  que  cette  exception  devint  la 
règle;  quand  un  patron  a  fait  fortune,  il  trouve  rarement  un 
vrai  successeur  (3)  ;  "  une  fois  un  établissement  fondé,  agencé  et 
en  bonne  marche,  il  ne  devrait  pas  se  liquider,  mais  bien  se 


(1)  Voir  une  décision  du  congrès  corporatif  de  Rennes  [Muxée  social,  circulaire  de 
février  1899,  p.  87,  col.  1'. 

(2)  Mabilleau,  de  Rocquigny  et  Ra>neri.  la  Prévoyance  sociale  en  Italie,  p.  352. 

(3)  Le  Su/dime,  3'  édition,  p.  351. 


LES   DIVERS    TYPES   DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  185 

continuer;  ce  qui  a  coûté  tant  de  peines,  tant  de  temps  à  créer, 
devrait  servir  aux  autres.  »  11  pensait  que  la  discontinuité  est 
une  des  causes  de  l'infériorité  industrielle  de  la  France  et  vou- 
lait que  les  patrons  vendissent  leur  fonds  à  des  associations 
formées  par  les  compagnons  les  plus  anciens  et  les  plus  capa- 
bles. 

En  Italie,  on  a  reconnu  la  nécessité  de  faire  appel  aux  capi- 
talistes pour  soutenir  les  entreprises  des  coopératives  agricoles  ; 
ne  vaut-il  pas  mieux  aller  franchement  au  crédit  capitaliste 
que  d'emprunter  sous  la  forme  de  payements  différés,  comme 
fait  le  Vooniit?  Celui-ci  emprunte  à  ses  fournisseurs  environ 
380.000  fr.,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut;  or  l'expérience  a  montré 
qu'il  y  a  peu  d'emprunts  plus  mauvais  que  celui-là,  aujour- 
d'hui qu'on  peut  se  procurer  de  l'argent  à  bon  marché  pour 
des  affaires  bien  établies  (1).  J'estime  que  M.  Buisson  a  donc 
parfaitement  compris  les  intérêts  de  la  société  qu'il  dirige  quand 
il  a  été  droit  au  capital,  au  lieu  de  chercher  le  crédit  par  des 
moyens  détournés  et  onéreux;  il  a  supprimé  des  intermédiaires 
inutiles  ;  il  a  donc  très  bien  interprété  la  mission  du  chef  d'une 
coopérative;  car  la  suppression  des  intermédiaires  inutiles  est 
le  premier  but  que  se  proposent  les  coopérateurs,  comme  je  l'ai 
dit  déjà. 

Il  faut  reconnaître  que  le  secours  ainsi  obtenu  de  l'extérieur 
ne  constitue  pas  le  dernier  mot  de  la  coopération.  J'approuve 
M.  Vivante  quand  il  dit  (2)  :  «  La  coopérative  qui  se  limite  à  la 
sphère  étroite  de  ses  membres  se  condamne  à  une  existence  pré- 
caire et  manque  la  mission  essentielle  où  réside  sa  raison  d'être, 
celle  d'éliminer  les  gains  excessifs  des  intermédiaires  »  ;  mais 
je  comprends  aussi  que  les  ouvriers  aient  une  tendance  à  penser 
que  les  capitaux  devraient  venir  d'ouvriers.  Les  auteurs  de  la 
Prévoyance  sociale  en  Italie  nous  montrent  comment  les  sociétés 
de  secours  mutuel  et  les  caisses  d'épargne  peuvent  exercer  une 

(1)  C'est  peut-êlre  en  partie  pour  cette  raison  que  le  Valksbelang,  qui  est  une  en- 
treprise purement  capitaliste,  peut  donner  à  ses  clients  des  avantages  à  peu  i)rès  iden- 
tiques à  ceux  que  donne  le  Vooriiit.  —  Sur  l'importance  de  l'achat  au  comptant,  voir 
ce  que  dit  M.  Y.  Guyot  à  propos  du  Bon  Marché  {Économie  de  l'effort,  p.  112). 

(?)  Cité  dans  Ja  Prévoyance  sociale  en  Italie,  p.  335. 


18(5  LA    SCIE>-CE    SOCIALE. 

puissante  action  sur  l'œuvre  des  coopératives  et  des  syndicats 
agricoles. 

La  troisième  partie  du  système  est  ainsi  constituée  par  les 
relations  qui  s'établissent  entre  les  coopératives  et  les  institu- 
tions qui  ont  recueilli  des  fonds  appartenant  à  la  classe  ouvrière. 
C'est  dans  une  même  classe  que  s'opère  le  mouvement  des  ca- 
pitaux; —  à  ce  moment  l'esprit  social  se  manifeste  en  même 
temps  que  l'esprit  industriel;  le   système  est  complet. 

Ce  serait  mal  comprendre  la  vraie  nature  d'un  système  de  ce 
genre  que  de  déclarer  qu'il  faut  se  passer  des  éléments  infé- 
rieurs quand  on  commence  à  posséder  les  éléments  supérieurs; 
la  vérité  est  dans  l'union  de  toutes  les  parties;  le  vrai  dévelop- 
pement ne  supprime  rien,  il  subordonne  seulement  les  choses 
les  unes  aux  autres,  pour  en  faire  un  tout,  qu'anime  l'esprit 
correspondant  aux  sphères  les  plus  élevées. 


VI. 

Le  terme  supérieur  de  toute  science  sociale  comprend  l'ensem- 
ble des  dispositions  de  l'homme,  créées  et  entretenues  par  des  ins- 
titutions éducatrices  et  progressives.  Dès  que  le  paysan  a  acquis 
des  ressources,  grâce  à  la  suppression  des  intermédiaires  et  des 
petits  manieurs  d'argent,  il  améliore  sa  vie  matérielle,  il  recons- 
truit sa  maison,  il  transforme  sa  culture,  préparant  ainsi  des 
jours  plus  doux  pour  sa  vieillesse  et  pour  les  siens.  Un  triple 
changement  se  produit  :  l'homme  vit  mieux,  —  il  a  de  meilleurs 
instruments  de  travail,  —  il  emploie  des  méthodes  plus  scien- 
tifiques. 

L'influence  de  l'amélioration  produite  sur  les  ouvriers  indus- 
triels est  plus  difficile  à  voir,  parce  que  les  coopératives  n'ont 
pas  généralement  compris  leur  véritable  rôle  :  sitôt  l'accumu- 
lation faite  par  leurs  soins,  elles  la  détruisent  par  la  réparti- 
tion des  ristournes.  11  faut  signaler  cependant  que  le  Vooruit 
emploie,  depuis  1897,  une  partie  de  ses  ressources  à  constituer 
des  pensions  de  retraites  à  ses  affiliés;  il  leur  impose  l'obliga- 
tion de  verser  pour  des  caisses  de  maladies  qu'il  a  instituées 


LES    DIVERS    TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  18" 

et  qui  constituent,  à  mon  avis,  un  élément  très  essentiel  de  son 
œuvre  (1), 

Je  crois  que  l'on  doit  également  considérer  comme  des  suc- 
cursales essentielles  du  Vooruit  les  autres  institutions  de  la 
fédération  ouvrière  gantoise  (2),  notamment  celles  qui  ont  pour 
objet  la  récréation  et  l'instruction  des  affiliés. 

J'estime  que  parmi  les  opérations  éminemment  utiles  que 
doivent  entreprendre  les  coopératives  prospères,  il  faut  compter 
la  construction  de  maisons  à  bon  marché.  L'amélioration  du 
logement  urbain  ne  serait  que  l'exécution  à  la  ville,  par  voie 
d'association,  de  ce  qui  se  fait  à  la  campagne  dès  que  les  res- 
sources sont  cjuelque  peu  accrues.  Mais  ici  une  question  grave 
se  pose  :  faut-il  que  la  coopérative  (ou  la  société  qu'elle  com- 
manditerait) vende  ses  maisons  ou  bien  vaut-il  mieux  qu'elle  les 
loue?  M.  de  Rousiers  n'est  pas  partisan  de  l'acquisition  de  s)nall 
holding  pour  les  ouvriers  et  il  rappelle  qu'au  Creusot  les 
maisons  ouvrières,  construites  par  M.  Schneider,  ont  souvent  été 
vendues  (3).  Peut-être  la  location  sans  terme  serait-elle  la  meil- 
leure solution  :  l'ouvrier  après  avoir  amorti  le  capital,  n'aurait 
plus  à  payer  que  l'impôt  et  à  entretenir;  quand  il  abandonne- 
rait l'immeuble  on  lui  rembourserait  la  valeur.  La  maison  serait 
traitée  comme  une  action  de  coopérative  de  production,  acquise 
par  des  petits  versements,  et  remboursée  à  l'ayant-droit  quand 
il  quitte. 

L'ouvrier  de  la  grande  industrie  ne  peut  pas  acquérir  des 
instruments  de  travail;  mais  il  peut  exercer  sur  l'outillage  une 
action  plus  puissante  que  s'il  était  le  propriétaire;  il  lui  suffît 
d'employer  une  partie  de  ses  économies  à  soutenir  le  syndicat 
de  sa  profession.  Tandis  que  le  syndicat  agricole  s'efforce  d'a- 
mener ses  membres  à  acquérir,  par  son  intermédiaire,  de  bons 
appareils  de  culture  et  des  engrais,  le  syndicat  urbain  exerce 
sur  le  capitaliste  une  énergique  pression  pour  le  forcer  à  accé- 

(1)  M.  Pyfferoen  dit  au  contraire  que  ce  sont  des  œuvres  étrangères  à  la  société 
coopérative  [article  cité,  p.  625). 

(2)  Cf.  circulaire  de  janvier  1899  du  Musée  social. 

(3)  Op.  cit..  p.  317.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  la  vente  est  moins  à  craindre  en  raison 
de  la  nouvelle  loi  sur  l'héritage. 


188  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

lérer  le  progTès  du  machinisme  (1  ).  La  concurrence  entre  indus- 
triels pourrait  se  calmer  et  même  disparaître,  de  manière  à  sup- 
primer le  progrès;  mais  l'obligation  de  payer  de  hauts  salaires 
est  le  stimulant  par  excellence  de  l'industrie  contemporaine. 

Une  transformation  complète  se  produit  dans  les  mœurs  de 
l'ouvrier  :  l'inertie,  la  malveillance  et  l'insouciance,  qui  carac- 
térisaient le  salarié  aux  époques  des  salaires  de  famine,  sont 
vaincues  définitivement;  il  s'intéresse  à  sa  machine  et  cherche 
à  lui  faire  rendre  le  plus  possible.  Trop  longtemps  on  a  cru 
que  la  machine  moderne  permet  d'employer  le  travail  le  plus 
bas  et  que  tout  l'intérêt  du  patron  consiste  à  allonger  la  journée 
ou  à  intensifier  le  travail.  Aujourd'hui  nous  savons  qu'il  faut  à 
la  machine  un  ouvrier  supérieur,  qui  soit  capable  de  travail 
très  qualifie,  qui  puisse  suivre  des  mouvements  très  rapides  et  très 
délicats,  qui  ait  à  dépenser  plus  d'attention  que  de  force.  Le 
sublime  qui  considère  comme  un  devoir  de  couler  son  patron, 
ne  saurait  exister  dans  l'industrie  perfectionnée  (2). 

Nous  arrivons  ainsi  à  reconnaître  que  la  forme  supérieure  du 
travail  ne  s'est  réalisée  ni  dans  la  coopération  de  production 
(comme  le  pensait  Marx)  ni  dans  les  usines  participationnistes  (3). 
Le  travail  extra-qualifié  a  été  obtenu  par  le  capitalisme  grâce 
à  trois  conditions  :  la  vie  de  l'ouvrier  est  devenue  meilleure,  les 
outils  sont  devenus  plus  scientifiques  et  le  travailleur  a  acquis  à  la 
fois  plus  d'intelligence  et  plus  de  souci  pour  son  œuvre.  Ce  tra- 
vailleur peut  être  encore  appelé  un  bras,  puisqu'il  ne  possède 
que  sa  force  de  travail;  mais  c'est  un  bras  mù  par  une  volonté 
singulièrement  tenace,  éveillée  et  prévoyante.  Il  ne  possède  pas 
un  atome  de  la  matière  de  l'atelier  où  il  peine  ;  mais  il  a  sur  le 
produit  un  droit  plus  certain  que  son  patron,  car  le  syndicat 

(1)  Cf.  Vigoureux,  La  concentration  des  forces  ouvrières  dans  V Amérique  du 
Nord,  p.  354. 

(2)  C'est  ce  qu'avait  très  bien  vu  D.  Poulot. 

(3)  Sur  ce  point,  M.  de  Bousiers  a  posé  des  conclusions  très  nettes  ;  il  dit  qu'il  ne  faut 
pas  se  casser  la  tète  pour  imaginer  des  combinaisons  participationnistes;  «  les  indus- 
triels les  plus  avisés  et  les  plus  prospères...  dirigent  tous  leurs  efforts  vers  ce  seul  but  : 
se  créer  un  personnel  de  choix,  en  le  traitant  du  mieux  qu'ils  peuvent  »  {Science  so- 
ciale, janvier  1899,  p.  16).  La  formule  anglaise.  «  the  highest  rate  ofivarjes  for  first 
class  worhers  »  est  pour  lui  la  formule  vraie  du  travail  contemporain  (p.  17). 


LES    DIVERS   TYPES    DE   SOCIETES    COOPERATIVES. 


189 


défend  son  salaire  ;  les  profits  ou  les  pertes  ne  les  regardent  pas 
et  il  refuse  de  lier  son  sort  aux  maniements  des  prix  par  une 
échelle  mobile.  Il  n'est  pas  propriétaire  des  instruments  de 
travail,  mais  il  a  acquis  des  cjualités  intellectuelles  et  morales 
que  ne  possédaient  pas  les  anciens  ouvriers  possesseurs  d'instru- 
ments; il  n'est  plus  comparable  qu'à  l'artisan-artiste  qui  n'avait 
jamais  été  qu'une  exception;  il  veut  bien  faire,  car  il  aime  son 
œuvre.  Tandis  que  le  travailleur  propriétaire  s'engourdit  souvent 
dans  sa  tradition  technique,  le  prolétaire  moderne  ne  cesse  de 
progresser  et  de  se  mettre  au  niveau  de  techniques  plus  délicates. 


VII 


On  considère  trop  facilement  la  petite  entreprise  industrielle 
comme  morte;  les  peintres,  maçons,  charpentiers,  cochers,  etc. 
n'ont  pas  besoin  d'être  mis  sous  la  dépendance  de  grandes 
sociétés;  celles-ci  se  ruinent  en  frais  généraux,  entretiennent  un 
énorme  état-major  et  surveillent  très  mal  leur  personnel. 


=  ■:. 

il 

PROFESSIONS. 

NOMBREDESOCIÉTAlItES 
TR.VVAILLEL'RS. 

NOMBRE 
DES  .\IX1L1.\!RES. 

3 

4 
3 
2 

7 
!       7 

5 

2 
3 
9 

5 
2 
7 
8 

15 
1 

Typographie  et  lithographie.. 
Papeterie 

iLixiinum. 

97 
38 
23 
21 
33 

123 
1  i7 

15 

33 

121 

43 

14 

59 
185 

ilinimum. 

97 
26 
18 

30 

121 
13 

28 

97 

23 

9 

44 

109 

Maximum. 

270 

12 

57 

7 

35 

212 
58 
20 
23 

242 
246 

23 
227 

96 

Minimum. 

135 

10 

3 

0 
35 

43 
42 

18 
13 

62 
18 
5 
II 
44 

Bourreliers  et  malletiers 

Cordonniers  galochiers 

Ébénistes  et  facteurs  de  pianos. 

Charpentiers,  menuisiers.  ]iar- 

(luefeurs 

Fondeurs,  ferblantiers 

Serruriers 

Taille  des  pierres  et  du  verre. 
Casseurs  de  pierre,    piqueurs 

de  grès  et  terrassiers 

Marbriers,  maçons,  sculpteurs. 
Plombiers 

Peintres     

Divers 

Totaux 

Cochers 

Lunetiers  de  Paris 

Totaux 

952 

804 
125 

699 

753 
125 

1528 

503 
1400 

439 

455 
1350 

83 

1881 

1577 

3431 

2244 

190 


LA    SCIENCE   SOCIALE. 


L'enquête  de  YOffice  du  travail  fournit  pour  le  département 
de  la  Seine,  en  1895,  des  résultats  assez  intéressants  sur  l'orga- 
nisation des  sociétés  coopératives  ayant  abordé  ces  professions 
de  moyenne  importance  (voir  le  tableau  de  la  page  précédente). 

.l'ai  séparé  dans  ce  tableau  les  cochers  et  les  lunetiers  de 
Paris,  parce  que  plusieurs  personnes  (et  notamment  M.  Rouanet) 
ne  veulent  pas  les  considérer  comme  des  ouvriers  (1).  11  est  utile 
pour  mieux  comprendre  l'organisation  des  sociétés  de  donner 
un  taljleau  complémentaire  de  quelques  groupes  remarquables  : 


P  H  0  )•■  t;  s  s  1 0  N  s . 


Lithographie  parisien lu; 

Association  des  ouvriers  lac- 
teurs  (le  |)iaMos 

Charpentiers  de  Paris 

La  menuiserie  moderne 

Association  des  ouvriers  en 
limes 

Société  des  ouvriers  casseurs 
de  pierres 

Association  des  cuivners  pa- 
veurs de  Paris 

Le  Pavage 

Association  ouvrière  des  ma- 
çons de  Paris 

Les  maçons  de  la  Seine 

Union  des  sculpteurs  mouleurs 
français 

Le  Travail  (peintres) 


NOMBRE  DE  SOCIETAIRES 
TRVVAILLELRS. 


Maximum. 

2't 


11 
23 


20 
15 

10 
13 


12 
23 


Minimum. 

24 


11 

28 


20 
14 


3 
23 


NOMBRE 
DES  AUXILIAIRES. 


40 

30 
100 
40 

30 

31 

r.fi 

100 

40 
9G 

5i 
220 


Minimaïu. 

40 

30 

20 
0 

30 

4 

8 
40 


0 
10 


<o« 


1866 

1849 
1893 
1892 

1848 

1888 

1885 
1891 

1894 
1895 

1888 
1882 


Ces  tableaux  ont  donné  lieu  à  une  masse  de  critiques  re- 
latives à  l'égoïsme  des  coopérateurs.  M.  Fontaine  a  été  étonné 
de  voir  que  les  sociétaires  préférassent  renvoyer  les  auxiliaires 
plutôt  que  de  chômer  eux-mêmes;  il  est  tout  naturel  que  le 
chômage  soit  reporté  sur  les  non-associés,  et  que  par  suite  il 
soit  pour  ceux-ci  notablement  plus  grave  que  dans  la  moyenne 


(1)  Les  lunetiers  occupent  10  travailleurs  par  associé  et  M.  Rouanet  les  considère 
comme  des  patrons;  quant  aux  cochers,  il  dit  qu'ils  sont  peu  nombreux  et  possé- 
daient des  capitaux  importants.  En  fait,  les  coopératives  de  cochers  occupent  peu 
de  cochers  auxiliaires  :   161  au  maximum  et  135  au  minimum. 


LES   DIVERS   TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOTÉRATIVES.  191 

des  ateliers.  Ou  se  plaint  de  ce  que  les  patrons  actuels  ne  tra- 
vaillent plus  aussi  généralement  qu'autrefois;  et  s'il  arrive  qu'ils 
travaillent,  on  les  accuse  de  voler  le  travail  aux  ouvriers  I 

11  se  trouve  que  les  sociétés  les  plus  éloignées  de  l'kUal  sont 
aussi  celles  qui  prospèrent  le  plus  :  nouveau  sujet  de  lamenta- 
tions fort  peu  raisonnables.  Pourquoi  aller  choisir  un  idéal  si 
j)eu  en  rapport  avec  les  conditions  de  la  pratique?  On  ferait 
bien  de  nous  expliquer  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  faire 
de  la  vraie  coopération,  pour  ne  pas  recourir  à  des  auxiliaires, 
dans  des  métiers  où  il  y  a  de  très  grandes  variations  de  travail  ! 

Admettons  que  les  coopératives  de  production  soient  des  pa- 
tronats collectifs;  quel  mal  y  a-t-il  à  ce  que  cette  forme  de 
travail  se  développe?  Je  n'en  vois  qu'un  seul  :  les  coopératives 
de  production  permettent  aux  classes  moyennes,  à  ce  que 
D.  Poulot  appelait  le  rez-de-chaussée,  de  subsister  par  elles- 
mêmes  ;  et  le  maintien  de  ces  classes  est  contraire  aux  théories 
de  certains  théoriciens  •  tant  pis  pour  ceux-ci! 

11  existe  dans  les  ateliers  beaucoup  d'ouvriers  intelligents 
dont  l'ambition  est  de  s'établir;  l'ambition  du  paysan  est 
d'acheter  de  la  terre  ;  ces  deux  passions  entraînent  beaucoup  de 
souffrances,  quand  elles  sont  trop  développées.  Il  s'établit  une 
concurrence  absolument  désastreuse  entre  les  petites  maisons  ; 
les  prix  s'avilissent  et  parfois  ne  peuvent  plus  se  relever.  D.  Pou- 
lot  dit  à  propos  de  la  surproduction  (1)  :  «  Cette  désastreuse 
situation  est  la  conséquence  du  manque  d'entente,  d'union  et 
surtout  de  lumières,  et  de  l'ignorance  même  des  travailleurs; 
car  aujourd'hui  sur  cent  chefs  d'industrie  soixante-dix  au  moins 
sortent  des  travailleurs.  Nous  pouvons  citer  une  partie  où  sur  dix 
patrons  cinq  au  moins  savent  à  peine  signer  leur  nom...  Pour 
se  débarrasser  du  stock,  ils  avilissent  les  prix  et  amènent  la 
perturbation,  tout  en  y  perdant  eux-mêmes.  » 

Les  coopératives  de  production  sont  ouvertes  à   ces  travail- 

(1)  Le  Sublime,  pp.  223-224.  —  Les  patrons  sublimes  exercent  une  influence  dé- 
sastreuse; ils  croulent  tous  (p.  139)  et  travaillent  à  vil  prix  'p.  145),  Il  cite  un  ancien 
contremaitre  qui,  après  avoir  coulé  son  ])atron,  s'établit,  fit  une  faillitte  de  400.000  fr. 
«  après  avoir  avili  les  prix  de  la  partie  qui  ne  s'en  relèvera  peut-être  jamais  » 
(p.   110). 


192  LA    SCIE.N'CE    SOCIALE. 

leurs,  qui  ont  soif  de  s'établir  et  qui  préfèrent  s'associer  que  de 
monter  de  petites  maisons  débiles.  Je  ne  vois  aucune  bonne  rai- 
son pour  ne  pas  tenir  compte  des  sociétés  de  cochers  :  nous 
apprenons  par  l'enquête  de  \ Office  du  travail  que  dans  l'Union 
des  cochers  fondée  en  1873  entrèrent  de  petits  loueurs,  qui  ap- 
portèrent aussi  un  peu  d'argent;  cela  me  semble  parfaitement 
naturel  j  . 


VIII 


Uue  la  coopérative  de  production  soit,  par  certains  côtés,  un 
patronat  collectif,  cela  n'est  pas  douteux;  mais  elle  est  aussi 
autre  chose  et  c'est  ici  qu'apparaît  la  nouveauté  du  système. 
\J Office  du  travail  ne  semble  pas  avoir  compris  la  question,  car 
il  insiste  beaucoup  sur  ((  la  nécessité  d'une  forte  discipline  », 
tout  comme  s'il  s'agissait  d'un  régiment  à  conduire.  Dans  le 
rapport  au  ministre,  qui  précède  l'enquête,  on  lit  :  «  notre  élite 
ouvrière  se  convainc  peu  à  peu  qu'être  libre,  ce  n'est  pas 
repousser  toute  discipline,  mais  choisir  une  règle  et,  l'ayant 
adoptée,  être  assez  maître  de  soi  pour  s'y  plier  ».  Les  Jacobins 
parlaient  jadis  du  despotisme  de  la  loi  ;  V  Office  du  travail  en 
est  encore  à  ces  rengaines  démagogiques! 

Je  trouve  tout  autre  chose  dans  les  sociétés  prospères  :  il  y  a 
presque  toujours  à  côté  de  la  division  technique  en  ouvriers, 
contre-maitres,  commis,  chefs  d'atelier,  une  distinction  de  grades 
et  des  autorités  chargées  de  maintenir  la  tradition.  Godin,  qui 
avait  une  grande  expérience  de  la  vie  ouvrière,  a  imposé  au 
familistère  de  Guise  une  organisation  compliquée,  comportant 
quatre  catégories  :  les  associés  qui  ont  seuls  part  à  l'administra- 
tion, les  sociétaires,  les  participants  et  les  intéressés  (2).  Leclaire 
a  confié  l'administration  de  sa  maison  de  peinture  à  un  noyau. 
L'inégalité  des  conditions  permet  seule  de  donner  à  un  groupe 

;'l)  Par  contre  il  arrive,  de  temps  à  autre,  que  des  associés  abandonnent  des  coo- 
pératives pour  s'établir. 
(2)  Ceux-ci  sont  de  purs  commanditaires. 


LES   DIVERS    TYPES   DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  193 

sélectionné  des  avantages  appréciables;  et  les  hommes  de  ce 
groupe  surveillent,  conseillent  et  dirigent  les  autres  travail- 
leurs. 

La  distinction  des  grades  est  de  tradition  dans  les  ateliers;  le 
compagnonnage  était  fondé  sur  elle  ;  la  franc-maçonnerie  Ta  ren- 
due quelque  peu  ridicule  ;  les  utopistes  s'en  étant  emparé,  on 
a  cru  qu'elle  était  indigne  d'être  étudiée  scientifiquement.  D'au- 
tre part  la  démagogie  a  prétendu  imposer  sa  loi  des  majorités 
et  a  inventé  le  despotisme  de  l'élu  :  on  a  transporté  cette  con- 
ception dans  l'atelier  et  on  n'a  pas  voulu  voir  que  les  faits  sont 
absolument  opposés  aux  idées  démagogicjues. 

D.  Poulot  insiste  beaucoup  sur  la  nécessité  d'établir  une  sélec- 
tion parmi  les  travailleurs  ;  son  livre  se  termine  par  cette  phrase  : 
«  A  tous  les  réformateurs  qui  crient,  pour  arriver  à  la  régéné- 
ration tant  proclamée  :  Plus  de  capital,  plus  d'intérêt,  plus  de 
Dieu,  plus  de  famille,  plus  de  propriété,  nous  répondons  :  Plus 
de  sublimes  ».  Et  ailleurs  (1)  :  «  Nous  sommes  persuadé  qu'une 
association  où  il  y  aurait  seulement  25  %  de  sublimes  ne  réus- 
sirait pas.  Le  soupçon,  les  défiances,  les  invectives  et  souvent 
les  coups  de  poing  ont  été  la  récompense  du  dévouement  des 
gérants  cjui  avaient  été  nommés  à  l'élection.  Sur  dix  associations 
qui  n'ont  pas  réussi,  les  sublimes  en  ont  tué  au  moins  huit  ». 
11  donne  un  extrait  d'un  règlement  établi  par  une  société  d'ou- 
vriers en  fer  (2)  :  «  L'ivrognerie,  les  injures  et  la  violence,  les 
paroles  obscènes,  la  paresse  et  l'insoumission  sont  bien  les  vices 
capitaux,  qui  sont  le  bagage  du  sublimisme .  Avant  de  déterminer 
les  règles  qui  doivent  régir  le  travail,  les  associés,  qui  connais- 
sent mieux  que  personne  les  conséquences  désastreuses  de  ces 
vices,  ont  commencé  par  les  flétrir  (3).  » 

Ainsi  il  ne  s'agit  pas  de  discipline,  en  prenant  ce  mot  au  sens 


(1)  Op.  cit.,  p.  3.55. 

(2)  Op.  cit..  p.  347. 

(o)  D'après  D.  Poulot  il  y  aurait  60  Ç^  de  sublimes  en  moyenne  parmi  les  ouvriers  en 
ter  et  même  85  pour  cent  (larmi  les  frappeurs  et  boulonniers  (p.  226),  tandis  qu"il  n'y 
en  a  que  10  pour  cent  parmi  les  charpentiers  (p.  236).  Ces  chiffres  se  rapportent  à 
l'année  1869  ;  dans  la  troisième  édition  ,1887)  il  dit  que  le  sublimisme  est  en  baisse 
(préface,  p.  II;. 


194  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

technique  et  précis,  mais  d'une  sélection  faite  au  point  de  vue 
moral  :  la  discipline  agit  sur  les  actes  ;  la  morale  est  toute 
d'ordre  intime.  Cette  nécessité  de  la  sélection  apparaît  spon- 
tanément dans  les  masses  ouvrières  dès  que  leurs  intérêts  col- 
lectifs sont  enjeu  :  ainsi  M.  P.  Bureau  (i)  nous  apprend  que 
rintroduction  du  travail  par  équipes  (système  de  la  bonne  cama- 
raderie) dans  les  ateliers  de  \siThames  J^ronwork  amena  le  ren- 
voi de  3  à  400  ouvriers  à  la  requête  de  leurs  camarades. 

Parmi  les  avantages  que  la  coopération  de  production  pré- 
sente sur  le  patronat,  on  doit  signaler  justement  la  valeur  mo- 
rale plus  grande  des  hommes  qui  dirigent  les  ateliers  :  ils  n'ar- 
rivent à  ces  situations  qu'après  avoir  fait  preuve  de  qualités 
exceptionnelles.  Nous  sommes  en  présence  d'une  constitution 
aristocratique  (2),  qui  a  certainement  ses  vices,  mais  qui  n'est  pas 
exposée  aux  hasards  des  constitutions  démagogiques. 

Nous  saisissons,  là  aussi,  une  des  causes  qui  empêchent  les 
sociétés  ouvrières  de  se  développer;  il  est  beaucoup  plus  facile 
de  faire  un  petit  patron  (qui  végétera  le  plus  souvent  d'une 
manière  misérable)  que  de  faire  un  homme  du  noyau  dans  une 
coopérative  prospère  :  le  petit  patron  se  dispute  avec  ses  tra- 
vailleurs, les  embauche  ou  les  renvoie  sans  souci  de  l'avenir, 
n'a  que  des  préoccupations  aussi  basses  que  celles  du  paysan. 
Dans  une  société  ouvrière,  il  faut  tenir  bien  plus  compte  de 
l'avenir;  il  faut  que  l'autorité  soit  surtout  fondée  sur  le  carac- 
tère (3). 

(1)  Op.  cH..  p.  79. 

(2)  En  entendant  ce  terme  dans  le  meilleur  sens.  Il  arrive  malheureusement  quel- 
quefois que  les  fondateurs  ont  une  trop  haute  idée  de  leur  valeur  et  ne  veulent  pas  ad- 
mettre facilement  de  nouveaux  associés;  nous  voyons  se  manifester  ici  le  double 
caractère  de  ces  sociétés  ouvrières,  à  la  fois  patronales  et  coopératives;  elles  ne 
peuvent,  cependant,  prospérer  qu'en  attirant  de  nouvelles  capacités  à  elles. 

(3)  La  considération  des  camarades  et  le  plaisir  que  l'on  éprouve  à  faire  réussir  une 
œuvre  sont  les  deux  forces  essentielles  qui  agissent  sur  les  chefs  des  coopératives  les 
plus  prospères.  L'enquête  de  Y  Office  du  /rara// constate  que  les  chefs  dont  l'activité 
est  si  nécessaire  au  succès,  sont  souvent  bien  mal  rétribues. 


LES   DIVERS    TYPES   DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  195 


IX. 


Il  nous  reste  à  examiner  la  production  coopérative  la  plus  com- 
pliquée, celle  dans  laquelle  les  associés  restent  isolés.  Les  adhé- 
rents d'une  laiterie  coopérative  ne  cessent  pas  d'être  des  pro- 
priétaires individuels;  leur  union  ne  porte  que  sur  l'utilisation 
du  lait  ;  elle  ne  tend  pas  à  dissoudre  les  formes  anciennes  de  la 
propriété,  mais  elle  se  superpose  à  elles  et  sert  à  les  consolider. 
J'ai  montré  comment  les  fondations  des  ateliers  coopératifs  cons- 
tituent une  aide  pour  les  classes  pauvres,  en  leur  facilitant  la 
vie,  tout  comme  avaient  fait  les  anciens  droits  d'usage. 

Ici  nous  allons  trouver  quelque  chose  qui  s'approche  encore 
davantage  de  ces  droits  d'usage.  On  a  observé  souvent  que  la 
petite  propriété  ne  peut  pas  facilement  vivre  lorsqu'elle  n'a  pas 
à  sa  disposition  des  moyens  communs,  dont  les  ayant-droit 
peuvent  faire  successivement  usage  :  forêt,  pâturage,  canal 
d'irrigation,  four,  etc.  La  véritable  définition  de  ces  moyens 
communs  serait  celle  de  possession  alternante,  car  il  n'y  a  ja- 
mais œuvre  faite  en  commun  :  chacun  coupe  son  bois  ;  les  ani- 
maux envoyés  au  pacage  ont  chacun  leur  marque  et  souvent 
chacun  un  gardien  séparé;  on  arrose  à  tour  de  rôle;  etc.  Les 
anciennes  fruitières  ne  seraient  pas  des  ateliers  coopératifs 
d'après  M.  de  Rocquigny  (1)  parce  qu'il  y  a  utilisation  succes- 
sive d'un  matériel  et  prêt  du  lait  :  le  travail  est  isolé  et  les 
produits  sont  individuels. 

Une  deuxième  forme  de  cette  coopération  individualiste  (si 
l'on  peut  employer  une  expression  aussi  paradoxale)  est  celle  de 
la  caisse  rurale,  qui  a  pour  objet  d'assurer  le  crédit;  mais  ce 
crédit  n'est  donné  qu'à  bon  escient  et  après  que  les  associés  se 
sont  rendu  compte  de  l'usage  qui  en  sera  fait. 

Enfin  le  syndicat  agricole,  qui  sert  d'intermédiaire  pour  ses 


(1)  La  Prévoyance  sociale  en  Italie,  p.  293. 

T.  xxviiï.  14 


196  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

adhérents,  qui  leur  loue  des  macliines,  leur  procure  de  bonnes 
semences,  fait  pour  eux  des  expériences  de  culture  ou  fait  ana- 
lyser leurs  produits,  leur  fournit  des  animaux  reproducteurs,  me 
semble  être  le  dernier  terme  de  la  première  partie  de  ce  système. 

Tous  ces  procédés  servent  à  améliorer  la  situation  du  proprié- 
taire, mais  ils  ne  sont  pas  établis  seulement  pour  faciliter 
l'épargne  sur  les  intermédiaires;  ce  sont  des  procédés  qui  por- 
tent sur  le  perfectionnement  des  moyens  de  travail,  tandis  que 
la  coopération  de  circulation  avait  surtout  en  vue  d'améliorer 
les  moyens  de  vivre.  Mais  ce  qui  doit  surtout  nous  arrêter,  c'est 
que  ce  progrès  est  de  nature  à  rendre  la  petite  propriété  plus 
sûre  ;  et  que,  d'autre  part,  il  a  pour  base  essentielle  les  rapports 
de  bon  voisinage  entre  gens  vivant  dans  un  même  village. 

Pour  que  ce  perfectionnement  des  moyens  de  travail  s'opère 
régulièrement,  il  faut  vaincre  la  routine,  et  il  faut  donner  au 
paysan  le  moyen  de  comprendre  les  expériences  qui  se  font  près 
de  lui.  Le  paysan  se  défie  beaucoup  des  essais  que  tente  le 
grand  propriétaire,  et  il  rit  volontiers  des  insuccès  de  son  riche 
voisin.  A  une  observation  personnelle,  presque  toujours  mal  faite, 
il  faut  substituer  une  éducation  capable  de  le  diriger  dans  la 
bonne  voie.  La  coopération  ne  porte  plus  maintenant  sur  la  mise 
à  sa  disposition  d'instruments,  mais  sur  quelque  chose  d'idéal, 
sur  la  pratique  scientifique.  Les  chaires  ambulantes  d'agricul- 
ture, qui  ont  si  bien  réussi  en  Italie,  nous  montrent  ce  qui 
peut  être  fait,  sans  grands  frais,  dans  cet  ordre  d'idées.  D'ordi- 
naire c'est  une  initiative  extérieure  qui  apporte  aux  paysans  les 
bienfaits  de  cette  éducation  ;  mais  l'origine  ne  nous  importe 
pas  :  ce  qu'il  faut  voir  c'estcette  unité  d'esprit  qui  se  forme  par 
l'utilisation  d'un  même  corps  de  doctrines.  Les  professeurs  de  ces 
chaires  conseillent  aux  paysans  d'entreprendre  certains  travaux, 
leur  facilitent  l'emprunt  et  en  surveillent  l'emploi. 

Le  système  est  complété  par  les  banques  populaires,  qui  font 
circuler  les  capitaux  et  leur  donnent  l'emploi  le  plus  avantageux 
pour  l'économie  du  pays. 

Dans  les  villes  il  est  beaucoup  plus  difficile  que  dans  les  cam- 
pagnes de  venir  en  aide  au  travailleur  isolé  ;ily  a  une  très  grande 


LES   DIVERS    TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  197 

différence,  d'ailleurs,  entre  les  deux  catégories  d'institutions, 
parce  que  dans  les  campagnes  toutes  les  institutions  décrites  plus 
haut  amènent  infailliblement  une  amélioration  dans  la  produc- 
tivité du  travail  ;  dans  les  villes  il  est  assez  rare  que  l'on  puisse 
mettre  à  la  disposition  de  l'ouvrier  un  outillage  plus  perfec- 
tionné ;  mais  il  est  possible  d'agir  sur  les  ouvriers  urbains  en 
développant  leur  goût  et  leur  intelligence,  en  sorte  que  si  l'ins- 
trument ne  change  pas,  l'homme  qui  le  meut  devient  supérieur 
à  ce  qu'il  était. 

En  Italie  il  a  été  fait  des  essais  vraiment  intéressants;  pres- 
que partout  les  banques  populaires  et  les  caisses  d'épargne  font 
des  prêts  d'honneur  ;  à  Crémone  on  accorde  des  avances  sur  les 
factures  (1)  ;  à  Lodi  on  vend  des  machines  à  coudre  à  crédit  (2)  ; 
à  Bologne  il  a  été  créé  une  «  banque  coopérative  des  ouvriers  et 
de  la  petite  industrie  »,  qui  paraît  donner  de  bons  résultats  (3). 

Émerveillés  par  les  prodiges  de  la  grande  industrie,  beaucoup 
d'économistes  s'imaginent  assez  volontiers  que  le  rôle  du  travail- 
leur isolé  est  fini  :  c'est  qu'ils  ne  comparent  point  des  choses  de 
même  nature  :  la  moyenne  industrie  et  la  fabrique  collective  peu- 
vent être  appelées  à  jouer  un  rôle  de  plus  en  plus  modeste;  mais 
il  y  a  des  limites  à  toutes  choses.  Il  serait  difficile  de  penser  qu'il 
soit  économique  de  s'adresser  à  une  très  grande  maison  de  plom- 
berie pour  faire  une  petite  installation  au  lieu  de  faire  travailler 
un  petit  patron  du  quartier  :  les  frais  généraux  deviennent  exorbi- 
tants pour  les  entrepreneurs  qui  sont  outillés  pour  les  grosses 
affaires  quand  ils  doivent  s'occuper  de  menus  travaux  (ï). 

Toutes  les  personnes  qui  s'intéressent  aux  questions  artistiques, 
savent  que  la  machine  ne  peut  donner  aux  objets  qu'elle  fabri- 
que cette  heureuse  inégalité,  qui  caractérise  l'œuvre  humaine  et 


(1)  La  Prévoyance  sociale  en  Italie,  "p.  128. 

(2)  Op.  cit„  i>.  140. 

(3)  Op.  cit.,  p.  192. 

(  i)  «  Dans  le  grand  commerce  de  détail,  pas  plus  que  dans  certaines  industries,  on 
ne  doit  s'exagérer  l'économie  réalisable  sur  les  frais  généraux  «  (Pyfleroen  ,  article 
cité,  p.  G23).  —  Je  pourrais  citer  une  maison  de  construction  d'appareils  à  rectilier 
et  distiller  l'alcool  qui  envoie  ses  clients  chez  un  constructeur  moyen  quand  ceux-ci 
lui  demandent  de  petites  installations. 


198  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

constitue  le  cachet,  l'orig-inalité  et  la  vie  des  objets  recherchés 
par  les  vrais  amateurs.  Les  choses  faites  mécaniquement  sont 
froides,  sèches  et  plates,  parce  qu'on  n'y  trouve  que  la  trace  d'un 
travail  inorganique.  L'art  académique  nous  écœure  aujourd'hui, 
parce  que  nous  trouvons  en  lui  la  manifestation  la  plus  parfaite 
de  la  corruption  de  l'art  sous  l'influence  des  règles  mécaniques. 
Nos  pères,  qui  n'avaient  pas  encore  assisté  au  dévergondage  du 
mauvais  art  industriel,  ne  comprenaient  pas  tout  ce  que  renfer- 
mait de  vicieux  l'académisme,  — qui,  d'ailleurs^  on  le  sait  main- 
tenant, ne  fut  qu'une  exception  jusqu'à  la  Révolution.  Le  goût  des 
choses  délicates  n'est  pas  tellement  détruit  qu'on  le  suppose  dans 
les  livres  des  économistes  :  en  Angleterre  depuis  vingt  ans,  il  y  a 
eu  beaucoup  de  progrès;  et  même  dans  ce  pays  de  la  grande  in- 
dustrie on  est  dégoûté  des  produits  que  les  anciens  Anglais  trou- 
vaient superbes. 

Quant  à  la  terre,  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter  que  sa 
culture  intensive  et  scientifique  ne  peut  être  abordée  que  par  le 
cultivateur  isolé  :  celui-ci  peut  seul  économiser  les  infiniment 
petits  et  donner  aux  plantes  (ou  aux  animaux)  les  soins  intelli- 
gents et  minutieux  que  comporte  la  culture  à  haute  production. 
Mais  ce  travailleur  a  besoin  d'être  soutenu  :  il  faut  que  son  indi- 
vidualité ait  un  appui  matériel,  toutes  les  fois  qu'il  est  inutile  de 
faire  les  frais  d'outillages  indiNiduels,  et  qu'elle  ait  un  appui  mo- 
ral dans  l'enseignement  donné  par  les  sociétés  agricoles.  C'est  à 
cette  double  condition  que  l'individualité  du  travail  peut  acqué- 
rir toute  sa  valeur  et  que  la  culture  individuelle  l'emporte  sur  la 
culture  collective. 


Nous  allons  chercher  à  tirer  de  ces  études  quelques  conclusions 
d'ordre  général;  et  tout  d'abord,  nous  voyons  que  parmi  les  ins- 
titutions dites  coopératives  celles  qui  réussissent  le  plus  sûrement 
et  qui  semblent  capables  d'exercer  la  plus  grande  influence  sur 
le  monde  sont  celles  où  les  qualités  an  parfait  coopérateur  des 
théoriciens  ne  sont  pas  exigées. 


LES   DIVERS    TYPES    DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  199 

Les  sociétés  de  production  jouent  un  très  petit  rôle  dans  l'in- 
dustrie contemporaine  ;  ce  sont  en  ell'et  des  organismes  rares  et 
délicats,  qui  ne  peuvent  se  développer  que  par  une  sévère  sélec- 
tion; elles  nous  intéressent  comme  expérience  de  psychologie 
appliquée  bien  plus  que  comme  modèles  d'organisation  économi- 
que. Nous  y  avons  relevé  deux  éléments  très  essentiels  :  la  dis- 
tinction des  grades  et  l'existence  des  noyaux  chargés  d'assurer  le 
maintien  de  la  tradition.  Ce  ne  sont  pas  des  institutions  progres- 
sives; mais  elles  seml)lent  capables  de  remplacer  très  avantageu- 
sement le  moyen  patron  pour  les  entreprises  vraiment  urbaines, 
comme  sont  les  travaux  du  bâtiment. 

Quant  aux  autres  institutions  coopératives,  elles  doivent  être 
considérées  comme  des  fondations  destinées  à  venir  en  aide  aux 
classes  pauvres  pour  leur  permettre  de  s'élever,  de  devenir  plus 
capables  et  de  mieux  produire.  Les  magasins  et  ateliers  coopé- 
ratifs ne  diffèrent  pas  essentiellement  des  économats,  que  l'on 
établit  pour  rendre  la  vie  moins  dure  aux  travailleurs  :  ils  ont  le 
même  but,  permettre  d'économiser  sans  grand  effort.  Leur  rôle 
économique  est  de  faciliter  la  circulation  des  produits  entre  des 
ménages  et  un  grand  marché,  de  réduire  en  définitive  des  frot- 
tements dans  le  mouvement  des  produits.  Mais  c'est  se  lancer  dans 
l'utopie  que  de  prétendre  changer  l'ordre  social  en  graissant 
quelques  rouages  !  Sans  méconnaître  les  grands  services  rendus 
par  les  économats,  qui  servent  souvent  beaucoup  à  l'éducation  des 
classes  ouvrières,  en  leur  apprenant  à  se  gouverner  elles-mêmes, 
il  faut  avouer  que  la  coopération  ne  détermine  rien  par  elle- 
même;  tout  dépend  de  l'emploi  qui  est  fait  des  économies  réa- 
lisées. 

Dans  les  campagnes,  les  laiteries  coopératives  (qui  sont  aussi 
des  unions  pour  la  circulation  des  produits)  ont  amené  des  résul- 
tats remarquables,  qui  doivent  servir  de  modèles.  Il  faut  que 
la  coopérative  urbaine  parvienne  aussi  à  améliorer  le  logement 
et  à  assurer  l'avenir,  qu'elle  collabore  au  progrès  industriel,  et 
qu'elle  soit  un  élément  essentiel  du  progrès  moral.  Elle  ne  peut 
remplir  ce  rôle  complexe  qu'en  s'unissant  à  d'autres  institutions 
de  prévoyance,   de  défense  et  d'éducation.   L'économie  qu'elle 


200  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

permet  de  réaliser,  fournit  à  Touvrier  le  moyen  de  s'engager 
dans  des  syndicats  qui  agissent  pour  relever  les  salaires,  et  qui 
ne  peuvent  maintenir  les  hauts  salaires  qu'à  la  double  condition 
que  le  patron  perfectionne  son  outillage  et  que  les  travailleurs 
perfectionnent  leur  travail. 

La  grande  industrie,  bien  loin  de  chercher  (comme  l'affirmaient 
les  économistes  il  y  a  cinquante  ans)  le  travail  non-qualifié ,  re- 
cherche avec  ardeur  le  travail  extra-qualifié  ;  les  hauts  salaires 
et  les  courtes  journées  s'accordent  parfaitement  avec  les  progrès 
actuels  de  l'outillage;  le  salariat  acquiert,  sous  la  pression  syndi- 
cale, des  avantages  que  les  théoriciens  avaient  vainement  de- 
mandés à  l'association  et  à  la  participation. 

Mais  à  côté  de  la  grande  industrie  restent  (et  resteront  sans  doute 
toujours)  des  ateliers  minuscules,  le  travailleur  isolé  des  villes  et 
des  campagnes,  dont  la  présence  est  nécessaire  pour  une  infinité 
de  petites  besognes,  qui  seul  peut  maintenir  Fart  et  qui  seul  cul- 
tive le  sol  avec  l'ingénieuse  parcimonie  nécessaire  aujourd'hui 
dans  l'agronomie  très  perfectionnée.  Ces  travailleurs  ont  besoin 
d'être  soutenus  par  des  institutions,  qui  leur  rendent  les  services 
(bien  plus  complexes  aujourd'hui  qu'autrefois)  que  l'on  peut  de- 
mander à  des  moyens  collectifs.  De  là  naît  la  nécessité  de  la 
coopération  individualiste ,  qui  s'exerce  dans  les  campagnes  par 
les  associations  d'arrosage,  les  caisses  rurales,  les  syndicats  agri- 
coles, les  chaires  ambidantes,  les  banques  populaires,  —  et  qui 
semble  pouvoir  se  faire  jour  dans  les  villes. 

Dans  cette  coopération  l'instruction  joue  un  rôle  très  consi- 
dérable :  le  syndicat  agricole  n'a  pas  seulement  à  aider  maté- 
riellement le  paysan,  mais  aussi  à  l'éclairer  et  à  l'instruire. 

Dans  cette  analyse  nous  prenons  les  institutions  comme  elles  se 
présentent  dans  l'économie;,  sans  chercher  à  savoir  quel  est  l'es- 
prit qui  a  animé  leurs  fondateurs  :  cet  esprit  peut  avoir  été 
très  variable.  Bien  des  fois  des  inspirations  religieuses  ou  philan- 
thropiques ont  amené  des  hommes  riches  à  doter  des  œuvres,  ou 
même  à  constituer  entièrement  des  économats  ou  des  ateliers.  Ce 
ne  sont  là  que  des  accidents,  — bien  que  l'on  ait  beaucoup  plus 
discuté  sur  ces  accidents  que  sur  le  fond  même  des  choses.  Peu 


LES   DIVERS   TYPES   DE    SOCIÉTÉS    COOPÉRATIVES.  201 

importe  d'où  vient  une  institution,  une  fois  qu'elle  est  établie; 
c'est  son  fonctionnement  normal  qu'il  faut  étudier. 

Ceci  ne  veut  pas  dire  qu'il  faille  négliger  l'esprit  qui  anime 
les  hommes,  qui  prennent  part  au  gouvernement  des  institutions; 
je  crois,  au  contraire,  que  cet  esprit  est  d'une  grande  impor- 
tance ;  mais  l'expérience  nous  montre  que  les  institutions  les  plus 
diverses  (par  leur  origine  et  par  leur  esprit)  peuvent  avoir  des 
destinées  économiques  assez  voisines  les  unes  des  autres  pour 
qu'il  soit  possible  de  faire  leur  étude  d'une  manière  tout  à  fait 
matérielle,  —  c'est-à-dire  sans  se  préoccuper  de  cette  origine  et 
de  cet  esprit. 

G.    SOREL. 


SPORT  ET  POÉSIE 

CHEZ  LES  GRECS 

PINDARE  ET  LES  PINDARIQUES 


Le  li  juillet  dernier,  nous  nous  trouvions  dans  une  petite  com- 
mune de  la  banlieue  de  Paris.  C'était  l'après-midi.  Un  attroupe- 
ment qui  s'était  formé  sur  une  route  attira  nos  regards.  Une 
partie  de  la  voie  publique  se  trouvait  provisoirement  transformée 
en  champ  de  course.  Un  monsieur  en  redingote  et  en  chapeau 
de  soie  —  sans  doute  l'instituteur  —  se  démenait  au  milieu  d'une 
bande  d'enfants.  Deux  pompiers  l'assistaient  dans  son  travail  d'or- 
ganisation. L'un  deux  aidait  à  faire  la  police  parmi  les  marmots. 
L'autre  s'était  éloigné  à  une  centaine  de  mètres,  et  servait  de  but. 
Le  monsieur  en  chapeau  de  soie  fit  ranger  les  enfants  en  ligne, 
non  sans  leur  expliquer,  avec  un  grand  luxe  de  répétitions,  que 
la  course  consistait  à  aller  jusqu'au  pompier  et  à  revenir.  Le  pre- 
mier revenu  aurait  le  prix. 

La  course  eut  lieu  sous  nos  yeux.  Le  gagnant  fut  un  tout  jeune 
bambin,  âgé  de  six  à  huit  ans,  qui,  profitant  des  hésitations  et  de 
la  gaucherie  de  ses  compagnons,  et  comprenant  à  merveille  les 
instructions  données,  s'était  lancé  en  avant,  sans  regarder  à 
droite  ni  à  gauche,  et  avait  distancé  de  quinze  ou  vingt  mètres  le 
plus  favorisé  de  ses  concurrents.  Ce  fut,  dans  la  foule  groupée 
sur  les  trottoirs  et  parmi  les  voisins  accourus  aux  fenêtres,  un 
long  cri  d'admiration.  L'enfant,  dans  ce  stade  improvisé,  mes- 
quin, délimité  par  deux  casques  de  pompiers,  s'était  taillé  un  petit 
succès  d'enthousiasme.  Une  famille  de  la  commune  dut  être  très 


SPORT  ET  POÉSIE  CHEZ  LES  GRECS.  203 

fîère  ce  soir-là,  et  les  félicitations  durent  pleuvoir,  dans  un  certain 
cercle,  sur  le  héros  que  les  assistants  venaient  d'applaudir. 

Eh  hien,  ceux  qui  veulent  comprendre,  une  bonne  fois  pour 
toutes,  cette  incompréhensible  poésie  de  Pindare  qui  rebute  et 
rebutera  encore  tant  de  lecteurs,  n'ont  qu'une  seule  ressource  : 
agrandir  par  la  pensée  la  petite  scène  triviale  que  nous  venons 
de  décrire,  remplacer  le  morceau  de  route  par  un  emplacement 
spécial,  les  enfants  par  des  hommes,  les  pompiers  par  des  ma- 
gistrats respectables,  le  monsieur  en  chapeau  de  soie  par  des 
«  hellanodiccs  »,  la  commune  par  une  immense  association  de 
cités,  le  petit  groupement  d'assistants  occasionnels  par  des  foules 
venues  de  loin  pour  assister  aux  épreuves,  les  félicitations  ba- 
nales données  au  vainqueur  par  une  véritable  pompe  triom- 
phale, et  enfin  les  cris  d'admiration  spontanée  par  un  chant  d'ad- 
miration composé  selon  les  règles  du  rythme  pap  un  spécialiste 
de  l'éloge.  Nul  n'ignore  que  le  développement  et  le  perfection- 
nement d'un  organisme  pousse  à  la  multiplication  des  org-anes, 
et  que,  plus  un  phénomène  social  devient  intense,  mieux  on  voit 
s'y  dessiner  l'application  d'une  loi  impérieuse,  celle  de  la  division 
du  travail. 

Il  ne  suffit  pas  d'être  lettré  pour  juger  Pindare.  Voltaire,  un 
homme  d'esprit  cependant,  se  trouvait  désorienté  en  présence  de 
cette  poésie  si  différente  de  la  sienne,  et  cette  désorientation  se 
traduisait  par  d'impitoyables  railleries.  L'auteur  du  Siècle  de 
Louis  XIV  professait  un  joyeux  dédain  pour  ce  «  chantre  des 
combats  à  coups  de  poing'  »  qui  prenait  des  accents  si  sublimes 
pour  nous  raconter  que  Psaumis  de  Camarine  était  arrivé  le 
premier  à  la  course  des  chars  attelés  de  mules,  ou  qu'Agésidame 
de  Locres  avait  terrassé  son  adversaire  au  pugilat.  Un  Grec  ne 
serait  pas  moins  déconcerté  de  nos  jours  s'il  voyait  reproduites 
dans  des  centaines  de  journaux  des  listes  de  jeunes  gens  admis- 
sibles à  l'École  Polytechnique  ou  à  l'École  centrale,  et  trouverait 
probablement,  comme  Voltaire,  quelque  formule  pittoresque 
pour  exprimer  son  dédain.  La  vérité,  c'est  que  nul  poète  ne  peut 
être  bien  compris  que  si  on  le  replace  dans  son  milieu,  et  Pindare, 
parmi  tous  les  poètes,  est  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  besoin  de 


204  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

cette  opération,  sous  peine  de  demeurer  inintelligibles,  et,  par 
conséquent,  profondément  ennuyeux. 

La  poésie  triomphale  est  née  en  Grèce  de  l'existence  des 
«  Jeux  »,  c'est  à  dire  d'une  organisation  particulière  des  sports 
physiques. Le  poète  est  subordonné  à  l'athlète.  Il  faut  considérer 
celui-ci  pour  justifier  la  physionomie  de  celui-là. 

Or,  la  ligure  de  l'athlète  est  double,  ou,  plus  simplement,  deux 
éléments  paraissent  concourir  à  l'organisatien  des  jeux  :  un  élé- 
ment privé  et  un  élément  public.  Ces  jeux  sont  avant  tout  un 
divertissement  né  dans  la  famille,  et  conservé  de  génération  en 
génération.  Us  sont  ensuite  une  institution  d'État,  ou  mieux  de 
Cité,  soigneusement  perfectionnée  en  vue  de  l'intérêt  militRire. 
Ajoutons  que  cette  institution  d'État  voit  son  éclat  rehaussé  par 
l'adjonction  d'un  caractère  religieux,  comme  c'est  le  cas  pour 
toute  fête  hellénique. 


I.    LES    JEUX,    DIVERTISSEMENT    PRIVÉ. 

Il  est  au  moins  un  sport,  la  course,  qui  entre,  en  tout  pays, 
dans  les  récréations  des  enfants.  Cet  âge  a  besoin  de  courir. 
D'autre  part,  lorsque  plusieurs  enfants  courent  ensemble,  des 
sortes  de  concours  s'établissent  naturellement,  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  entre  les  compagnons  de  jeux.  Les  plus  agiles 
en  acquièrent  même,  aux  yeux  de  leur  groupe ,  une  sorte  de  su- 
périorité qui  les  flatte,  et  les  revêt  d'une  auréole  sui  generis. 

Ce  qu'on  trouve  également  chez  tous  les  enfants,  c'est  le  goût 
de  lancer  des  objets  quelconques,  généralement  des  balles  ou  des 
ballons.  Pendant  que  la  course  fortifie  les  jambes,  cet  autre  exer- 
cice fortifie  les  bras. 

Il  n'est  pas  rare,  également^,  de  voir  des  enfants  se  prendre 
corps  à  corps  pour  se  terrasser  mutuellement,  sans  être  portés  à 
cela  par  la  colère,  mais  simplement  pour  s'amuser  et  comparer 
leurs  forces.  Le  phénomène  est  plus  rare  sans  doute  et  moins  ob- 
servable dans  nos  sociétés  civilisées,  où  l'éducation  de  la  famille 


SPORT   ET    POÉSIE    CHEZ   LES    GRECS.  205 

tend  à  réprimer  ces  habitudes  au  lieu  de  les  encourager.  Un 
proverbe  français  montre  à  la  fois  l'existence  de  ce  goût  pour  la 
lutte  et  les  influences  sociales  qui  le  combattent  :  «  Jeux  de 
mains,  jeux  de  vilains  ». 

Or,  ce  que  les  Grecs  appelaient  le  pentathle ,  c'est-à-dire  la 
course,  le  saut,  le  disque,  le  javelot  et  la  lutte,  représente  assez 
exactement  le  prolongement  dans  l'âge  mûr  de  ces  divertisse- 
ments de  l'enfance.  Le  saut  n'est  qu'une  modification  de  la  course, 
la  course  prise  au  moment  où  l'on  rencontre  un  obstacle.  Le  dis- 
que et  le  javelot  sont  deux  variétés  de  projectiles,  qui  peuvent, 
en  nos  modernes  sociétés,  se  trouver  remplacés  par  d'autres,  mais 
dont  le  maniement  a  pour  but  unique  de  développer  la  force  et 
l'adresse  du  bras.  Nous  sommes  donc  ici  en  présence  d'un  phéno- 
mène général,  et  l'on  n'aperçoit  que  faiblement  l'action  de 
causes  particulières.  Où  il  faut  rechercher  celles-ci,  c'est  dans  la 
prolongation  de  ces  exercices  au  delà  des  limites  de  l'enfance, 
prolongation  qui,  au  lieu  d'occuper  ou  de  passionner  des  groupes 
restreints,  comme  chez  nous,  occupe  ou  passionne  tout  le  public 
adulte,  au  point  d'enfanter  les  plus  grandioses  manifestations 
d'enthousiasme. 

Et  nos  courses?  dira-t-on.  Elles  passionnent  :  c'est  vrai,  mais 
pourquoi  passionnent-elles?  Parce  qu'elles  fournissent  un  pré- 
texte au  pari.  On  n'y  va  pas  pour  acclamer  un  jockey,  d'ailleurs 
obscur,  mais  pour  jouer  de  l'argent  sur  un  cheval.  Pourvu  que 
celui-ci  arrive  le  premier,  on  est  content,  et  l'on  se  soucie  assez  peu 
de  connaître  le  nom  du  cavalier  qui  le  monte.  Évidemment,  notre 
cerveau,  à  ce  point  de  vue,  n'est  pas  conformé  comme  celui  des 
Grecs,  et  cette  différence  de  conformation  vient  d'une  difïerence 
d'éducation. 

Le  monde  cycliste  offrirait  à  l'observateur  des  phénomènes 
qui  se  rapprochent  davantage  de  ceux  que  nous  allons  envisa- 
ger. Ces  portraits  de  vainqueurs,  reproduits  sur  les  journaux  il- 
lustrés, rappellent  les  statues  triomphales  que  les  Grecs  éle- 
vaient aux  athlètes  victorieux.  Mais,  comme  on  le  sait,  de  telles 
gloires  n'intéressent  qu'un  public  spécial,  dont  le  langage  n'est 
pas  toujours  très  intelligible  pour  les  profanes.  Les  masses    7ie 


206  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

donnent  point.  Nous  n'en  sommes  pas  encore  à  ces  réceptions 
extraordinairement  grandioses  que  faisaient  les  cités  grecques  à 
leurs  concitoyens  victorieux  dans  un  des  grands  jeux,  à  ces  pro- 
cessions solennelles  qui,  formant  au  héros  un  cortège  d'hon- 
neur, l'introduisait,  non  par  une  porte,  mais  par  une  brèche 
'pratiquée  tout  exprès  dans  les  remparts  pour  lui  livrer  pas- 
sage. 

Rappelons-nous  l'origine  de  nos  Hellènes.  Intrépides  monta- 
gnards, descendants  de  bannis  qui  avaient  gagné  la  montagne,  et 
là,  dans  cette  sorte  de  «  maquis  »,  demandaient  au  pillage  à  main 
armée  leurs  principaux  moyens  d'existence,  les  vainqueurs  des 
Pélasges  n'avaient  pas  perdu,  en  descendant  vers  la  plaine,  ces 
instincts  de  combativité  qui  avaient  amené  leurs  triomphes.  Leur 
installation  sur  le  rivage  de  la  mer  leur  fournissait  d'ailleurs 
l'occasion  de  transformer  en  expéditions  maritimes  leurs  excur- 
sions jusqu'alors  terrestres.  En  outre,  le  fait  même  de  la  conquête 
avait  pour  résultat  de  les  superposer  à  de  nombreuses  populations 
de  sujets  ou  d'esclaves,  qu'il  s'agissait  de  tenir  en  respect.  Or, 
là  où  les  armes  perfectionnées  n'existent  pas  encore,  on  tient 
les  gens  en  respect  en  leur  démontrant  qu'on  a  des  muscles  plus 
solides,  des  pieds  plus  agiles  pour  la  poursuite,  des  bras  plus 
vigoureux  pour  le  châtiment.  C'est  ce  qui  explique,  entre  paren- 
thèses, comment  les  Doriens  de  Sparte,  plus  isolés  que  d'autres 
clans  vainqueurs  dans  leur  Laconie  déjà  peuplée  de  nombreux 
habitants,  se  virent  obligés  de  donner  à  l'éducation  physique  un 
développement  extraordinaire.  Mais  le  fait,  plus  intense  à  Sparte 
qu'ailleurs,  se  produisait  sur  les  divers  points  de  la  Grèce,  et  l'on 
conçoit,  dans  ces  conditions,  que  le  premier  rêve  du  père,  lors- 
qu'un enfant  mâle  lui  était  donné,  était  de  le  voir  devenir  un 
homme  robuste.  Les  «  Jeux  »,  tout  en  amusant  les  enfants,  étaient 
donc  pris  au  sérieux  par  les  parents.  Aussi,  de  même  que  cer- 
tains villages  de  chez  nous  possèdent  toujours  une  place  spécia- 
lement ait'ectée  au  jeu  de  boules,  toutes  les  localités  de  la  Grèce 
possédaient  un  emplacement  en  plein  air  appelé  «  palestre  »  où 
la  jeunesse  se  livrait  au  plaisir  de  la  lutte  ainsi  qu'aux  autres 
exercices  énumérés  plus  haut.  Les  hommes  faits  ne  dédaignaient 


SPORT    ET    POÉSIE    CHKZ    LES    GRECS.  207 

pas  de  se  mêler  à  ces  batailles  pour  rire,  où  l'on  recevait  pourtant 
de  terribles  coups.  On  se  proposait  une  partie  de  ceste  ou  de 
pugilat  comme  on  se  propose  actuellement  une  partie  de  domi- 
nos ou  d'écarté.  La  localité  était-elle  une  ville?  La  palestre  don- 
nait naissance  au  g-ymnase,,  édifice  important  entre  tous,  mais 
—  remarquons-le  en  passant  —  édifice  privé.  Là  se  donnaient 
rendez-vous  tous  les  citoyens  distingués,  les  uns  pour  prendre 
part  aux  sports,  les  autres  pour  regarder  leurs  concitoyens  qui 
luttaient,  sautaient,  couraient,  d'autres  enfin  pour  flâner  et  ba- 
varder, uniquement  parce  que  le  gymnase  était  devenu  l'endroit 
le  plus  «  sélect  »  de  la  ville.  On  sait  que  c'est  en  se  promenant 
sous  les  portiques  de  ces  gymnases  que  plusieurs  des  plus  grands 
philosophes,  à  commencer  par  Socrate,  ont  recruté  des  audi- 
toires et  conquis  leur  réputation.  Ils  savaient  qu'ils  rencontre- 
raient là  le  Tout-Athènes,  et  le  Tout-Athènes ,  en  venant  là, 
rendait  témoignage  au  prestige  exercé  sur  la  population  libre, 
oisive,  distinguée,  par  ces  divertissements  corporels. 

Il  ne  faudra  donc  pas  être  surpris  de  relever,  dans  les  dédi- 
caces des  odes  pindariques,  les  noms  des  plus  nobles  d'entre  les 
Grecs  des  principales  cités.  Nous  sommes  en  présence  d'un  délas- 
sement aristocratique,  encouragé  de  père  en  fils,  et  qui  fait  partie 
des  traditions  des  plus  illustres  familles.  Les  Éacides,  les  Alcméo- 
nides,  les  Battides,  les  lamides,  les  Ératides,  bien  d'autres  mai- 
sons à  généalogie  célèbre  défilent  dans  les  odes  du  poète,  et  l'on 
voit,  par  les  éloges  même  qu'il  leur  décerne,  que  le  goût  des 
exercices  physiques  est  héréditaire  chez  tous  ces  aristocrates  de 
grande  lignée.  Il  n'est  pas  rare  que  la  généalogie,  à  force  de 
remonter  dans  la  nuit  des  temps,  vienne  se  rattacher  à  Hercule, 
à  Apollon,  à  Zeus,  ou  à  quelqu'un  de  ce  genre.  Or,  toute  fable  a 
sa  raison  d'être,  et,  lorsqu'on  sait  par  quel  mirage  d'admiration 
rétrospective  les  grands  bandits  de  l'Olympe  sont  devenus  des 
dieux,  on  n'a  plus  de  peine  à  expliquer  toutes  ces  généalogies 
divines.  Les  familles  ainsi  louées  descendaient  tout  simplement 
de  quelque  «  roi  des  montagnes  » ,  ou  tout  au  moins  prétendaient 
en  descendre,  et  se  faisaient  accepter  dans  le  «  monde  »  qui  en 
descendait  véritablement.  De  génération  en  génération,  elles  se 


208  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

rattachaient  à  des  héros  qui  avaient  entraîné  sur  leurs  pas  des 
bandes  de  guerriers  émerveillés  sans  doute  parla  force,  lagilité, 
l'adresse  de  leurs  capitaines.  Ces  rudes  gaillards  avaient  naturel- 
lement tenu  à  ce  que  leurs  fils  marchassent  sur  leurs  traces. 
Semblables  à  tel  de  nos  pères  de  familles  qui,  ingénieur  distin- 
gué, cultive  avec  amour  chez  ses  enfants  l'aptitude  aux  mathé- 
matiques ou  à  la  mécanique,  ils  avaient,  servis  en  cela  par  leur 
puissance  et  leurs  loisirs,  développé  chez  leur  progéniture  les 
qualités  athlétiques,  plus  utiles  alors  que  maintenant  pour  se 
créer  ou  se  conserver  sa  place  au  soleil. 

C'est  justement  parce  que  les  sports  sont  pratiqués  et  encoura- 
gés jo«r  les  plus  grandes  familles  que  la  poésie  pindarique  a  plus 
de  chance  de  prendre  un  sérieux  essor.  Dans  ces  familles,  la  ri- 
chesse permet  de  donner  une  pompe  toute  particulière  aux  fêtes 
qui  suivent  les  exploits  accomplis  par  un  fils,  par  un  frère,  par 
un  parent.  Ce  seront  des  festins,  des  cortèges  de  flambeaux,  des 
réceptions  plus  élégantes.  Ce  seront  aussi  des  chants,  puisque  le 
chant  traduit  si  bien  la  joie.  Mais  chant,  nous  le  savons,  est 
presque  synonyme  de  poésie,  et,  à  émettre  des  sons,  il  faut  bien 
que  cessons  disent  quelque  chose.  Du  reste,  comme  le  dit  Pindare 
lui-même  dans  sa  neuvième  Néméenne,  <(  c'est  un  adage  parmi 
les  hommes,  qu'il  ne  faut  pas  laisser  tomber  à  terre  et  ensevelir 
dans  le  silence  une  action  glorieuse.  La  voix  divine  de  la  poésie 
est  la  digne  compagne  des  exploits.  » 

Cela  n'est  certes  pas  vrai  pour  tous  les  peuples,  mais  c'est  vrai 
pour  les  Grecs,  chez  qui  d'autres  causes,  analysées  précédemment, 
ont  si  puissamment  favorisé  Téclosion  de  la  poésie.  Chez  ce  peu- 
ple de  vie  facile,  il  faut  que  le  chant  soit  partout.  Des  milliers  de 
Pindares  ont  donc,  en  des  milUers  d'endroits,  célébré  les  louan- 
ges de  ceux  qui  s'étaient  distingués  dans  les  exercices  physiques. 
Mais,  en  des  circonstances  particulièrement  solennelles,  passion- 
nantes, en  des  cas  où  la  gloire  des  vainqueurs  devient  absolu- 
ment éclatante,  où  un  public  immense  peut  s'intéresser  à  leur 
triomphe,  la  louange  prend  naturellement  des  proportions  plus 
grandioses,  plus  «  littéraires  ».  Alors  les  familles  cherchent  à 
s'adresser,  pour  cet  éloge,   à  un  fournisseur  renommé,  qui  sache 


SPORT  ET  POÉSIE  CHEZ  LES  GRECS.  209 

traduire  en  termes  magnifiques  l'admiration  éprouvée  par 
tous  les  proches  de  l'heureux  vainqueur.  C'est  ainsi  que  d'après 
les  commentateurs,  la  dixième  Pythique,  dédiée  à  Hippoclès 
de  Pélmne,  fut  composée  à  la  requête  d'un  certain  Thorax, 
parent  du  héros  et  de  toute  l'illustre  famille  des  AUénides,  cé- 
lèbre en  Thessalie.  L'œuvre  littéraire  et  musicale  de  Pindare 
devait  servir  à  rehausser  l'éclat  d'un  festin  donné  en  faveur 
d'Hippoclès  et  de  la  marche  triomphale  organisée  à  cette  occa- 
sion. 

Notons  en  passant  un  fait,  ou  plutôt  l'absence  d'un  fait.  Parmi 
les  divers  sports  usités  dans  les  jeux  des  Grecs,  nous  ne  voyons 
pas  figurer  le  canotage,  dont  on  connaît  la  vogue  chez  les  An- 
glais d'aujourd'hui,  La  chose  semble  d'autant  plus  étonnante  au 
premier  abord  que  la  Grèce  était  un  pays  essentiellement  ma- 
ritime, et  que  la  configuration  des  côtes  se  prêtait  admirablement 
aux  exercices  nautiques.  La  formation  de  nos  Grecs  de  bonne 
famille  explique  très  bien,  selon  nous,  cette  apparente  anomalie. 
En  descendant  de  la  montagne  vers  la  mer,  nos  illustres  bandits 
avaient  bien  voulu  rester  des  guerriers,  mais  non  devenir  des 
rameurs.  Les  rameurs  ne  se  battent  pas.  Ils  exécutent  une  fonc- 
tion purement  matérielle.  Par  conséquent,  des  esclaves  ou,  de 
petites  gens  sont  assez  bons  pour  ce  sport  particulier.  La  lutte, 
pour  nos  Grecs,  n'est  donc  pas  jeu  de  vilain,  mais  le  canotage 
est  œuvre  servile.  On  sait  que  l'opinion  contraire,  en  nos  sociétés 
où  régnent  d'autres  influences,  prédominerait  plutôt  aujour- 
d'hui. 

L'amour  des  exercices  physiques  était  donc  chez  nos  Grecs, 
avant  tout,  un  phénomène  d'éducation  familiale.  3Iais  il  n'y  avait 
pas  que  cela,  ou,  pour  mieux  dire,  le  phénomène  que  nous  ve- 
nons de  retracer  était  tellement  général,  tellement  intense  que, 
de  la  vie  privée,  il  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  se  réper- 
cuter sur  la  vie  publique.  Ce  qui  était  approuvé  et  encouragé 
par  tous  les  pères  de  famille  devait  être  approuvé  et  encouragé 
par  les  magistrats  issus  de  ces  familles,  recrutés  le  plus  souvent 
parmi  les  plus  notables  d'entre  elles.  Après  avoir  été  un  diver- 
tissement privé,  les  «  Jeux  »  devaient  devenir  une  institution 


210  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

publique,  environnée  de  tout  l'éclat  et  de  toute  la  pompe  que 
l'on  donne  aux  actes  officiels,  aux  manifestations  nationales. 


II.    —    LES    JEUX,    INSTITUÏIOX    OFFICIELLE. 

Une  des  grandes  raisons  d'être  des  gouvernements,  c'est  la 
préparation  de  la  défense  extérieure.  On  sait  la  place  qu'occupe 
cette  préparation  parmi  les  nations  de  l'Europe  continentale. 
Chacune  a  sans  cesse  les  yeux  fixés  au-delà  des  frontières,  pour 
voir  si  un  voisin  n'a  pas  augmenté  ses  effectifs,  construit  des 
canons  d'un  type  nouveau,  inventé  quelque  poudre  ou  quelque 
explosif  d'une  puissance  inédite,  perfectionné  en  un  mot  d'une 
façon  quelconque  son  outillage  de  combat.  Et  l'expérience  montre 
que  les  gouvernements  qui  laissent  péricliter  cet  outillage  s'expo- 
sent, en  cas  de  guerre,  à  de  véritables  catastrophes,  quel  que  soit 
d'ailleurs  le  courage  et  l'abnégation  de  leurs  soldats.  C'est  ce 
qu'on  vient  de  vérifier  dans  le  conflit  entre  les  États-Unis  et 
l'Espagne.  Non  seulement  le  personnel  mihtairede  celle-ci  man- 
quait de  formation  technique,  mais  encore  son  outillage  était 
désastreusement  arriéré.  Un  souci  analogue  existait  chez  les  gou- 
vernants de  nos  cités  grecques,  mais,  tout  en  étant  de  même 
nature,  il  ne  s'appliquait  pas  exactement  aux  mêmes  objets.  Les 
conditions  des  luttes  armées,  nul  ne  Tignore,  étaient  tout  autres 
qu'aujourd'hui.  Peu  de  machines  de  guerre,  et  en  usage  dans  les 
sièges  seulement.  Pas  de  projectiles  frappant  au  loin,  sauf  le  ja- 
velot, qui  ne  franchit  qu'une  distance  de  quelques  mètres,  et 
qu'un  bon  bouclier  peut  toujours  parer.  Enfin,  étant  donné  la 
faible  distance  à  laquelle  doivent  se  placer  deux  troupes  dis- 
posées à  en  venir  aux  mains,  c'est  le  corps  à  coips  assuré,  sinon 
dès  le  commencement,  du  moins  à  un  instant  quelconque  de  la 
bataille.  Ceci  posé,  il  est  clair  que  la  vigueur  physique  du  soldat 
prend  une  importance  énorme.  Plus  robuste  des  bras,  il  peut  lan- 
cer son  javelot  plus  loin,  et  se  procurer  un  genre  de  supériorité 
analogue  à  celui  qui  résulte  actuellement  de  la  possession  d'un 


Sl'ORÏ   ET    POÉSIE    CHEZ    LES    GRECS.  211 

fnsil  à  plus  longue  portée.  Plus  robuste  des  jambes,  il  peut  à  son 
gré  éviter  son  adversaire  ou  le  poursuivre,  et  eng-ag-er  l'action 
du  côté  qui  lui  plaît  le  mieux.  Plus  rojjuste  de  la  poitrine  et  des 
reins,  il  peut,  au  moment  du  corps  à  corps,  terrasser  son  adver- 
saire, le  bousculer,  l'écraser,  se  démener  victorieusement  dans 
la  mêlée.  Plus  endurant  enfin,  il  peut  soutenir  la  lutte  pendant 
un  laps  de  temps  plus  considérable,  et  lasser  des  ennemis  plus 
prompts  à  se  fatiguer.  La  longue  résistance  des  trois  cents  Spar- 
tiates de  Léonidas  aux  Thermopyles  se  comprend  très  bien  si  l'on 
songe  que  ces  athlètes  d'élite,  postés  d'ailleurs  dans  un  endroit 
avantageux,  étaient  en  mesure  de  transpercer  nombre  de  Perses 
avant  que  ceux-ci  fussent  arrivés  assez  près  d'eux  pour  les  attein- 
dre, et  que  plusieurs  heures  d'une  lutte  continuelle  n'avaient  plus 
de  quoi  les  elFrayer.  Une  énorme  disproportion  dans  le  nombre 
était  nécessaire  pour  abattre  ces  rudes  jouteurs. 

Comme  chaque  nation  cherche  aujourd'hui  à  avoir  le  meilleur 
canon,  chaque  cité  cherchait  donc  à  avoir  les  meilleurs  lan- 
ceurs de  javelots,  les  meilleurs  coureurs,  les  meilleurs  sauteurs, 
les  meilleurs  lutteurs  de  la  Grèce.  Aussi,  à  côté  des  palestres 
et  des  gymnases,  se  créent  bientôt  ]es  stades,  enceinte  réservée 
aux  jeux  publics.  Cette  enceinte  est  allongée,  à  cause  de  la 
course,  et  la  distance  parcourue  par  les  coureurs  devient  une 
chose  tellement  présente  à  tous  les  esprits  qu'elle  se  trouve  éri- 
gée en  unité  de  mesure.  C'est  la  longueur-type  que  la  langue 
usuelle   va  consacrer  de  préférence  à  toutes  les  autres. 

La  cité  antique,  inutile  de  revenir  sur  ce  point  bien  connu, 
est  inséparable  de  la  religion.  Il  y  a  toujours  des  magistrats 
qui  sont  plus  ou  moins  pontifes,  des  pontifes  qui  sont  plus 
ou  moins  magistrats.  Les  fêtes  de  la  cité  sont  des  fêtes  re- 
ligieuses. La  religion  viendra  donc  à  son  tour  consacrer  les 
jeux,  en  tant  qu'ils  font  partie  de  solennités  en  l'honneur  de 
tel  ou  tel  dieu.  Autour  du  stade  s'élèveront  des  autels,  et  l'on 
préludera  aux  jeux  par  des  sacrifices.  L'athlète  ne  se  livrera  pas 
seulement  à  une  récréation  traditionnelle,  il  remplira  une  fonc- 
tion utile  à  la  patrie.  Mieux  que  cela,  il  accomplira  un  acte 
agréable  à  la  divinité,  et  des  légendes  divines  sont  là  d'ailleurs 

T.   X.VVIII.  15 


212  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pour  exalter  son  imaiiination.  lui  donner  une  plus  haute  idée 
de  la  grandeur  de  son  rôle.  Apollon  n"a-t-il  pas  disputé  le  prix 
de  la  course  à  Mercure,  Persée  à  Atalante?  Hercule  n'a-t-il  pas 
terrassé  le  géant  Antée,  cpii  reprenait  des  forces  toutes  les 
fois  qu'il  touchait  la  terre  sa  mère  ?  Traditions  familiales,  inté- 
rêt politique,  sentiment  religieux,  tout  s'unit  donc,  comme  on  le 
voit,  pour  environner  ces  solennités  d'une  incomparable  auréole 
de  grandeur  et  de  gloire.  Le  pugiliste,  au  moment  où  il  s'ap- 
prête à  descendre  dans  l'arène,  sait  que  trois  choses  sont  étroi- 
tement liées  à  son  coup  de  poing  :  le  plaisir,  le  devoir  civique, 
et  une  œuvre  pie. 

Des  jeux  publics  plus  ou  moins  célèbres  existaient  donc  dans  la 
plupart  des  cités  grecques.  On  cite  ceux  d'Éphèse,  de  Thessa- 
lonique,  d'Anarbaze,  d'Attelia,  de  Pergame,  de  plusieurs  autres 
localités.  Il  est  probable  que  l'institution  se  retrouvait  partout. 
La  plupart  des  fêtes  dont  nous  parlent  les  historiens  comportaient 
une  partie  athlétique,  comme  la  fête  du  li  juillet  comporte 
des  représentations  gratuites  et  une  revue.  Mais,  parmi  tous 
ces  rendez-vous  du  sport  hellénique,  il  en  est  quatre  qui  sont 
devenus  particulièrement  fameux,  attendu  que  leur  célébration 
n'était  pas  le  fait  d'une  seule  cité,  mais  de  l'entente  d'un  grand 
nombre  de  cités  entre  elles.  Ce  sont  les  jeux  Olympiques,  les  jeux 
Pythiques,  les  jeux  Isthmiques  et  les  jeux  Néméens. 

Chaque  cité  grecque,  on  le  sait,  était  véritablement  indépen- 
dante, mais  la  communauté  de  race,  de  langue,  de  situation 
géographique,  d'intérêt  même  en  présence  des  invasions  bar- 
bares, se  traduisit  de  bonne  heure  en  Grèce  par  divers  phéno- 
mènes fédératifs.  Les  alliances,  d'abord,  étaient  fréquentes. 
Lorsque  ces  alliances  jouissaient  d'une  certaine  permanence, 
elles  revêtaient  la  forme  de  «  ligues  ».  La  guerre  du  Péloponèse 
est  l'histoire  d'un  heurt  entre  deux  de  ces  ligues,  où  la  gloire  des 
cités  secondaires  s'efface  devant  celles  des  deux  cités  prépondéran- 
tes, Sparte  et  Athènes.  En  remontant  dans  l'histoire  de  la  Grèce, 
on  trouve  un  mémorable  exemple  de  solidarité  dans  la  coalition 
des  chefs  grecs  qui  prirent  part  à  la  guerre  de  Troie.  Les  poètes 
nous  ont  représenté   les  princes  grecs  de  cette  époque  jurant  à 


SPOUT    ET    POÉSIE    CHEZ    LES   GRECS.  213 

Tyndare,  roi  de  Sparte,  quils  défendraient  envers  et  contre 
tous  celui  d'entre  eux  qui  épouserait  Hélène.  Sous  cette  légende 
poétique,  où  rien  ne  nous  dit  d'ailleurs  qu'il  n'y  ait  pas  une 
part  de  vérité,  apparaît  un  phénomène  social  important  :  la 
fraternité  des  cités  grecques,  fraternité  que  l'on  voit  résister  et 
survivre  à  toutes  les  querelles  intestines  et  à  des  guerres  pour- 
tant cruelles  comme  celle  que  se  firent  les  Athéniens  et  les  La- 
cédémoniens. 

Un  principe  d'union  chez  les  Grecs,  c'était  le  mépris  commun 
du  «Barbare  ».  C'était  encore  le  fameux  tribunal  des  Amphic- 
tyons,  qui  paraît  avoir  été  une  combinaison  intermunicipale 
pour  régulariser  le  régime  des  eaux  et  veiller  à  la  conservation 
du  temple  de  Delphes.  C'était  ce  môme  temple  de  Delphes,  lieu 
de  pèlerinage  célèbre  même  en  dehors  du  monde  hellénique, 
ainsi  que  l'oracle  que  l'on  venait  y  consulter.  C'étaient  quelques 
autres  lieux  de  pèlerinage,  comme  Epidaure,  Dodone,  etc.  C'é- 
taient enfin  les  yrands  Jeux.  Le  moyen  âge  a  connu  la  trêve  de 
Dieu.  La  Grèce  antique  a  connu  une  autre  trêve  qui  avait  aussi 
quelque  chose  de  religieux,  mais  qui  avait  pour  principe  la  né- 
cessité de  célébrer  tranquillement  les  jeux  courus  par  les  ci- 
toyens de  toutes  les  citési  Les  jeux  Olympicjues,  en  particulier, 
possédaient  un  grand  pouvoirde  désarmement.  Durant  cincj  jours, 
aucun  homme  en  armes  ne  pouvait  fouler  le  sol  de  l'Élide.  Si 
deux  cités  étaient  en  guerre,  les  belligérants  pouvaient  se  ren- 
contrer sur  ce  terrain  neutre,  et  se  livrer  entre  eux  à  des  com- 
bats simulés  avant  de  reprendre  la  véritable  guerre.  Ces  luttes 
del'arène  étaient  chose  sainte,  chose  sacrée.  C'était  aussi  un  diver- 
tissement sur  lequel  trop  de  monde  comptait,  et  l'opinion  publique 
n'aurait  pas  pardonné  à  ceux  qui,  par  leur  intolérance,  auraient 
gêné  ou  gâté  le  plaisir  d'innombrables  spectateurs,  venus  de  cent 
localités  différentes.  Une  guerre,  c'était  peu  de  chose.  La  grande, 
l'importante  affaire,  c'étaient  les  jeux. 

Des  noms  de  grands  chefs,  de  vaillants  conducteurs  de  peuples 
divinisés  ou  idéalisés  par  la  légende,  couvraient  de  leur  patro- 
nage ces  retentissantes  solennités.  Les  jeux  Olympiques  et  les  jeux 
Néméens,   disait-on,   avaient  été  fondés  par  Hercule.  Après  di- 


2ii  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

verses  vicissitudes,  ils  avaient  été  rétablis  et  régularisés  par  d'au- 
tres. Mais  cette  grande  figure  d'Hercule,  personnification  de  la 
première  invasion  des  montagnards  dans  la  plaine,  n'en  appa- 
raissait pas  moins  à  l'origine  de  ces  fêtes  séculaires.  La  fonda- 
tion des  jeux  Isthmiques  étaient  attribuée  à  Sisyphe,  le  fameux 
bandit  que  tua  Thésée,  mais  qui,  s'il  eût  tué  Thésée  au  lieu  d'être 
tué  par  lui,  eût  peut-être  fait  dire  aux  historiens  que  Thésée  avait 
été  le  bandit  et  lui  le  sauveur.  Ce  Sisyphe  avait  effectué  de  grands 
travaux  à  Corinthe.  Il  avait  élevé  une  muraille  en  travers  de  risthme 
et  forcé  l'eau  du  fleuve  Asopus  à  monter  dans  la  citadelle.  Ce 
n'est  sans  doute  pas  pour  rien  que  les  poètes,  en  le  plaçant  dans 
les  enfers,  lui  attribuent  un  châtiment  de  bâtisseur,  et  l'obligent, 
comme  on  le  sait,  à  rouler  un  énorme  rocher  jusqu'au  sommet 
dune  montagne.  Quoiqu'il  en  soit,  cet  illustre  damné  avait 
laissé  de  lui  une  retentissante  mémoire.  Fils  d'Eolus  et  petit- 
fils  d'Hellen,  suivant  la  légende,  il  avait  évidemment,  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  relevé  le  niveau  de  la  civilisation  dans 
le  territoire  qu'il  avait  conquis.  Quant  aux  jeux  Pythiques,  ils 
avaient  pour  but  de  commémorer  la  victoire  d'Apollon  sur  le 
serpent  Python,  c'est-à-dire,  selon  l'interprétation  la  plus  vrai- 
semblable, les  grands  travaux  d'assainissement  entrepris  par  les 
chefs  montagnards  lorsque,  descendus  dans  la  plaine,  ils  se 
trouvèrent  en  présence  d'infects  marécages,  sources  de  miasmes 
et  d'épidémies.  Dieux,  demi-dieux  ou  héros  légendaires,  ces 
grands  fondateurs  ou  patrons  des  jeux  avaient  cela  de  commun 
qu'ils  étaient  des  chefs  de  cités,  des  hommes  de  gouvernement, 
dont  la  haute  capacité  avait  laissé,  chez  les  populations,  des 
traces  lumineuses  et  profondes. 

Mais,  en  définitive,  les  plus  brillants  de  ces  jeux,  les  plus  courus 
et  les  plus  renommés  dans  tout  le  monde  grec  et  ailleurs,  c'é- 
taient les  jeux  Olympiques.  Hercule  les  avait  fondés,  avons-nous 
dit,  mais  fondés  en  ïhonneur  de  Zeus  Olympien.  Remarquons 
bien  cette  épithète.  C'est  dans  l'Élide,  pays  du  Péloponèse,  que 
se  déroulent  ces  jeux;  mais  c'est  à  V Olympe,  à  la  montagne  de 
Thessalie,  qu'une  dévotion  traditionnelle  les  rattache.  C'est  à  la 
gloire  de  Zeus,  suprême  incarnation  de  ce  type  montagnard  qui. 


Sl'OUT    ET    POÉSIE    CHEZ    LES   GRECS.  2!o 

dans  les  temps  reculés,  avait  conquis  et  commencé  à  civiliser  la 
Grèce,  que  travaillent  ou  sont  censés  travailler  les  athlètes  ve- 
nus en  foule  de  l'Hellade,  de  l'Asie,  de  Rhodes,  delà  Sicile.  La 
montagne  s'appelait  Olympe,  la  cité  s'appelle  Olympie.  Quel  beau 
motif  d'idéalisation  pour  ces  luttes  du  stade  ou  de  l'hippodrome, 
et  quelle  ressource  pour  les  poètes  qui,  à  la  louange  des  hom- 
mes, pourront  tout  naturellement  mêler  celle  des  dieux. 

Du  reste,  si  l'adoption  du  stade  comme  mesure  de  longueur 
nous  a  déjà  donné  une  idée  de  l'état  d'âme  du  grand  public 
relativement  aux  choses  du  sport,  un  autre  fait  du  même  genre 
vient  attester  la  puissance  universelle  de  cet  attrait  :  à  sa- 
voir l'adoption  de  r  «  olympiade  »  comme  mesure  du  temps.  Le 
temps  et  l'espace,  ces  deux  «  concepts  »  mystérieux  qualiiiés 
par  le  philosophe  Kant  de  «  formes  de  la  sensibilité  »,  et  qui, 
dans  tous  les  cas,  tiennent  une  place  immense  dans  le  fonc- 
tionnement de  notre  pensée,  s'associaient  donc  pour  les  Grecs  à 
une  idée  contingente,  celle  de  jeux.  Rêver  à  l'espace,  pour  un 
cerveau  grec,  c'était  rêver  au  terrain  qu'un  coureur  franchit 
à  la  course.  Rêver  au  temps,  c'était  se  représenter  l'intervalle 
de  quatre  années  qui  s'écoulait  entre  deux  rendez-vous  dans  la 
plaine  sacrée  d' Olympie. 

Qu'on  se  représente  cet  état  d'âme,  et  que  l'on  se  représente 
aussi  les  aptitudes  poétiques  de  la  race  grecque,  engendrées  par 
des  causes  que  nous  avons  exposées  précédemment.  Le  goût  de 
la  musique  et  de  la  poésie  préexiste  à  l'institution  des  jeux  elle- 
même,  vu  qu'il  faut  beaucoup  moins  d'attirail  pour  composer 
une  ode  que  pour  «  monter  »  un  concours  de  sauteurs  ou  de 
lutteurs.  S'il  faut  en  croire  une  tradition,  les  premières  fêtes  de 
Delphes  auraient  été  purement  musicales  et  littéraires.  Les  jeux 
Pythiques  proprement  dits  se  seraient  greffés  après  coup  sur 
des  concours  de  joueurs  de  lyre  et  de  flûte.  La  lyre  et  la  flûte, 
en  effet,  n'étaient  pas  moins  dans  les  mœurs  des  Grecs  que  le 
ceste  ou  le  disque.  Il  est  même  sûr  que  la  flûte  tout  au  moins 
charmait  les  loisirs  des  antiques  Pélasges  à  une  époque  où  les 
grandes  descentes  de  montagnards  guerriers  n'avaient  pas 
encore  eu  lieu.  C'est  à  Pan  rArcadien,à  un  «  autochtone  »,  qu'on 


;216  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

attribue  l'invention  de  cet  instrument  rustique.  Le  triomphe  des 
athlètes  vainqueurs  éclate  donc  au  milieu  d'un  peuple  porté  au 
chant,  à  la  poésie.  L'orgueil  des  familles,  nous  l'avons  vu,  est 
intéressé  à  ce  que  la  gloire  de  ses  membres  ne  tombe  pas  dans 
l'oubli.  Un  orgueil  analogue  pousse  les  cités  à  encourager  tout 
ce  qui  peut  perpétuer  la  mémoire  des  hommes  qui  mettent 
ainsi  en  relief  le  nom  de  leur  patrie.  De  là  ces  innombrables 
statues  dont  nous  avons  parlé,  et  dont  les  Romains,  malgré  de 
précédentes  destructions,  devaient  encore  trouver  des  centaines 
debout.  De  là,  également,  la  vogue  et  le  succès,  incompréhen- 
sible pour  nous,  de  la  poésie  triomphale. 


III.    —    LE    MECANISME    UE    L  ODE    PINDARIQUE. 

Pour  juger  le  système  poétique  de  Pindare,  nous  ne  pouvons 
nous  appuyer,  dans  le  présent,  sur  aucun  ternie  de  comparai- 
son. Nous  sommes  donc  forcés  de  prendre  pour  exemple  un 
genre  assez  différent,  mais  qui  ofire  encore,  avec  l'espèce  de 
poésie  dont  nous  parlons,  des  analogies  suffisamment  caracté- 
ristiques. Nous  voulons  parler  du  discours  que  le  prêtre  pio- 
nonce  en  bénissant  un  mariage.  Il  suffit  d'avoir  lu  quelques 
odes  de  Pindare  et  de  se  rappeler  quelques-unes  des  allocutions 
nuptiales  que  l'on  a  pu  entendre  pour  convenir  de  la  ressem- 
blance, au  point  de  vue  que  nous  envisageons  ici. 

Bans  un  cas  comme  dans  l'autre,  en  effet,  une  sorte  de  plan 
s'impose  de  lui-même,  soit  au  poète,  soit  à  l'orateur.  Pour 
celui-ci,  l'éloge  des  deux  fiancés  est  de  rigueur,  et  aussi  celui 
de  leurs  deux  familles.  Or,  le  prêtre,  qui  connaît  ces  deux  per- 
sonnes et  ces  deux  familles,  ou  qui  s'est  fait  communiquer  des 
renseignements  sur  leur  compte,  a  très  bien  compris,  dès  la 
première  heure,  sur  quelles  particularités  il  était  convenable 
d'insister.  Il  y  a  toujours,  non  pas  la  scène  à  faire,  mais  l'allu- 
sion à  faire.  C'est  un  trait  saillant  de  caractère,  un  événement 
passé  dont  on  peut  se  souvenir  avec  fierté,  une  profession  par- 


SPORT  ET  POÉSIE  CHEZ  LES  GRECS.  217 

ticulièrement  honorable,  qui  aura  donné  au  père  de  l'un  des 
deux  jeunes  gens  l'occasion  de  se  signaler.  Ce  sont  de  bonnes 
œuvres,  des  services  rendus  à  la  religion.  Selon  qu'il  y  a  dans 
la  famille  un  militaire,  un  magistrat,  un  négociant,  on  parlera 
de  patriotisme  éprouvé,  d'intégrité  incorruptible,  de  loyauté 
commerciale.  Le  cadre  est  immuable.  Seul  le  sujet  varie  selon 
les  circonstances,  et  encore  pourrait-on  ramener  ces  éloges 
obligatoires  à  un  certain  nombre  de  types  déterminés.  Enfin, 
au-dessus  de  cette  partie  humaine,  pour  ainsi  dire,  de  l'allocu- 
tion, planent  régulièrement  les  enseignements  et  les  vœux  de 
l'Église  en  ce  qui  concerne  le  mariage.  Ce  sont  de  beaux  lieux 
communs,  lieux  communs  qui  représentent  de  nobles  vérités  et 
s'élèvent  à  une  haute  portée  morale;  mais  enfin  ce  sont  des  lieux 
communs,  et  tous  les  orateurs  sacrés,  môme  ceux  qui  savent 
revêtir  ces  lieux  communs  des  formes  les  plus  élégantes  ou  les 
plus  touchantes,  en  conviendront  sans  difficulté. 

Il  y  a  quelque  chose  de  cette  structure  dans  les  odes  de  Pin- 
dare,  et  les  mêmes  lois  de  la  composition  s'imposaient,  autant 
que  nous  pouvons  en  juger  par  les  fragments  qui  nous  restent, 
aux  nombreux  poètes  qui  répondaient  au  même  besoin  social. 
Toute  ode  en  l'honneur  d'un  athlète  victorieux  contient,  sauf 
d'assez  rares  exceptions,  quatre  éléments  plus  ou  moins  distincts 
ou  mélangés  :  l'éloge  de  l'athlète,  celui  de  sa  famille,  celui  de 
sa  cité,  et  enfin  des  idées  morales  ou  religieuses,  parfois  l'éloge 
des  dieux.  Si  le  poète,  étant  donné  le  caractère  de  son  héros 
ou  l'histoire  de  ses  ancêtres,  voit  la  possibilité  d'introduire  dans 
son  ode  ce  que  nous  appellerions  un  «  clou  »,  il  n'y  manque 
pas,  et  l'ode  se  grossit  alors  d'un  épisode,  épisode  dont  le  lec- 
teur moderne  ne  saisit  pas  l'opportunité,  d'autant  plus  que  les 
faits  y  défilent  parfois  d'une  façon  assez  confuse,  mais  qui 
devait  faire  un  sensible  plaisir  à  l'athlète  et  à  ses  proches,  heu- 
reux de  voir  des  histoires  de  famille  embellies  et  immortali- 
sées par  un  panégyriste  harmonieux. 

L'éloge  de  l'athlète  lui-même  est  peut-être  ce  qu'il  y  a  de 
plus  mince  dans  l'œuvre  du  poète.  Et  cette  brièveté  se  conçoit. 
Il  n'y  a  qu'une  manière  de  remporter  le  prix  de  la  course,  c'est 


218  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  courir  plus  vite  que  ses  adversaires,  et  qu'un  moyen  de  les 
terrasser  à  la  lutte,  à  savoir  de  développer  une  force  muscu- 
laire plus  considérable.  La  poésie  serait  donc  étrangement 
monotone  si  elle  s'appliquait  exclusivement  au  fait  même  qui 
la  provoque,  à  savoir  la  victoire  remportée  aux  jeux.  En  fait, 
le  poète  s'élance  immédiatement  dans  le  passé  et,  lorsqu'il  fait 
l'éloge  de  l'athlète,  c'est  surtout  pour  rappeler  ce  qu'il  a  fait 
de  remarquable  avant  le  combat  pour  lequel  il  le  loue.  Mais 
cette  incursion  dans  le  passé  le  rejette  vite  bien  loin,  et  voilà 
qu'il  aperçoit  des  ancêtres  plus  illustres  que  son  héros,  admi- 
ral>le  matière  à  des  développements  poétiques.  C'est  de  ce  côté 
qu'il  s'empresse  de  puiser  ses  inspirations. 

Une  fable  de  La  Fontaine  a  popularisé  l'histoire  de  Simonide 
—  ua  Pindare  dont  les  œuvres  sont  perdues  —  invité  par  un 
athlète  à  célébrer,  pour  un  prix  convenu,  une  victoire  quelcon- 
que remportée  par  lui.  La  légende  rapporte  que  Simonide, 
n'ayant  pas  grand  chose  à  dire  de  son  homme,  se  rabattit  sur 
l'éloge  de  Castor  et  de  Pollux,  et  que  l'athlète,  mécontent,  ne 
voulut  payer  au  poète  qu'un  tiers  de  la  somme  promise,  lui 
signifiant  d'avoir  à  s'adresser  aux  deux  divinités  eu  question 
pour  le  versement  du  surplus.  Le  client  de  Simonide  était  bien 
difficile.  Tous  les  héros  célébrés  par  Pindare  auraient  pu  cher- 
cher à  leur  chantre  la  même  chicane,  car  lui  non  plus  ne  se 
fait  pas  faute  de  s'élancer  hors  de  son  sujet  en  se  servant,  pour 
relier  les  divers  tronçons  de  sa  [:03sie,  des  plus  sommaires  sou- 
dures. 

Voici  comment,  par  exemple,  dans  la  3™''  Isthmique,  il  passe 
de  l'éloge  de  son  héros,  Mélissos  de  Thèbes  —  un  compatriote 
cependant  —  à  celui  d'Hercule  : 

u  Transporté  d'ardeur  dans  les  combats,  il  (Mélissos)  égale 
en  courage  les  lions  rugissants.  Son  adresse  est  pareille  à  celle 
du  renard  qui,  renversé  sur  le  dos,  arrête  l'impétuosité  de  l'ai- 
gle ;  sa  nature  ne  lui  a  point  donné  la  haute  stature  d'Orion.  A 
le  voir,  il  était  peu  redoutable,  mais  dans  la  lutte  il  faisait  sentir 
une  terrible  vigueur.  Ainsi  jadis  un  héros,  petit  de  taille,  mais 
d'une  âme  indomptable,  vint  de  la  Thèbes  de  Cadmos  jusque 


SPORT    ET    rOÉSIE    CHEZ    LES    GRECS.  219 

dans  la  féconde  Lydie,  dans  lé  palais  d'Antée,  pour  lutter  contre 
le  g'éant...  »  (1). 

Suit,  comme  on  le  «  voit  venir  »,  l'éloge  d'Hercule. 

Ailleurs,  dans  la  6"'^  Olympique,  le  poète  loue  Agésias  de  Sy- 
racuse, vainqueur  à  la  course,  et,  par  une  ligure  hardie,  il  se 
sert  du  fait  même  de  la  course,  qui  a  eu  lieu  sur  un  char 
attelé  de  mules,  pour  passer  bien  vite  de  l'éloge  du  conducteur 
de  chars  à  celui  de  ses  aïeux  (lequel  est  évidemment  plus  inté- 
ressant). «  Allons,  Phintis  (2),  attèle-moi  ces  mules  vigoureuses, 
lançons  le  char  dans  une  brillante  carrière.  Je  veux  remonter 
à  l'origine  de  ce  héros...  Le  temps  me  presse  d'arriver  sur  les 
bords  de  l'Eurotas,  près  de  Pitané  qui  s'imit,  dit- on,  à  Neptune 
fils  de  Cronos,  et  mit  au  jour  Evadné  aux  tresses  noires.  »  Suit 
une  véritable  généalogie,  peu  intéressante  pour  nous,  mais  qui 
devait  flatter  Agésias  et  tous  ses  parents. 

Dans  la  3"'^  Isthmique,  déjà  citée,  les  ancêtres  de  Mélissos  ne 
sont  pas  oubliés  : 

«  Ils  élevaient  des  coursiers,  ils  étaient  chers  à  Mars  aux 
armes  d'airain.  Pourtant,  en  un  seul  jour,  le  terrible  ouragan 
de  la  guerre  ravit  quatre  héros  à  leur  foyer  fortuné...  »  etc. 

Voilà  une  allusion  qui  ne  nous  émeut  pas  outre  mesure,  et 
nous  sommes  tentés  de  demander  ce  que  la  mort  lointaine  de 
ces  quatre  jeunes  gens  vient  faire  à  propos  du  triomphe  de  Mélis- 
sos. Nouveau  trait  qui  justifie  notre  rapprochement  entre  l'ode 
pindarique  et  les  discours  nuptiaux,  où  il  serait  facile  de  relever 
nombre  d'allusions  de  ce  genre. 

Avec  l'éloge  de  la  famille,  ce  qui  tient  une  large  place  dans 
ces  odes,  c'est  l'éloge  de  la  cité.  Voici  le  début  de  la  IS"""  Olym- 
pique : 

«  En  célébrant  une  maison  trois  fois  victorieuse  à  Olympie, 
bienveillante  envers  les  citoyens,  empressée  auprès  des  étran- 
gers, je  répandrai  la  gloire  de  l'heureuse  Corinthe,  vestibule  de 
Neptune  Isthmien,  mère  d'une  jeunesse  florissante.  » 

(1)  Nous  empruntons  nos  citations  à  la  traduction  de  M.   Sommer,  en  la  modi- 
fiant légèrement  par  endroits  pour  serrer  le  texte  grec  de  plus  près. 

(2)  Nom  d'un  écuyer. 


220  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

C'est  donc  à  Corinthe  en  général,  et  non  au  Corinthien  vic- 
torieux auquel  est  dédiée  l'ode,  que  Fauteur  pense  tout  d'abord. 
De  même  dans  la  9™*'  Néméenne,  dédiée  à  Chromios  d'Etna  : 

«  3Iuse,  quittons  Apollon  et  Sicyone  pour  la  nouvelle  cité 
d'Etna,  pour  la  demeure  fortunée  de  Chromios,  pour  cette  ville 
où  les  portes  sont  hospitalièrement  ouvertes  aux  étrangers...  » 

Les  épisodes  introduits  au  cours  de  l'ode  ont  souvent  pour 
but  de  glorifier  telle  ou  telle  cité.  Ainsi  une  grande  partie  de 
la  quatrième  Pythique,  la  plus  longue  de  toutes  les  odes  pinda- 
riques,  contient  un  interminable  épisode  consacré  à  glorifier 
tout  à  la  fois  Battos,  ancêtre  d'Arcésilas  à  qui  est  dédié  le  poème, 
et  la  cité  de  Cyrène,  fondée  jadis  par  ce  Battos.  De  plus,  comme 
cette  fondation  se  rattache  à  l'expédition  des  Argonautes,  l'ima- 
gination du  poète  se  donne  libre  carrière,  et  enfante,  à  ce  propos, 
une  petite  épopée. 

Eu  ce  qui  concerne  l'éloge  des  dieux,  nous  en  avons  cité  plus 
haut  un  exemple.  Il  est  souvent  difficile,  pratiquement,  de  dis- 
tinguer cet  éloge  de  celui  des  ancêtres,  et  la  raison  en  est  sim- 
ple :  c'est  que  nombre  de  ces  ancêtres  sont  des  dieux.  Il  est 
difficile  également  de  distinguer  l'éloge  des  dieux  de  celui  de  la 
cité,  car  le  mécanisme  des  pouvoirs  publics,  en  bien  des  cas, 
se  confond  avec  les  org-anismes  religieux,  comme  le  démontre, 
entre  bien  d'autres  faits,  celui  de  la  condamnation  de  Socrate. 
En  ce  qui  concerne  le  passé,  vers  lequel  se  reportent  volontiers 
les  poètes,  parce  qu'il  est  plus  facile  d'y  placer  l'idéal  que  dans 
le  présent,  une  lecture  rapide  des  odes  de  Pindare  permet  de 
constater  que  la  légende  de  l'origine  des  cités  est  presque  tou- 
jours de  nature  religieuse.  Ou  les  fondateurs  de  la  cité  ont  été 
élevés  au  rang-  des  dieux,  ou  on  les  a  confondus  avec  des  divi- 
nités similaires,  ou  enfin  ou  a  inventé  de  toutes  pièces  une  his- 
toire grandiose  et  surnaturelle,  propre  à  flatter  i'amour-propre 
de  ce  petit  groupement  municipal.  S'agit-il  de  Bliodes?  «  Je 
m'avance,  s'écrie  Pindare,  avec  Diagoras,  chantant  la  déesse 
des  mers,    Bhodo,   fille  d'Aphrodite,  épouse  du  Soleil...   (1)  » 

(1)  7*  Olympique. 


SPORT    ET    POÉSIE    CHEZ    LES    GRECS.  2:21 

S'agit-il  cl'Orchomène  :  «  Vous  qui  habitez  une  contrée  fière  de 
ses  coursiers  et  qu'arrosent  les  eaux  du  Céphise,  ô  Grâces,  reines 
fameuses  de  la  brillante  Orchomène,  protectrices  des  antiques 
Minyens,  écoutez-moi,  je  vous  adresse  mes  vœux!  »  Cette  der- 
nière invocation,  qui  commence  la  li""'"  Olympique,  se  poursuit 
durant  les  trois  quarts  de  l'ode,  d'ailleurs  très  courte.  Vers  la 
fin,  le  poète  se  souvient  seulement  que  son  client,  Asopique 
d'Orchomène,  a  été  vainqueur  au  stade,  et  il  prie  la  nymphe 
Écho  d'en  répandre  au  loin  la  renommée.  Il  la  charge,  en 
particulier,  d'aller  l'annoncer  au  père  dudit  Asopique.  Toujours, 
à  des  doses  infiniment  variées,  ces  mêmes  éléments  obligatoires  : 
le  héros,  sa  famille,  sa  cité,  les  dieux. 

Mais  l'esprit  religieux  du  poète,  ou  plutôt  le  caractère  reli- 
gieux de  son  œuvre,  a  d'autres  façons  de  se  révéler.  Les  odes 
triomphales,  avons-nous  dit,  fourmillent  de  maximes  morales, 
qui  arrivent  on  ne  sait  trop  pourquoi.  Cela  sent  notoirement  le 
sermon,  et  le  sermon  emphatique.  On  dirait,  pour  employer 
une  expression  irrévérencieuse  mais  expressive,  que  le  poète 
ponlifie. 

Donnons-en  quelques  exemples  : 

«  Diverse  selon  les  œuvres,  la  récompense  est  douce  à  tous 
les  hommes,  au  pàtre^  au  laboureur,  à  l'oiseleur,  à  celui  que 
nourrit  la  mer;  mais  tous,  en  travaillant,  ne  songent  qu'à  éloi- 
gner de  leurs  entrailles  la  faim  cruelle.  Celui  qui  obtient  une 
noble  gloire  dans  les  luttes  ou  dans  les  combats  reçoit  de  ses 
concitoyens  et  des  étrangers  le  plus  digne  salaire  :  il  entend 
la  douce  voix  de  la  louange  (1).  » 

«  Chaque  chose  a  sa  mesure.  Connaître  l'occasion  est  un  bien 
précieux  ;  2  .  » 

«  C'est  à  l'épreuve  que  se  manifestent  les  vertus  qui  distin- 
guent, autant  qu'il  est  donné  aux  mortels  de  les  posséder,  l'en- 
fant parmi  les  enfants,  l'homme  parmi  les  hommes,  le  vieillard 
parmi  les  vieillards.  La  longue  durée  de  la  vie  amène  encore 


(1)  l"-'-  Islhinique, 

(2)  13^  Olympique. 


222  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

à  l'homme  une  autre  vertu  :  la  sagesse  qui  se  contente  du  pré- 
sent (1).  » 

«  Zeus  n'envoie  point  aux  mortels  de  présages  certains;  et 
pourtant  nous  aspirons  à  de  hauts  exploits,  nous  roulons  dans 
notre  esprit  mille  projets,  car  un  espoir  que  rien  n'effraye  est 
enchaîné  à  notre  être;  mais  l'issue  des  événements  est  étrangère 
à  notre  prévoyance.  Il  faut  poursuivre  les  biens,  mais  avec 
mesure.  Désirer  ce  qu'on  ne  peut  atteindre,  c'est  le  comble  de 
la  démence  (2).  » 

«  Demandons  aux  dieux  ce  qui  convient  à  des  cœurs  humains. 
Connaissons  nos  forces  et  notre  destinée.  Ne  souhaite  point,  ô 
mon  àme,  une  existence  immortelle  et  n'entreprends  rien  que 
tu  ne  puisses  accomplir  (3).  » 

«  Le  bonheur  ne  dépend  pas  de  l'homme.  C'est  la  divinité 
qui  le  donne,  et  tantôt  élève  l'un,  tantôt  abaisse  l'autre  sous  le 
niveau  de  sa  main  »... 

«  La  fortune  de  l'homme  grandit  en  un  moment,  elle  tombe 
par  terre,  renversée  par  une  volonté  ennemie. 

«  Nous  ne  vivons  qu'un  jour.  Que  sommes-nous?  Que  ne 
sommes-nous  pas?  Le  rêve  d'une  ombre,  voilà  l'homme  (i).  » 

Il  serait  facile  de  multiplier  les  exemples;  mais  ceux  qui  pré- 
cèdent suffisent  à  montrer  le  «  genre  »  de  ces  maximes.  Evidem- 
ment, elles  n'ont  rien  à  voir  dans  l'éloge  d'un  homme  qui  est 
arrivé  premier  à  la  course  ou  qui  a  lancé  le  javelot  plus  loin 
que  son  concurrent...  De  tels  passages,  surtout  si  nombreux,  ne 
se  comprennent  que  si  on  se  rappelle  le  caractère  religieux  des 
grands  rassemblements  au  milieu  desquels  se  célébraient  les 
Jeux,  les  sacrifices  qui  les  précédaient,  et  la  nécessité  de  ne  pas 
détourner  brusquement,  vers  des  horizons  exclusivement  pro- 
fanes, l'esprit  des  auditeurs.  Ceux-ci,  en  effet,  sont  trop  habi- 
tués à  voir  évoluer  autour  des  autels  des  dieux  ces  mêmes 
«  chœurs  »  auxquels  on  confie  maintenant  le  soin  de  célébrer, 


(1)  S"  Néinéenne. 

(2)  11'  Néinéenne. 

(3)  3"  Pythique. 

(4)  8"=  PyUiiqne. 


Sl'ORT    ET    POÉSIE    CHEZ    LES   GRECS.  223 

par  des  sortes  de  «  cantates  »  laïques,  les  exploits  d'un  simple 
mortel.  On  le  voit;  il  s'agissait,  pour  le  poète,  de  ne  pas  perdre 
le  sérieux,  de  se  pénétrer  de  la  gravité  de  son  acte,  d'être 
solennel,  très  solennel,  tant  dans  les  pensées  elles-mêmes  que 
dans  la  forme  dont  il  avait  à  les  revêtir.  C'est  ainsi,  pour  en 
revenir  à  la  comparaison  de  lantôt,  que  le  prêtre  chargé  d'a- 
dresser la  parole  à  deux  fiancés  et  de  faire  l'éloge  de  leurs 
deux  familles  s'arrangera  toujours  pour  que  de  hautes  idées 
morales  et  religieuses  soient  exprimées  dans  son  discours.  Cela 
ne  ressemblera  pas  à  un  toast  qu'on  porte  au  moment  du 
Champagne,  parce  que  le  caractère  même  de  la  cérémonie 
réclame  Tintroduction  dans  le  discours  de  l'idée  de  Dieu. 

Chez  Pindare  aussi,  l'idée  de  la  divinité  se  dresse  fréquem- 
ment à  la  fin  d'une  ode,  sous  forme  d'un  vœu  en  faveur  du 
héros.  Mainte  conclusion  fait  penser  aux  formules  variées  dans 
leur  forme,  quoique  immuables  dans  leur  fond,  dont  se  servent 
nos  orateurs  sacrés  pour  souhaiter  aux  auditeurs  la  vie  éternelle. 
Voici  les  derniers  vers  de  la  k'-  Pythique  ». 

((  La  volonté  suprême  de  Zeus  règle  le  destin  des  mortels 
qu'il  chérit.  Je  le  supplie  de  donner  encore  à  la  race  de  Battos 
l'honneur  d'une  couronne  olympique  ». 

Conclusion  de  la  7''  Néméenne  : 

«  0  bienheureux  Hercule puisses-tu  assurer  aux  Euxénides 

une  vie  pleine  de  force,  une  jeunesse  brillante,  une  vigoureuse 
vieillesse  !  Puissent  les  enfants  de  leurs  enfants  conserver  tou- 
jours et  accroître  l'honneur  dont  jouit  aujourd'hui  leur  famille  !  » 

La  treizième  Olympique  se  compose  de  quinze  strophes.  Les 
trois  premières  font  l'éloge  de  Corinthe,  patrie  du  héros.  Les 
trois  suivantes  énumèrent  les  autres  triomphes  remportés  pré- 
cédemment par  celui-ci.  Les  six  qui  suivent  sont  consacrées  à 
diverses  légendes  religieuses  de  nature  à  intéresser  Corinthe  et 
la  famille  du  vainqueur.  Les  trois  dernières  exaltent  cette  famille, 
celle  des  Oligéthides,  mais  la  dernière  pensée,  sans  abandonner 
ces  Oligéthides,  prend  une  couleur  pieuse  : 

«  Interroge  la  Grèce  entière.  Elle  te  montrera  plus  de  cou- 
ronnes que  l'œil  ne  peut  en  saisir.  Puissant  Zeus,  fais  qu'ils 


:22i  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

traversent  la  vie  d'un  pied  léger.  Toi  qui  accomplis  les  vœux  des 
hommes,  donne-leur,  avec  le  respect  des  autres,  une  large  part 
de  bonheur.   » 

La  première  Isthmique  se  ferme  sur  une  pensée  plutôt 
lugubre  : 

«  Celui  qui  dans  sa  demeure  couve  des  trésors  enfouis,  et 
dont  le  rire  poursuit  autrui,  ne  songe  pas  qu'il  devra  livrer  à 
Pluton  une  âme  sans  gloire.   » 

C'est  ridée  de  l'enfer  au  lieu  d'être  celle  du  paradis,  mais  l'in- 
tention morale  persiste.  Et  il  faut  croire  que  ce  sont  bien  les 
circonstances  qui  exigent  cette  gravité,  car,  d'une  part,  nous 
savons  par  des  fragments  que  Pindare  a  composé  des  poésies 
d'un  genre  plus  gai,  et,  d'autre  part,  les  fragments  qui  nous 
restent  de  Simonide,  le  plus  illustre  auteur  d'odes  triomphales 
après  Pindare,  nous  montrent  cette  constante  préoccupation  de 
moraliser.  C'est  de  l'éloge  triomphal  de  Scopas  le  Thessalien 
que  Platon  a  extrait  les  pensées  suivantes,  qu'il  cite  dans  son 
Protagoras  :  «  Il  est  difficile  de  devenir  véritablement  homme 
de  bien,  carré  des  mains,  des  pieds  et  de  l'esprit,  façonné  sans 
nul  reproche...  Tout  homme  est  bon  qui  agit  bien,  méchant  qui 
agit  mal,  et  ceux  que  les  dieux  aiment  sont  ordinairement  les 
plus  vertueux...  Le  nombre  des  sots  est  infini  (1)...  Tout  est  beau 
où  rien  de  laid  n'est  mêlé...  Jamais  je  ne  tenterai  la  recherche 
de  ce  qui  ne  saurait  exister.  Jamais  je  ne  jetterai  une  part  de 
ma  vie  dans  le  vain  et  irréalisable  espoir  de  trouver  un  homme 
absolument  sans  défaut...  Mais  je  loue  et  j'aime  volontiers  qui- 
conque ne  fait  rien  de  honteux  »... 

Il  y  a  dans  ces  fragments,  et  dans  d'autres  encore,  une 
excellente  contre-épreuve  de  Pindare.  On  y  voit  que  la  façon 
dont  celui-ci  comprend  la  composition  de  ses  odes  ne  lui  est 
pas  personnelle,  sauf  dans  les  détails,  mais  qu'elle  lui  est  im- 
posée, dans  son  ton  général  et  dans  ses  grandes  lignes,  par 
l'état  d'esprit  de  ceux  qui  doivent  l'écouter.  Cet  état  d'esprit, 
nous  lavons  vu,  est  déterminé  lui-même  par  les  divers  phéno- 

(1)  Siiiiouide  se  rencontre  ici  avec  Salomon. 


SPOHT    ET    POESIE    CHEZ    LES    GRECS.  22o 

mènes  sociaux  que  nous  avons  passés  on  revue  :  caractère  familial 
et  traditionnel  des  sports  physiques;  caractère  national  de  l'ins- 
titution des  Jeux,  proclamée  «  d'utilité  publique  »  par  les  cités; 
caractère  religieux  des  légendes  relatives  aux  familles  et  aux 
cités,  et,  en  même  temps,  des  cérémonies  qui  fournissent  aux 
Jeux  l'occasion  de  se  produire  avec  une  solennité  particulière. 
Les  poètes  postérieurs  à  Pindare,  soit  chez  les  Latins,  soit 
chez  les  modernes,  se  sont  plu  à  employer  des  expressions  sen- 
sationnelles, à  parler  de  la  «  lyre  »  qu'ils  prenaient,  du  «  délire  » 
qui  les  animait.  Chez  les  Français,  ils  ont  eu  même  cette  chance 
que  (c  lyre  »  rimât  avec  «  délire  ».  Pourtant  ces  poètes  ne  culti- 
vaient pour  la  plupart  aucun  instrument  de  musique,  et  ils 
écrivaient  tranquillement  dans  leur  cabinet.  Ces  formules  con- 
ventionnelles, dont  il  est  facile  de  retrouver  des  traces  dans 
Alfred  de  Musset  lui-même  (1),  et  que  nos  révolutions  littéraires 
ont  à  peine  réussi  à  ridiculiser,  viennent  en  droite  ligne  de 
chez  Pindare,  et  d'innombrables  générations  de  poètes  se  sont 
évertuées,  bien  qu'il  ne  fût  plus  question  de  célébrer  au  moyen 
de  chœurs  des  athlètes  vainqueurs  au  javelot  ou  à  la  course,  à 
conserver  des  formes  littéraires  qui,  adaptées  à  l'étal  social  des 
hommes  parmi  lesquels  vivait  Pindare,  ne  s'harmonisait  plus  du 
tout  avec  les  mœurs  qu'eux-mêmes  avaient  sous  les  yeux.  Il  est 
extrêmement  curieux,  par  exemple,  de  voir  Boileau  célébrer  la 
prise  de  Namur,  Voltaire  la  victoire  de  Fontenoy,  Lebrun  l'en- 
gloutissement du  Vengeur,  dans  un  style  scrupuleusement  imité 
de  celui  que  le  «  chantre  des  combats  à  coups  de  poing  »  em- 
ployait à  faire  retentir,  dans  toute  la  Grèce,  le  nom  des  lutteurs 
et  des  coureurs  heureux.  Jamais  l'art  de  s'enthousiasmer  à  froid 
d'après  des  modèles  classiques  ne  fut  sans  doute  poussé  plus 
loin.  Seulement,  cette  poésie  toute  de  convention  passait  par- 
dessus la  tête  du  peuple,  et  n'intéressait  que  les  initiés,  c'est-à- 
dire  les  lettrés  qui  connaissaient  les  lois  de  la  poésie  pindarique. 
Pindare,  au  contraire,  si  peu  compréhensible  pour  l'élite  même 
de  nos  licenciés  et  de  nos  agrégés  d'aujourd'hui,  devait  être, 

(1)  «  Poète,  prends  Ion  lulli  »  :  [Kuit  de  Mai). 


226  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

en  son  temps,  admirablement  compris  d'un  large  public.  La 
preuve  en  est  dans  cette  vogue  éclatante  qui,  de  Rhodes  à 
Syracuse,  lui  attirait  les  clients  les  plus  honorables,  vogue  indis- 
pensable de  son  vivant  pour  rendre  compte  de  cette  fascination 
universelle  qu'il  devait  exercer  après  sa  mort. 

G.  d'Azambcja. 


LE  TYPE  PROVENÇAL 

ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


I. 

Nos  lecteurs  se  souviennent  du  curieux  tableau  que  M.  Denio- 
lins  dressait  ici  même  de  la  composition  professionnelle  compa- 
rée des  Chambres  anglaise  et  française.  Là  prédominent  les 
représentants  des  métiers  usuels,  ici  les  titulaires  des  arts  libé- 
raux, 270  sur  551.  Le  phénomène  n'est  pas  récent.  Sur  577 
membres  du  Tiers  État  en  1789,  Taine  compte  373  avocats  ou 
légistes  d'ordre  inférieur  et  15  médecins,  388  membres  au  total. 
En  1791,  400  avocats  forment  la  majorité  des  7i5  députés  de 
l'Assemblée  législative.  En  1789,  certaines  sénéchaussées,  Saint- 
Flour,  Saint-Brieuc,  Fougères,  Vannes,  Dinan,  Montpellier, Castel- 
naudari,  Mende,  le  Puy,  Villeneuve-de-Berg,  Forcalquier,  sont 
représentées  uniquement  par  33  légistes  et  la  sénéchaussée  d'Arles 
par  un  avocat  et  un  médecin.  Sur  les  12  députés  du  Dauphiné, 
9  sont  des  légistes;  sur  les  8  députés  d'Anjou,  il  y  a  6  légistes  et 
1  médecin;  sur  les  4  députés  de  Béziers,  3  légistes;  sur  les  8  de 
Toulouse,  4  légistes  et  2  médecins;  sur  les  4  députés  d'Aix,  3  lé- 
gistes, et  l'on  pourrait  indéfiniment  multiplier  les  exemples. 
J'ai  feuilleté  les  biographies  de  182  députés  de  1789,  de  115 
députés  de  1791,  de  117  députés  de  1792,  appartenant  tous  aux 
départements  du  midi  et  de  l'ouest,  je  n'ai  relevé  en  1789  que 
28  noms  de  négociants,  d'industriels,  de  cultivateurs  authenti- 
ques, 23  en  1791,  14  en  1792.  En  regard,  la  proportion  des 
titulaires  des  professions  libérales  est  écrasante,  134  en  1789, 
dont  125  ayant  fait  des  études  juridiques,  7  médecins,  i  pasteur 
et  1  prêtre,  65  en  1791,  dont  54  juristes,  7  médecins  et  4  prêtres; 

ï.  xxviii.  16 


228  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

73  en  1792,  dont  60  juristes,  4  médecins  et  7  prêtres.  Je  sais 
bien  que  certains  de  ceux  que  je  porte  parmi  les  juristes  ne  sont 
souvent  avocats  que  de  nom,  ne  plaident  pas,  sont  qualifiés 
dans  les  listes  bourgeois  ou  propriétaires,  pratiquent  même  un 
métier  usuel,  ou,  en  leur  qualité  d'anciens  militaires,  échappent 
quelque  peu  à  l'influence  absorbante  de  la  chicane  ;  tels  sont  : 
Prudhomme  et  Robin  en  Bretagne,  les  Goupilleau  en  Poitou, 
Choudicu  en  Anjou,  etc.  Mais  d'autre  part,  parmi  ceux  que  je 
qualifierai  sans  profession  (20  en  1789,  IV  en  1791,  17  en  1792) 
et  que  l'on  serait  peut-être  tenté  de  prendre  pour  des  proprié- 
taires au  courant  des  choses  agricoles,  il  y  a  de  purs  rentiers; 
d'autres,  comme  les  juges  de  paix  Manche,  Escudier,  Garos, 
sont  peut-être  des  légistes;  et  parmi  les  fonctionnaires  (5  en 
1791,  7  en  1792),  plusieurs  se  trouvent  dans  le  même  cas; 
parmi  les  négociants  enfin,  il  y  a  des  imprimeurs,  comme  Der- 
rien  et  Malassis,  qui  touchent  de  très  près  aux  professions 
libérales,  ou  des  marchands  de  vin,  tonneliers,  liquoristes,  tels 
que  Granet  et  Rebecqui,  dont  la  prospérité  commerciale  s'accom- 
mode très  bien  d'une  certaine  agitation  chronique  dans  les  affai- 
res courantes.  Somme  toute,  les  choses  se  balancent,  et  les  arts 
libéraux  conservent,  tout  compte  fait,  leur  extraordinaire  pré- 
pondérance (1). 

Or  Marseille  présente  un  spectacle  tout  contraire.  Mirabeau, 
qu'elle  avait  élu,  ayant  opté  pour  Aix.  elle  envoie  à  l'Assemblée 
quatre  négociants  ;  son  premier  maire  élu  est  unnégociant,  le  pre- 
mier président  du  département  des  Bouches-du-Rhône  un  négo- 
ciant marseillais,  le  premier  président  du  district  de  Marseille 
un  négociant,  ancien  député  démissionnaire  qui  a  encore  été 
remplacé  par  un  négociant.  Les  trois  députés  marseillais  du 
département  en  1791  appartiennent  encore  tous  aux  professions 
usuelles  :  ce  sont  deux  négociants  et  un  petit  patron  industriel, 
le  tonnelier  Granet.  La  vieille  cité  phocéenne  conservait  donc 
encore  les  saines  traditions  politiques.  Elle  le  devait  sans  doute 
à  la  géographie  électorale  de  l'époque.  Plus  heureux  que  dans 

(1)  Ajoutons  pour  coiniiléter  les  chiflres  donnés  ci-des>.us  :  8  officiers  eu  1791  el  uq 
nombre  égal  en  1792. 


LE    TYI'E   PROVENÇAL   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  229 

d'autres  villes,  la  Rochelle  par  exemple,  dont  M.  Périer  a  raconté 
ici-même  les  mésaventures,  les  électeurs  urbains,  dociles  à  la 
voix  de  leurs  patrons  naturels,  ne  se  trouvaient  pas  noyés  sur  le 
territoire  provençal  dans  une  masse  d'électeurs  ruraux,  embri- 
gadés par  les  notaires  et  les  autres  praticiens  de  village.  Le  cas 
de  Marseille  me  parait  d'ailleurs  exceptionnel.  J'ai  bien  trouvé 
des  sénéchaussées,  comme  Brest,  Lesneven,  Châteaulin,  Saumur, 
ou  des  villes,  comme  Arles,  où,  sur  deux  représentants,  il  se 
trouve  un  négociant;  Hennebont  élit  même,  sur  trois  députés,  un 
négociant  et  un  cultivateur;  mais  c'est  encore,  on  le  voit,  Mar- 
seille qui  tient  dès  le  début  etconservc  le  plus  longtemps  le  record. 

Quelque  intéressant  que  soit  le  fait,  il  ne  faut  pas  en  exagérer 
les  conséquences.  Plus  nombreux  dans  nos  assemblées  publi- 
ques, les  représentants  des  professions  usuelles  auraient  pu,  par 
cette  seule  force,  contraindre  les  représentants  des  professions 
libérales  à  se  contenter  d'être  leurs  porte-parole,  de  traduire 
en  un  langage  élégant  et  clair,  éloquent  même  si  l'on  veut,  les 
aspirations  pratiques  du  pays.  Noyés  comme  ils  le  furent  au 
milieu  d'une  masse  d'humeur  toute  différente,  ne  se  trouvant 
point  préparés  par  leur  profession  aux  tournois  oratoires,  ils 
n'ont  fait  la  plupart  du  temps  que  suivre  silencieusement  le  che- 
min que  leur  traçaient  leurs  collègues  plus  bavards.  Plus  vite 
que  d'autres  d'ailleurs,  ils  se  dégoûtaient  de  cette  besogne  tur- 
bulente et  stérile,  donnaient  leur  démission,  ou,  la  session  ter- 
minée, ne  se  représentaient  pas  aux  suffrages. 

Sur  la  liste  ci-dessus,  j'ai  relevé  63  noms  de  députés,  titulaires 
ou  suppléants,  appartenant  sans  conteste  aux  métiers  usuels  (1), 

(1)  Ce  sont  ayant  siégé  :  en  Provence,  Roussier,  Lejean,  de  Labal,  Liquier,  Peloux, 
BoulouvarJ  (1783,,  Martin,  IsnarJ,  les  deuv  Gianet,  Blanc^illy  (1791),  Duprat,  Re- 
becqui  Minvielie  (1792);  en  Daujihiné,  Bignau  (1789);  en  Auvergne,  RiberoHes  et  Virnal, 
1789,  en  Languedoc,  Dupré,  Rocque,  Roussillon  (1789),  Canibon,  Causses,  Destrem, 
Lasalle,  Reboul,  Seranne  (1791),  Caslilhon  (1792);  en  Poitou,  Laurence  (1789),  Gau- 
din  (1791);  en  Anjou,  Riche,  Cigongne  (1789);  Gofl'aux  (1791);  en  Touraine,  Valete- 
(1789),  en  Maine,  Héliand,  Lasnier,  Guérin  (1789),  Grosse,  Guérin,  Bardou  (1791), 
Chevalier,  Letourneur  (1792);  en  Bretagne,  Mo\ol,  Billette,  le  Roulx,  le  Guen,  Mazu- 
rié,  Guinebiud,  Huard,  le  Deist,  Jary,  Maujiassant,  Gérard,  le  Fioch,  le  Lay  (1789) 
Delaizire,  Deirien,  Briand,  Glais,  Inizan,  Malassis,  le  Tutour  (1791),  Guxoniar,  Melli- 
nel,  Michel,  Quécinaec  (1792). 


230  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

je  n'en  trouve  que  9  :  Bardou,  Cambon,  Destrem,  Granet, 
Grosse.  Gaudin,  Guyomar,  Isnard,  Jary,  qui  aient  fait  partie  de 
plusieurs  législatures.  Sans  doute  il  y  a  parmi  eux  des  modérés, 
des  gens  capables,  des  hommes  d'affaires.  Cambon  par  exemple 
a  fait  preuve,  dans  la  création  du  Grand  Livre  de  la  dette  pu- 
blique, de  qualités  pratiques  qui  dénotent  le  bon  comptable. 
Mais,  je  le  répète,  il  ne  faut  pas  leur  demander  l'énergie  de  se 
prononcer  hardiment  en  faveur  des  idées  saines,  de  la  conserva- 
tion sociale,  de  la  justice.  Par  les  habitudes  de  leur  profession, 
ils  souhaitent  le  calme,  la  tranquillité,  la  paix,  et  ils  suivront 
ceux  qui  possèdent  des  aptitudes  gouvernementales,  fussent-ils 
terroristes,  parce  qu'ils  sont  habitués  à  défendre  des  intérêts  et 
non  pas  à  lutter  pour  des  idées.  Ce  sont  des  gens  de  loi,  des  magis- 
trats, comme  Martin  d'Auch,  Guilhermy.  Dufraisso,  Dcvoisin, 
ïailhardat,  Bertrand,  Révol,  Ricard,  Pochet,  Morisson,  qui  ont  le 
courage  d'affirmer  catégoriquement  des  opinions  qui  sont  la  né- 
gation de  celles  de  la  majorité.  Quand  par  hasard  nos  négociants 
se  lancent  dans  la  politique,  ce  sont,  comme  Isnard,  de  vérita- 
bles énergumènes,  dont  la  violence  déclamatoire  et  les  brusques 
changements  d'opinion  rendraient  jaloux  le  plus  versatile  et  le 
plus  boursouflé  des  avocats.  C'est  un  négociant  breton,  le  Guen^ 
qui  prononce  le  i  août  1789  sur  les  droits  féodaux  un  discours 
tissu  de  ces  calembredaines  que  l'on  n'entend  plus  guère  au- 
jourd'hui cju'aux  approches  des  élections.  Les  négociants  marseil- 
lais: Granet,  Mossy,  Rebecqui,  sont  d'aussi  ardents  fauteurs  de 
ti'oublesque  les  avocats  leurs  compatriotes  Barbaroux,  Brémond, 
Chompré,  Pascal,  le  Jourdan,  etc.,  et  ce  qui  se  passe  ici  se  re- 
produit en  maint  autre  endroit.  Il  est  vrai  que  c'est  ici  le  cas  de 
le  répéter,  Granet  est  tonnelier,  Mossy  imprimeur,  Rebecqui 
liquoriste,  et  qu'ils  ont  un  avantage  immédiat  dans  l'agitation 
des  esprits  et  l'altération  des  gosiers. 

A  l'opposite,  ce  sont  des  légistes,  Bonche  et  Ramcl,  qui  se  font 
les  champions  de  la  cause  provinciale,  qui  comprennent  la  fai- 
blesse de  ces  pouvoirs  départementaux  dont  la  circonscription 
est  trop  restreinte.  «  Trente  ou  trente-cinq  dogues  peuvent  tenir 
le  pouvoir  central  en  respect,  soixante-quinze  ou  cjuatre- vingt- 


LE  TYPE  PROVENÇAL  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.        231 

cinq  roquets  seront  mangés  par  lui.  »  Il  ne  faut  pas  deman- 
der de  conceptions  politiques  à  nos  gens  pratiques  ;  comme  la  ma- 
jorité des  Français  de  Fépoque,  ilsveulent  des  réformes;  ils  sui- 
vront donc  aveuglément  dans  l'ordre  politique,  où  ils  se  sentent 
incompétents,  ceux  qui  se  disent  réformateurs;  et  cela  d'autant 
mieux  que  ceux-ci  sont  seuls  à  avoir  un  programme,  à  imprimer 
une  direction,  à  représenter  une  force  quelconque,  puisqu'en  fait 
le  gouvernement  a  abdiqué.  Ils  ont  d'ailleurs  hâte  d'en  finir,  de 
revenir  à  leurs  affaires,  et  cela  explique  leur  irritation  contre  les 
opposants,  qui  font  obstacle  à  la  pacification  générale,  à  l'unité 
des  esprits.  Ils  peuvent  être  de  cœur  avec  la  Gironde,  se  lever 
avec  elle,  protester  eu  sa  faveur  :  ils  n'iront  pas  plus  loin;  leur 
vie  est  trop  exclusivement  dominéepar  les  matérialités  complexes 
de  l'existence  pour  qu'ils  la  sacrifient  à  l'idée. 


II. 


Dans  ses  Carnets  de  voyage,  Taine  a  été  frappé  du  fait  et  l'a 
noté.  «  Un  maitre  portefaix  de  Marseille,  représentant  du  peuple 
en  ISiS,  a  donné  sa  démission  au  bout  de  trois  mois  ne  voulant 
plus  rien  avoir  de  commun  avec  les  «  bavards  et  intrigans  » 
qui,  d'après  lui,  composaient  l'Assemblée.  »  Ces  gens  honnêtes, 
robustes,  qui  gagnent  de  gros  salaires  et  forment  comme  une 
aristocratie  populaire,  sont  presque  en  dehors  du  type  provençal. 
La  vie  est  chère,  il  leur  faut  donc  alimenter  un  budget  de  dé- 
penses considérable,  et  ce  ne  sont  pas  les  longues  flâneries  sous 
le  soleil  qui  l'alimenteront.  A  Marseille  comme  à  B  .iJeaux,  la 
réaction  de  1793  n'a  été  que  la  protestation  des  hommes  de  tra- 
vail ruinés  par  quatre  ans  d'agitations  stériles  et  les  voyant  sur 
le  point  de  recommencer;  seulement,  c'étaient  des  hommes  d'or- 
dre, et  cette  sorte  de  gens  n'entend  rien  à  la  guerre  civile.  Dès 
qu'ils  se  sont  rendu  compte  qu'ils  ne  pouvaient  pas  l'éviter,  ils 
ont  docilement  courbé  la  tête  sous  le  joug  des  émeutiers  qui  à 
Paris  s'étaient  montrés  les  plus  forts. 

A  ce  point  de  vue,  Marseille  a  une  supériorité  sur  Bordeaux. 
L'influence   des  professions  usuelles  n'y  est  pas  contrebalancée 


232  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

par  la  présence  d'un  parlement  et  du  cortège  infini  de  parasites 
juridiques  que  ces  grands  corps  de  magistrature  traînent  après 
eux.  Pendant  l'ancien  régime,  Marseille  est  relativementcalme.  On 
y  élève  bien  de  temps  en  temps  des  barricades,  et  l'on  se  bat  dans 
les  rues  pour  des  raisons  politiques,  mais  c'est  qu'il  y  a  une 
question  locale,  municipale  enjeu.  Pour  le  reste,  les  Marseillais 
laissent  généralement  les  gens  d'Aix,  en  1030,  en  lGi8  par 
exemple,  se  démêler  tout  seuls  avec  le  gouvernement.  Au  fond, 
les  afTaires  générales  d'une  province  à  laquelle  elle  est  adminis- 
trativemcnt  étrangère  lui  importent  peu.  Elle  ne  pèse  d'aucun 
poids  dans  la  balance.  A  quoi  bon  y  créer  des  clientèles  poli- 
tiques. Bordeaux,  au  contraire,  réunit  les  deux  ferments  d'agi- 
tation :  une  population  nombreuse,  flottante,  mobile,  facile  à 
émouvoir;  nombre  de  désœuvrés  ou  de  semi-désœuvrés  qui, 
avec  l'agitation  méridionale  et  la  faculté  d'invention,  sont  dis- 
posés à  parler  très  haut,  très  ferme,  très  net,  avec  l'assurance 
parfaite  des  gens  qui  ne  voient  que  le  dehors,  la  surface,  le  relief, 
ce  qui  saute  aux  yeux,  ce  que  l'on  sait  de  suite  sans  avoir  besoin 
d'approfondir;  bref  des  éléments  excitables  et  des  éléments 
excités.  Aussi  tandis  que  quatre  représentants  tout  au  plus  cons- 
tituent les  Girondins  de  Marseille,  ils  sont  huit  de  ce  parti  de 
bavards  dans  la  députation  de  Bordeaux,  dont  six  figurent  dès  le 
début  sur  les  listes  de  proscription  de  la  Montagne,  à  côté  du 
seul  Barbaroux. 

A  la  même  époque  que  Taine,  le  même  phénomène  a  frappé 
Francis  Wcy  (1),  et  lorsqu'on  compare  l'impression  très  diflë- 
rcnte  que  produisent  sur  lui  Bordeaux  et  Marseille,  on  voit  qu'elle 
tient  au  fond  à  la  prédominance  exclusive  en  cette  dernière  ville 
des  habitudes  développées  par  le  négoce.  «  Quand  je  me  repré- 
sente chaque  population  dans  le  milieu  qui  la  symbolise  le  plus 
harmonieusement,  je  vois  le  Normand  à  son  comptoir,  le  Mar- 
seillais Irai  faut  les  affaires  au  café,  le  Strasbourgeois  les  ou- 
bliant à  table,  et  le  Bordelais  dans  un  salon. 

Aussi  «  il  n'existe,  en  France,  aucun  pays  où  l'autorité  exerce 

(1)  IHcIi  AJoon  en  France,  Paris,  1862. 


LE    TYPE    PROVENÇAL    ET    LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  233 

moins  de  prestige  qu'à  Marseille,  où  l'on  soit  moins  occupé  du 
gouvernement  et  des  fonctionnaires  ({ui  le  représentent;  les  plus 
gros  bonnets  y  sont  traités  sans  plus  de  façon  que  les  autres 
citoyens;  on  ne  courtise  même  l'argent  que  s'il  s'agit  d'un  intérêt 
à  débattre.  Le  sentiment  de  l'égalité  est  réel  chez  ces  républicains 
du  moyen  âge,  parmi  ces  transfuges  de  la  Phocide,  qui,  pen- 
sant remonter  à  la  race  des  demi-dieux,  se  croient  supérieurs  aux 
barbares.  » 

Quel  contraste,  grand  Dieu!  «  avec  la  ville  de  Montaigne,  amie 
des  privilèges  et  des  distinctions  de  caste,  où  les  trois  classes  de 
la  société  sont  tranchées  et  l'étaient  même  sous  la  Terreur,  où 
les  salons  disparus  à  Paris,  sauf  dans  quatre  ou  cinq  grandes 
maisons,  se  sont  perpétués  sans  interrègne.  Plus  encore  que 
Blois,  que  Tours,  que  Nancy,  Bordeaux  est  la  ville  aux  belles 
manières.  » 

A  coté  de  ce  contraste,  dont  je  viens  d'indiquer  la  cause,  il  y 
a  d'ailleurs  de  nombreuses  ressemblances.  Qu'ils  vivent  dans 
les  rues  ou  dans  les  salons,  Bordelais  et  Marseillais  se  dévelop- 
pent de  même  dans  l'excitation  de  la  pleine  foule,  en  dehors  du 
cercle  étroit  de  la  famille  ou  du  petit  atelier  rural.  Également 
bruyants,  également  mobiles,  ils  vivent  pour  être  regardés  et 
écoutés.  «  Bordeaux,  écrit  encore  Wey,  est  une  terre  où  l'on  est 
chevaleresque,  loyal,  plein  de  repartie,  brave  et  vantard,  en- 
thousiaste et  enclin  à  la  déclamation,  pompeux  comme  la  ville 
même,  réédifiée  avec  une  solennité  monotone.  On  a  pris,  des 
grands  seigneurs  modernes,  le  dédain  des  traditions.  Monu- 
ments, mobiliers,  archives  ont  été  presque  anéantis  par  la  fré- 
nésie des  nouveautés.  Riche  de  son  fonds,  ce  peuple  n'ajoute 
guère  l'art  à  la  nature,  il  se  contente  de  l'élégante  ignorance 
des  gentilshommes  d'autrefois.  Plus  épris  du  lendemain  que  de 
la  veille,  ils  ont  un  saint  dans  leur  légende  locale,  qui  me  parait 
leur  vrai  patron  :  c'est  saint  Projet.  C'est  (retenons  bien  cette 
dernière  phrase)  par  l'insouciance  des  choses  de  l'esprit  que  ce 
peuple  aboutit  au  mercantilisme.   » 

Marseille  est-elle  donc  autre  chose  avec  «  sa  volonté  somno- 
lente, son  esprit  turbulent  et  ses  goûts  peu  conservateurs,  son 


234  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

indifférence  pour  les  nobles  vanités  de  la  gloire.  Le  sentiment 
des  arts  n'y  est  point  éveillé,  ce  n'est  qu'en  1595  qu'elle  a  pos- 
sédé une  imprimerie.  Il  ne  fut  jamais  facile  d'imposer  à  cette 
population  traficante  des  dépenses  qui  ne  rapportent  rien.  De  là 
proviennent  la  pauvreté,  l'abandon  des  monuments  publics  dé- 
volus au  culte,  aux  arts  ou  à  la  charité.  Le  seul  édifice  fastueux, 
ornementé,  endimanché,  de  prétentions  cossues,  comme  il  con- 
vient à  l'élégance  d'un  peuple  qui  aime  à  se  chamarrer  de 
chaînes  d'or,  de  bagues  chevalières  et  de  breloques,  c'est  la 
nouvelle  Bourse.  Les  Marseillais  ressemblent  presque  tous  à  ce 
quidam  indigné  qu'on  eût  peint  une  lyre  sur  le  rideau  du  grand 
théâtre  et  qui  voulait  y  substituer  Mercure  ou  le  portrait  d'un 
thon  :  «  Marseille,  s'écriait-il,  n'est  point  une  ville  de  musique.  » 


m. 


La  révolution  de  1789  met  d'ailleurs  en  vedette  de  curieuses 
figures  de  Méridionaux.  Là,  comme  partout,  ce  sont  les  médio- 
crités sociales  qui  emportent  les  voix  de  leurs  concitoyens.  Les  mai- 
res de  Marseille,  d'Arles,  d'Aix,  de  Toulon,  ne  sont  pas  plus  favorisés 
à  cet  égard  que  les  maires  de  Rennes,  de  Nantes,  de  Vannes,  de 
Saint-Malo.  Des  trois  plus  célèbres  avocats  d'Aix,  tous  déjà  mêlés 
comme  assesseurs  à  la  politique,  run,Pascalis,  élu  député  en  1789, 
refuse,  les  deux  autres.  Portails  et  Siméon,  ne  parviendront  aux 
affaires  qu'en  1793  et  1795.  On  leur  préférera  comme  maire,  puis 
comme  président  du  tribunal  d'Aix ,  le  moins  réputé  de  leurs  con- 
frères, Espariat.  Les  cerveaux  brûlés  ne  sont  pas  rares;  on  voit  de 
riches  propriétaires,  comme  Antonelle,  le  Blanc  de  Servane  et  Mar- 
quézy,  faire  cause  commune  avec  les  anarchistes,  des  gentils- 
hommes lettrés  comme  Barras^  Brancas,  Antonelle,  le  Blanc  de 
Servane,  se  jeter  avec  ardeur  dans  le  mouvement.  C'est  un  prêtre, 
un  noble,  l'abbé  de  Beausset,  chanoine  de  Saint- Victor  de  Marseille, 
qui  conduit  le  28  juillet  1789  les  émeutiers  à  l'assaut  des  prisons 
d'Aix,  c'est  un  prêtre,  l'abbé  Rive,  un  érudit,  un  bibliophile, 
qui  fonde  le  club  radical  d'Aix  et  se  fait  l'instigateur  des  mas- 


LE  TYPE  PROVENÇAL  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.        235 

sacres  de  1790.  Le  cadre  social,  on  le  voit,  est  moins  solide  qu'ail- 
leurs, il  ne  maintient  pas  l'individu,  il  ne  lui  dicte  pas  sa 
conduite. 

M.  Guibal,  dans  son  livre  sur  Mirabeau  et  la  Provence,  a  tracé 
de  jolis  portraits  des  démocrates  marseillais.  Voici  par  exemple 
Bi'émond  Julien,  avocat  emphatique ,  déclamatoire,  confus,  en- 
tassant h  Paris  étourderie  sur  étourderie,  dette  sur  dette,  promet- 
tant de  ne  plus  s'occuper  de  politique  et  oubliant  tout  à  fait  de 
tenir  sa  parole,  toujours  flottant  et  tortueux  dans  ses  interroga- 
toires, tourmenté  de  la  manie  de  jouer  un  rôle  politique,  ac- 
cueillant avec  crédulité  toutes  les  sornettes ,  prétendant  et  croyant 
peut-être  qu'il  n'a  pour  but  que  l'amour  de  la  patrie  alors  qu'il 
souffle  la  guerre  civile,  vrai  fils  de  cette  race  exagérée  et  mobile 
par  le  besoin  de  frapper  sans  cesse  les  imaginations  de  ceux 
avec  lesquels  on  se  trouve  en  perpétuel  contact.  ((  Attendez  tout 
de  leur  imaginatioR^  écrit  à  Mirabeau  un  de  ses  correspondants 
en  parlant  de  ses  collègues  de  Provence,  et  rien  de  leur  juge- 
ment qui  est  nul.  » 

Bouche  était  justement  un  de  ces  collègues,  et  «  cet  audacieux, 
pédant,  cet  étourdi  flagorneur,  »  comme  l'appelle  le  correspon- 
dant, eut  un  jour  une  idée  géniale,  aux  yeux  d'un  méridional 
bien  entendu.  Il  était  né  à  Allemagne,  près  de  Riez,  en  pleine 
région  de  culture  fruitière  arborescente,  il  était  bavard,  mais  il 
connaissait  par  expérience  les  inconvénients  de  la  facilité  ora- 
toire. Il  proposa  que  l'on  siégeât  tous  les  jours,  afin  de  permettre 
plus  aisément  l'ouverture  des  robinets  politiques,  mais  il  de- 
mandait en  même  temps  qu'on  retirât  la  parole  à  tout  orateur 
qui  parlerait  plus  de  cinq  minutes.  Ce  frein  automatique  lui  sem- 
blait la  meilleure  sauvegarde  de  la  liberté  oratoire  illimitée.  11 
n'en  avait  pas  eu  besoin  d'ailleurs,  il  n'était  pas  verbeux  comme 
Portails,  mais  très  concis,  très  nerveux,  très  pittores  jue,  ayant  le 
don  des  images  qui  frappent  et  des  formules  brèves  et  simples 
qui  se  gravent  dans  l'esprit. 

Tous  les  Provençaux  ne  naissent  pas,  on  le  comprend,  avec  des 
aptitudes  de  tribun,  tous  ne  sont  pas  de  taille  à  devenir  des 
orateurs.  Mais  tous,  par  les  conditions  de  leur  vie,  ont  le  besoin 

T.    XXVHI.  17 


236  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

d'exercer,  de  manière  ou  d'autre,  de  l'action  sur  leurs  compa- 
triotes. Dans  les  grandes  villes  à  population  nombreuse  et  flot- 
tante, ils  attireront  l'attention  par  le  diapason  de  leur  voix  et 
l'exubérance  de  leurs  gestes.  Dans  les  villes  de  second  ordre,  où 
le  public  plus  restreint  s'échauffe  naturellement  moins  vite,  c'est 
par  la  clarté,  par  la  modération  qu'ils  chercheront  à  atteindre 
leur  but.  Quand  ils  sont,  comme  Portails,  du  Beausset,  plus 
ruraux  si  l'on  peut  dire,  plus  en  contact  avec  l'opulente  nature, 
doués  d'une  rare  facilité  d'élocution,  d'une  mémoire  surprenante, 
d'une  intelligence  prompte,  ils  seront  des  orateurs  brillants  et 
persuasifs,  et  leur  langage,  «  animé  par  une  imagination  qui 
donne  de  la  grandeur  à  leurs  idées  et  de  la  beauté  à  leur  lan- 
gage, n'altérera  jamais  cependant  la  simplicité  de  leur  jugement 
ni  ne  les  emportera  hors  des  voies  communes  qui  sont  les  voies 
vraies!  »  Sont-ils  moins  bien  doués  sous  le  rapport  de  la  facilité 
oratoire,  comme  Siméon  d'Aix,  ville  judiciaire,  relativement 
moins  exubérante,  le  beau-frère  et  le  collègue  de  Portails,  «  ils 
suppléent  à  ce  défaut  d'improvisation  par  une  rédaction yj^'^s^we 
aussi  rapide  que  la  pensée.  »  Il  y  a  en  eux  quelque  chose  d'actif 
et  de  réglé  tout  à  la  fois,  de  net  et  de  convaincu,  de  pénétrant 
et  de  ferme,  qui  leur  donne  une  grande  autorité.  «  Ce  sont  de 
puissants  argumentateurs,  »  dira-t-on,  et  il  semblera  que  tout 
s'est  éclairé  parce  qu'ils  ont  choisi  un  point  du  litige  pour  y 
concentrer  toute  la  lumière. 

Ces  hommes,  et  les  deux  cjue  je  viens  de  citer,  tous  deux  avo- 
cats, assesseurs  de  Provence,  députés,  ministres  de  tous  les 
régimes,  en  sont  la  preuve,  possèdent  une  grande  force,  ce  sont 
des  modérés,  ils  sont  à  la  mesure  de  l'humanité  commune,  ils 
lui  parlent  avec  les  mots  qu'elle  est  en  état  de  comprendre  le 
langage  qui  lui  convient  instinctivement.  Qu'on  réunisse  en  un 
faisceau  toutes  les  qualités  que  M.  Mignet  décerne  à  M.  Siméon, 
«  l'un  des  hommes  les  plus  aimables  et  les  plus  sensés  de  son 
temps,  les  plus  spirituels  et  les  meilleurs,  grave  sans  être  froid, 
circonspect  sans  être  timide,  résolu  et  non  emporté,  modéré  et 

(1)  Mignet,  Notices  et  Portraits,  t.  Il,  p.  6. 


LE  TYPE  PROVENÇAL  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.       237 

point  failile,  d'un  commerce  sûr,  d'un  caractère  charmant, 
d'une  âme  égale,  ne  se  laissant  entraîner  ni  à  l'exagération  des 
idées  ni  aux  écarts  des  passions,  connaissant  les  hommes,  mais 
ne  les  méprisant  pas,  ayant  secondé  plusieurs  gouvernements 
avec  mesure,  »  et  l'on  a  l'impression  d'un  de  ces  hommes  qui 
entendent  rester  toujours  en  contact  avec  leurs  contemporains, 
avec  le  pouvoir,  avec  l'opposition,  avec  le  crédit,  avec  la  fortune, 
avec  les  honneurs,  ne  boudant  jamais,  ne  se  retirant  pas  sous 
leur  tente,  effrayés  seulement  d'une  chose,  des  faits  qui  mar- 
chent trop  vite  et  des  idées  qui  leur  arrivent  sans  préparation. 

Ch.  DE  Calan. 


Le  Directeur  Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE   FIKMIN-DIDOT  ET  C'". 


QUESTIONS    DU    JOUR 


UN  RÉFORMATEUR  DE  L'ÉCOLE 

EN  ANGLETERRE 


THOMAS  ARNOLD  :  SA  VIE  ET  SON  ŒUVRE. 
I. 

Thomas  Arnold,  dont  le  courage,  la  droiture,  la  puissante  per- 
sonnalité, la  robuste  foi  ont  exercé  en  Angleterre  une  influence 
qui  subsiste  encore  aujourd'hui,  était  bien  du  bois  dont  on  fait 
les  grands  réformateurs. 

Né  dans  l'Ile  de  Wight  en  1795,  au  moment  où  les  péripéties 
d'une  guerre  maritime  et  l'activité  de  nos  flottes  nécessitaient  un 
déplacement  constant  des  vaisseaux  autour  de  l'Ile,  il  se  familia- 
risa de  bonne  heure  avec  les  marines  des  nations  étrangères,  re- 
cevant une  vive  impression  des  relations  internationales,  tant  du 
commerce  que  de  la  guerre.  Cette  phase  de  l'histoire  contempo- 
raine fut  pour  lui  une  frappante  leçon  de  choses,  qu'il  n'oublia 
jamais  et  qui  l'aida  à  comprendre  et  à  concevoir  l'enchai- 
nement  de  l'histoire.  Ses  jeunes  années  furent  surveillées 
par  une  mère  et  une  tante  très  pieuses.  A  l'âge  de  huit  ans,  en- 
voyé, selon  l'habitude  des  Anglais,  dans  un  internat  d'ancienne 
fondation,  à  NVarminster,  dans  le  Wiltshire,  il  eut  le  bonheur 
de  se  trouver  sous  l'influence  d'un  professeur  avec  lequel  il  con- 
serva toute  sa  vie  des  relations  d'amitié.  A  l'âge  de  douze  ans,  il 
entra  à  Winchester,  la  plus  ancienne  de  nos  public  schools,  où, 

T.    XXVIII.  18 


240  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

une  fois  encore,  il  eut  la  bonne  fortune  d'avoir  pour  «  head-m as- 
ter »  un  homme  de  bien. 

Agé  à  peine  de  seize  ans,  il  obtint  une  bourse  à  Corpus  Christi 
Collège^  à  Oxford.  A  cette  époque,  ce  collège  ne  comprenait  que 
vingt  agrégés,  vingt-quatre  boursiers  et  un  nombre  très  restreint 
de  licenciés,  une  demi-douzaine  à  peine.  Au  moment  où  Arnold 
fit  pour  la  première  fois  partie  de  cette  petite  société,  dont  les 
relations  devaient  nécessairement  être  intimes,  il  y  trouva  un 
g-roupe  d'esprits  d'élite  dont  plusieurs  devinrent  ses  amis  pour  la 
vie,  entre  autres  Keble,  le  célèbre  théologien,  et  Sir  John  Cole- 
ridg-e,  plus  tard  une  des  illustrations  du  barreau  anglais.  Ce 
dernier  nous  a  laissé  une  description  des  rapports  d'Arnold  avec 
ses  camarades  à  l'université  ;  elle  montre  combien  était  profonde 
l'impression  produite  par  son  individualité  et  son  intelligence, 
malgré  son  extrême  jeunesse,  sur  ceux  qui  étaient  en  relations 
quotidiennes  avec  lui.  Ses  opinions  sur  les  questions  du  jour 
étaient  certes  faites  pour  étonner  ses  compagnons.  Déjà  enclin  à  ré- 
voquer en  doute  la  sagesse  de  bien  des  choses  qu'on  acceptait  sans 
discussion  au  sujet  de  l'organisation  de  l'Église  et  de  l'État, 
Arnold  abordait  volontiers  tous  les  sujets,  raisonnait,  plaidait 
avec  véhémence,  quitte  à  prendre  en  bonne  part  l'opposition  sou- 
vent suscitée  par  ses  opinions.  Arnold  était  sensible  au  plaisir  et 
au  profit  de  ces  causeries  prolongées,  qui  eurent  leur  part  dans  la 
consolidation  des  amitiés  de  toute  sa  vie.  Il  a  dit  lui-même,  en  par- 
lant de  celte  période  de  sa  vie  :  «  Les  bienfaits  que  j'ai  reçus  des 
amitiés  contractées  à  Oxford  m'ont  été  tellement  précieux  qu'il 
est  impossible  que  je  les  oublie  jamais.  »  Sir  John  Coleridge,  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut,  a  aussi  écrit  dans  le  même  sens  : 
«  Quiconque  sait  apprécier  avec  justesse  les  événements  de  sa  vie, 
pour  le  bien  ou  pour  le  mal,  s'accordera  avec  moi  à  dire  que 
ce  qu'il  y  a  de  plus  important,  après  la  rectitude  de  notre  pro- 
pre carrière  et  le  choix  d'une  compagne  pour  la  vie,  ce  sont 
les  amitiés  formées  dans  la  jeunesse.  C'est  la  saison  où  les  na- 
tures douces  et  sensibles  se  rapprochent,  se  fondent  l'une  dans 
Tautre,  se  colorent  réciproquement.  Se  sentir  en  rapport  complet 
avec  une  àme  pieuse,  élevée,  généreuse,  c'est  recevoir  soi-même 


UN    RÉFORMATEUR   DE    l'ÉCÛLE    EN    ANGLETERRE.  241 

une  impulsion  vers  ce  qui  est  pieux,  élevé  et  généreux.  Mon  ami- 
tié avec  Arnold  a  été  une  des  jouissances  de  ma  vie.» 

Ordonné  prêtre  à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  marié  deux  ans 
après,  il  fut  nommé  vicaire  [curate]  de  l'église  de  Laîeham, 
petit  village  de  campagne  situé  près  de  la  Tamise.  Ce  fut  là 
que,  d'abord  associé  à  son  beau-frère,  ensuite  seul,  il  commença 
la  carrière  de  professeur,  ayant  un  petit  nombre  d'élèves  âgés  de 
dix-sept  à  vingt  ans.  Les  années  suivantes,  passées  au  milieu 
d'occupations  agréables,  dans  un  isolement  propre  à  la  réflexion 
et  au  recueillement,  furent  de  la  plus  grande  importance  pour 
Arnold  au  point  de  vue  de  son  développement  moral.  La  con- 
science d'avoir  lui-même  assumé  la  responsabilité  du  professeur, 
de  devoir  à  son  tour  diriger  la  jeunesse  au  lieu  d'être  dirigé 
par  les  autres,  la  propagande  du  bien  et  de  l'utile,  gouvernée 
par  l'esprit  d'une  ardente  religion,  qu'il  se  sentit  appelé  à 
faire,  tout  cela  consolida  et  alïermit  ses  propres  principes  et  lui 
traça  une  ligne  de  conduite  dont  il  ne  se  départit  plus  jamais. 

Ce  fut  ici  aussi  qu'il  se  rendit  compte  de  sa  véritable  vocation 
qui  était  l'enseignement.  Il  n'est  pas  étonnant  que  les  débuts  de 
sa  carrière  aient  été  éclipsés  depuis  par  la  grande  œuvre  qu'il 
accomplit  à  Rugby;  ce  fut  cependant  à  Laleham  qu'il  donna  les 
premières  preuves  de  son  aptitude  à  stimuler  et  à  inspirer  la  jeu- 
nesse. Un  de  ses  élèves  de  Laleham  a  dit  :  «  Le  secret  de  la  puis- 
sante influence  exercée  par  Arnold  comme  professeur  tenait  à  ce 
qu'il  nous  faisait  comprendre  la  valeur  sérieuse  de  la  vie.  »  Il  est 
bien  évident  qu'ici,  comme  plus  tard,  le  but  qu'Arnold  se  propo- 
sait n'était  jamais  celui  du  pédagogue  qui  désire  s'illustrer  lui- 
même  par  les  succès  retentissants  obtenus  par  l'un  ou  l'autre  de 
ses  élèves.  11  savait  respecter,  encourager  l'élève  persévérant,  tra- 
vailleur, heureusement  doué  ou  non,  qui  s'appliquait  à  l'étude 
avec  courage  et  loyauté.  Ce  respect,  cet  encouragement,  donnait 
au  jeune  homme  la  conviction  de  pouvoir  viser  au  moins  à  une 
honorable  utilité,  si  non  à  des  résultats  plus  brillants.  Ce  fut  à 
l'âge  de  trente-trois  ans  qu'Arnold  f ut  élu  head-master  de  Rugby 
remportant  le  poste  sur  plusieurs  concurrents  grâce  à  la  recom- 
mandation du  D'  llawkins,  prévôt  du  collège  d'Oriel,  à  Oxford, 


242  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Hawkius,  ayant  continué  à  suivre  des  yeux  la  carrière  du  jeune 
homme  dont  la  personnalité  l'avait  si  vivement  impressionné  à 
Oxford,  envoya  au  conseil  d'administration  chargé  de  l'élection 
une  lettre  dans  laquelle  il  prédisait  que  si  Arnold  était  élu  direc- 
teur de  Rugby,  l'éducation  dans  toutes  les  public  schools  de  l'An- 
gleterre serait  transformée. 

Nous  avons  vu  s'accomplir  cette  prophétie. 


Il 


Au  moment  des  débuts  d'Arnold  à  Rugby,  la  condition  des 
«  public  schools  »  chargées  de  l'éducation  des  classes  supérieures 
avait  suscité  une  désapprobation  sourde  et  générale,  sans  que  per- 
sonne eût  pu  mettre  le  doigt  sur  la  plaie,  ou  en  suggérer  le 
remède.  Cette  condition  laissait  à  désirer  autant  au  point  de  vue 
de  la  morale  qu'à  celui  de  la  culture  intellectuelle.  Sous  ce  der- 
nier rapport,  le  cadre  trop  restreint  des  études  classiques,  aux- 
quelles on  n'adjoignait  presque  pas  d'autre  instruction,  était  cri- 
tiqué avec  véhémence  par  le  parti  libéral  comme  inutile  et 
infructueux.  Dans  les  écoles,  dues  pour  la  plupart  à  la  munifi- 
cence de  riches  particuliers,  fondées  en  Angleterre  au  seizième 
siècle  lorsque  l'Europe  était  encore  sous  le  charme  de  la  Renais- 
sance, le  cadre  des  études  était  presque  exclusivement  basé  sur 
l'étude  du  grec  et  du  latin,  les  grands  penseurs  et  les  grands 
écrivains  s' étant  exprimés  jusqu'à  cette  époque  en  ces  deux  lan- 
gues. Ce  même  cadre,  au  commencement  du  dix-neuvième  siècle, 
subsistait  encore,  quoique  les  siècles  qui  s'étaient  s'écoulés  de- 
puis ces  fondations  eussent  vu  naître  une  autre  littérature  en 
Europe. 

Lorsque  Dean  Colet  fonda,  au  seizième  siècle,  la  grande  école 
de  St  Paul's,  aujourd'hui  àHammersmith,  il  résuma  son  code  en 
ces  mots  :  «  Enjoignez  aux  maîtres  qu'ils  enseignent  toujours  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  :  les  enfants  doivent  apprendre  le  grec  et  le 
latin.  ))  Enseigner  ce  qu'il  y  a  de  mieux —  on  ne  pourrait  en  dire 
davantage  n'importe  à  quelle  époque.  Au  seizième  siècle,  ce  qu'il 


UN    RÉFORMATEUR    DE    l'ÉCOLE    EN   ANGLETERRE.  243 

y  avait  de  mieux  se  trouvait  dans  la  littérature  classique.  Les 
«  public  schools  »  n'ayant  pas  changé  leur  cadre  pendant  trois 
siècles,  il  s'ensuivait  que  le  jeune  Anglais  de  bonne  famille 
né  au  commencement  du  dix-neuvième  siècle  n'avait  pas  d'autre 
moyen  d'éducation  que  celui  d'étudier,  d'une  façon  plus  ou 
moins  imparfaite,  les  langues  classiques.  Nous  reviendrons  sur 
ce  sujet  plus  loin  en  traitant  du  cadre  des  études  à  Rugby. 

Quant  à  l'instruction  morale,  aussi  bien  que  religieuse,  on 
peut  dire  qu'il  n'y  en  avait  presque  pas.  Une  réforme  de  ce 
système  paraissait  inévitable  aux  gens  sérieux.  Mais  une  réforme 
à  entreprendre  dans  un  champ  aussi  vaste  semblait  présenter 
des  difficultés  presque  insurmontables.  C'est  à  ce  moment  qu'Ar- 
nold fut  élu  directeur  de  Kugby.  Cette  école  représentait,  en 
somme,  les  types  contemporains,  mais  elle  était  plus  accessible 
à  la  réforme  que  les  collèges  d'Eton  ou  de  ^Yestminster.  Quoique  le 
prédécesseur  d'Arnold,  le  D""  Wooll,  c  parfait  gentilhomme  et  fort 
sur  la  discipline  »,  selon  le  signalement  qui  nous  a  été  transmis 
par  un  de  ses  élèves,  ait  introduit  des  améliorations  dans  l'école, 
et  ait  fait  atteindre  le  maximum  au  chiffre  des  élèves,  il  n'a- 
vait pas  l'initiative  d'un  réformateur.  Quoiqu'il  ait  fait  beau- 
coup pour  améliorer  le  cadre  de  l'instruction,  la  condition  des 
professeurs  et  l'état  des  bâtiments  scolaires,  il  laissa  persister 
bien  des  abus.  Le  système  des  boarding  hoicses,  c'est-à-dire  des 
maisons  dans  lesquelles  les  élèves  logeaient  chez  des  personnes 
qu'on  ne  rendait  pas  responsables  de  la  bonne  conduite  de  leurs 
locataires,  ne  pouvaient  manquer  d'amener  de  mauvais  résultats. 
Dans  les  boarding-houses,  dans  l'école  même,  dans  tous  les 
détails  de  la  vie  quotidienne,  il  n'y  avait  presque  pas  de  surveil- 
lance. Il  n'était  pas  rare  que  des  armes  à  feu,  des  chiens  de  chasse 
même,  fussent  cachés  dans  les  cabinets  de  travail  par  les  élèves 
amateurs  de  sport;  d'autres  avaient  des  caves  à  vin.  L'élève 
croyait  faire  preuve  de  vigueur,  de  viriUté,  en  buvant,  en  jurant, 
en  bravant  l'autorité,  parfois  môme  il  leur  arrivait  de  se  joindre 
les  uns  aux  autres  et  se  mettre  campagne  pour  piller  les  basses- 
cours  des  fermiers  du  pays  ou  pour  se  battre  avec  les  gardes 
champêtres  des  voisins  dont  ils  envahissaient  les  domaines. 


244  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Lorsque  Arnold  se  décida  à  accepter  la  direction  de  Rugby,  il 
s'était  bien  rendu  compte  de  la  nécessité  où  il  se  trouverait  d'en- 
treprendre des  réformes  tranchantes  et  vigoureuses.  Le  système 
d'après  lequel  l'élection  des  directeurs  de  nos  public  schools  se 
trouve  dans  les  mains  d'un  conseil  d'administration,  composé  de 
nobles  et  de  gentilshommes  campagnards  du  pays  ne  s'intéressant 
pas  toujours  spécialement  à  l'éducation,  peut  nécessairement 
ajouter  aux  difficultés  de  cette  position.  Le  «.  head-master  »  est 
chef  absolu,  autocrate  de  son  petit  royaume,  quoique  responsable 
pour  la  forme  vis-à-vis  du  conseil  d'administration. 

Lors  de  son  élection,  Arnold  fit  comprendre  aux  douze  mem- 
bres du  conseil  qu'il  entendait  être  absolument  libre  de  gouver- 
ner son  école  comme  bon  lui  semblerait,  quitte  à  eux,  en  cas  de 
mécontentement,  de  lerenvoyer.  A  cette  condition,  il  accepta  la 
direction ,  continuant  son  chemin  de  pied  ferme  à  travers  les 
préjugés  de  son  entourage,  sans  faire  attention  à  la  désappro- 
bation, ni  à  l'impopularité  qu'il  suscita  à  ses  débuts.  La  constitu- 
tion particulière  et  individuelle  de  chaque  public  school  en  An- 
gleterre, l'absence  de  foute  organisation  centrale,  permet  à 
celui  qui  a  le  véritable  don  de  l'enseignement  d'expérimenter, 
de  faire  des  essais  qu'il  peut  arriver  à  mener  à  bien  avec  un 
éclatant  succès. 

Le  vif  intérêt  que  prenait  Arnold  aux  affaires  publiques  don- 
nait à  sa  direction  un  cachet  tout  particulier.  Plusieurs  de  ses  ad- 
mirateurs aussi  bien  que  ses  adversaires  regrettaient  qu'il  eût  des 
vues  aussi  prononcées  sur  la  politique  elles  questions  du  jour. 
«  Il  est  dommage,  »  disaient  les  uns,  «  que  celui  qui  était  ca- 
pable d'être  homme  d'État  soit  destiné  à  instruire  et  à  diriger 
des  écoliers.  »  «  11  est  malheureux,  disaient  les  autres,  que  le  di- 
recteur de  Rugby  s'occupe  de  polémique.  »  Mais  ce  fut,  sans 
doute,  cette  robuste  et  constante  participation  à  la  vie  de  ses 
compatriotes  qui  contribua  à  l'accomplissement  de  son  œuvre, 
qui  empêcha  son  point  de  vue  d'être  circonscrit  par  les  bornes 
étroites  de  la  pédagogie.  Ici  il  n'est  plus  question  du  danger 
des  internats,  signalé  par  Taine,  «  la  disconvenance  de  l'école 
et  de  la  vie.  »  Pour  Arnold,  l'école  devait  être  cette  vie  même 


UN   RÉFORMATEUR    DE    l'ÉCOLE   EN   ANGLETERRE.  245 

en  miniature.  Il  administrait  les  affaires  d'une  école  comme  il 
aurait  administré  celles  d'une  nation,  les  régies  de  conduite 
étant  à  ses  yeux  les  mêmes  pour  l'une  et  pour  l'autre. 

Carlyle,  1res  frappé  de  la  vie  et  de  l'organisation  de  Rugby, 
qu'il  visita  plus  d'une  fois,  et  qui  lui  parut,  selon  ses  propres  pa- 
roles, comme  «  un  temple  de  la  paix  laborieuse,  »  a  dit  :  «  l'école, 
c'est  un  État  au  dedans  de  l'État.  » 

Pénétré  d'une  vive  sympathie  pour  les  classes  ouvrières,  Ar- 
nold tâcha  d'inspirer  à  ses  élèves  des  classes  aisées  la  conscience 
de  leurs  obligations  envers  ceux  qui  étaient  moins  heureusement 
partagés,  du  citoyen  éclairé  envers  celui  que  les  circonstances 
ont  privé  d'éducation.  Ce  fut  sa  propagande  zélée  à  cet  endroit 
qui  posa  les  premiers  jalons  du  mouvement  qui  de  nos  jours  a 
pris  des  proportions  aussi  considérables,  les  «  settlements,  » 
établissements  où  des  jeunes  gens  de  l'Université  s'installent  pen- 
dant une  certaine  période  pour  travailler  parmi  les  pauvres. 

Arnold  encourageait  volontiers  les  jeux,  le  football^  le  cricket, 
les  fives,  etc.,  quoi  qu'il  y  prit  rarement  part,  et  ne  voulût  pas 
qu'on  les  exagérât. 

Il  encourageait  les  élèves  à  s'occuper  de  l'histoire  naturelle,  à 
laquelle  il  s'intéressait  beaucoup  lui-même,  de  la  géologie,  de 
n'importe  quel  passe-temps  de  ce  genre  qui  pût  leur  servir  plus 
tard  de  ressource,  ou  de  recréation  durant  leurs  moments  de  loisir. 


III 


Les  directeurs  des  «  public  schools  «  en  Angleterre  appartien- 
nent presque  toujours  à  l'ordre  ecclésiastique;  cet  usage  date  de 
l'époque  où  l'instruction  était  concentrée  dans  l'église.  Il  faut  se 
rappeler  cependant  que  le  «  clergyman  »  qui  dirige  une  grande 
école  en  Angleterre  est  dans  une  position  toute  différente  de  celle 
du  directeur  d'un  collège  religieux  dans  un  pays  catholique.  La 
position  du  «  clergyman  »  anglais  se  rapproche,  dans  ses  relations 
avec  ses  élèves  et  dans  sa  façon  d'envisager  la  vie  extérieure,  de 
celle  du  chef  d'une  institution  laïque  plutôt  que  de  celle  du  pré- 


246  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tre.  Un  directeur  d'école  dont  la  carrière  a  réussi,  finit  presque 
toujours  par  arriver  à  lépiscopal.  Deux  des  archevêques  récents  de 
Canterbury,  primats  d'Âng-leterre,  ont  été  directeurs  de  Rugby, 
un  troisième,  directeur  de  Wellington.  On  pourrait  multiplier  les 
exemples.  U  y  a  peut-être  certains  désavantages  à  ce  système, 
qui  peut  avoir  pour  résultat  de  combiner,  pour  ainsi  dire,  les 
ambitions,  les  points  de  vue,  de  deux  carrières;  d'un  autre  côté, 
il  y  a  des  avantages  incontestables  à  ce  que  le  «  head-mastcr  » 
appartienne  à  l'église.  La  position,  la  dignité  du  «  clergyman  » 
lui  donnent  tout  d'abord  une  influence  morale  sur  ses  élèves.  Le 
«  clergyman  »  a  de  plus  entre  ses  mains  un  moyen  inestimable 
de  répandre  l'instruction  morale  et  religieuse  par  les  sermons 
qu'il  prêche,  par  l'office  qu'il  conduit,  dans  la  chapelle  de  l'école. 
Les  sermons  prêches  chaque  semaine  par  Arnold  dans  la  cha- 
pelle de  Rugby,  à  la  portée  des  plusjeunes  qui  l' écoutaient,  étaient 
un  élément  bien  important  dans  ses  rapports  avec  ses  élèves.  Son 
attitude  envers  la  jeunesse  qui  l'entourait,  se  résume  entièrement 
dansl'exorde  d'un  sermon  prêché  sur  les  tentations  de  la  vie  d'école, 
sur  un  texte  tiré  de  la  première  épitre  aux  Corinthiens,  I,  xiii,  11. 
«  Quand  fêtais  enfant  je  parlais  comme  un  enfant,  je  jugeais 
comme  un  enfant,  je  pensais  comme  un  enfant;  mais  lorsque  je 
suis  devenu  homme,  j^ai  quitté  ce  qui  tenait  de  l'enfant.  »  Ces 
paroles  disait-il,  nous  expliquent  pourquoi  tant  de  discours  pro- 
noncés en  chaire  à  cette  époque  et  dans  ce  pays  produisent  si 
peu  d'effet  sur  l'auditoire.  Ce  sont  les  paroles  d'un  homme  mûr 
qui  parle  et  pense  d'une  façon,  adresséesà  des  personnes  qui  par- 
lent et  pensent  d'une  autre,  il  n'y  a  que  l'expérience  de  la  vie 
qui  puisse  nous  enseigner  quelles  sont  les  barrières  élevées  par 
l'âge,  réducation,  le  genre  de  vie,  entre  une  classe  et  une  autre, 
de  sorte  que  les  pensées  les  plus  naturelles,  les  plus  familières 
pour  les  uns  sont  étranges,  incompréhensibles  pour  les  autres. 
Vous  savez  très  bien  que  vos  fautes  ne  sont  pas  celles  que  vous 
décrivent  les  livres  que  vous  avez  l'habitude  àe  lire,  car  ces  livres 
sont  écrits  par  des  hommes  faits,  et  s'adressent  pour  la  plupart  à 
eux;  il  y  est  donc  plutôt  question  des  fautes  et  des  tentations  de 
l'âge  viril  que  de  celles  de  la  jeunesse.  Mais  je  me  propose  de 


Ux\   RÉFORMATEUR   DE   L'ÉCOLE    EN   ANGLETERRE.  247 

VOUS  parler,  à  vous,  des  dangers,  des  tentations  qui  vous  menacent 
à  l'heure  qu'il  est;  si  mon  langage  est  simple  et  familier,  peu  im- 
porte; je  désire  m'exprimer  de  façon  que  les  plus  jeunes  d'entre 
vous  me  puissent  comprendre.  »  Il  est  facile  de  s'imaginer  quel 
devait  être  l'effet  de  cette  éloquence  simple  et  virile,  dépourvue 
également  de  rhétorique  et  de  controverse.  Nous  retrouvons  dans 
la  biographie  d'Arnold,  la  description  de  Tinfluence  exercée  par 
ces  sermons  sur  les  plus  étourdis,  les  moins  accessibles  de  ses 
élèves. 

Il  avait  cru  devoir  conserver  l'usage  séculaire  de  punir  avec 
les  verges,  se  refusant  absolument  à  trouver  dans  cette  punition 
appliquée  aux  très  jeunes  garçons,  rien  d'humiliant.  Il  se  bornait 
cependant  à  l'employer  en  cas  d'offenses  graves,  le  mensonge, 
l'ivrognerie,  la  mauvaise  conduite.  Il  était  d'une  sévérité  inflexi- 
ble envers  le  mensonge.  Il  se  faisait  néanmoins  un  point  d'hon- 
neur de  croire  un  élève  sur  parole,  sur  sa  simple  affirmation, 
confiance  qui,  peu  à  peu,  engendra  ce  dicton  :  «  C'est  une  honte 
de  ne  pas  dire  la  vérité  à  Arnold.  Il  vous  croit  toujours.  »  Ce 
sentiment  prit  racine  et  se  répandit  peu  à  peu  dans  l'école.  Mais 
cette  réforme,  comme  les  autres  ne  s'accomplit  pas  immédiate- 
ment. 


IV 


Les  premières  années  passées  par  Arnold  à  Rugby  devaient 
nécessairement  être  une  période  de  difficultés  et  de  tâtonnements. 
Il  avait  résolu  dès  le  début,  guidé  par  son  jugement  sain  et  pra- 
tique, par  son  coup  d'œil  sagace  d'homme  d'État,  de  se  servir  du 
matériel,  des  institutions,  qu'il  avait  sous  la  main,  plutôt  que 
d'en  créer  d'autres.  Mais  cependant,  ainsi  qu'il  l'avait  prévu,  il 
se  trouva  dans  la  nécessité  d'entreprendre  bien  des  réformes,  bien 
des  modifications  inévitables,  ce  qui  produisit  au  début  une  suc- 
cession de  changements  qui  parurent  excessifs  à  beaucoup  de 
ses  contemporains,  comme  devant  mettre  en  danger  la  stabilité 
de  l'école.  On  a  dit  de  lui,  en  parlant  de  cette  phase  de  sa  car- 


248  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

rière  :  «  Il  ouvre  les  yeux  chaque  matin  en  se  disant  qu'il  n'y  a 
rien  qui  ne  soit  susceptible  de  discussion.  «  Mais  cette  attitude 
ne  s'appliquait  qu'aux  détails  de  son  administration,  et  non  aux 
principes  sur  lesquels  elle  était  basée.  S'il  formait  sans  cesse  de 
nouveaux  projets,  il  imprimait  pourtant  à  ceux  qui  collaboraient 
avec  lui  la  conviction  que,  quels  que  fussent  les  avantages  ou  les 
désavantages  de  la  question  dont  on  s'occupait  pour  l'instant, 
ces  projets  reposaient  tous  sur  des  principes  qui  ne  variaient 
jamais. 

Arnold  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  plus  haut,  sut  se  gagner 
la  profonde  affection,  le  dévouement  passionné  de  ses  proches, 
de  ses  amis,  de  son  entourage,  ne  cherchait  pas  à  se  concilier  les 
suffrages  par  les  agréments  du  diplomate.  Sa  personnalité,  dé- 
pourvue de  liant,  manquait  peut-être  de  charme  dans  le  sens  par- 
ticulier du  mot.  Sa  conscience  du  sérieux,  de  la  gravité  de  la  vie 
et  du  devoir,  donnait  à  son  aspect  une  sévère  austérité  qui  inspi- 
rait la  crainte  à  beaucoup  de  ses  élèves,  surtout  parmi  les  plus 
jeunes.  Vigoureux  et  intransigeant  dans  ses  méthodes,  il  était 
impossible  qu'il  ne  suscitât  pas  d'abord  l'opposition  et  l'animo- 
sité  de  beaucoup  de  gens  tant  par  son  administration  de  l'écoleque 
par  ses  opinions  très  nettement  accusées  sur  les  questions  du  jour. 
Mais  il  y  a  dans  la  force  du  caractère,  dans  l'intégrité,  la  loyauté, 
la  droiture  absolue  de  vie  et  d'action,  une  influence  qui,  à  la 
longue,  se  fait  toujours  sentir.  Il  était  impossible  que  la  généro- 
sité et  la  fermeté  de  ses  rapports  avec  les  autres,  son  dévouement 
au  devoir,  ainsi  que  la  promptitude  avec  laquelle,  une  fois  con- 
vaincu qu'il  avait  tort,  il  reconnaissait  son  erreur,  n'eussent  pas 
pour  résultat  de  conquérir  cette  véritable  popularité^  la  seule 
digne  d'être  obtenue,  qu'on  n'atteint  jamais  lorsqu'on  vise  à 
l'obtenir.  Sa  noble  humihté,  sa  candeur  absolue  à  l'endroit  de 
son  propre  savoir  excitaient  d'abord  la  surprise  de  ses  élèves,  en- 
suite leur  respect.  Il  n'hésitait  jamais  à  reconnaître  qu'il  y  avait 
telle  chose  qu'il  ne  savait  pas.  Ses  sujets  préférés  étaient  l'his- 
toire, la  géographie,  la  théologie,  les  langues  et  la  littérature. 
En  dehors  de  ce  cadre,  il  reconnaissait  franchement  que  les  autres 
en  savaient  plus  que  lui,  enseignant  à  ses  élèves,  par  l'exemple 


UN    RÉFORMATEUR    DE   l'kCOLE    EN   ANGLETERRE.  249 

aussibien  que  parle  précepte,  qu'on  doit  avoir  le  courage  d'avouer 
qu'on  ig-nore  certaines  choses,  et  qu'il  est  méprisable  de  prétendre 
savoir  ce  qu'on  ne  sait  pas.  Son  attitude  envers  ses  collègues  dans 
l'enseignement,  un  des  côtés  les  plus  difficiles  de  l'administration 
d'une  école,  finit  par  les  gagner  corps  et  âme.  On  a  dit  de  lui  : 
«  Son  but  était  d'abord  de  s'entourer  de  subalternes  dignes  de 
confiance,  puis  d'avoir  confiance  en  eux.  »  Ce  n'est  que  le  despote 
conscient  de  sa  faiblesse  qui  craint  d'émanciper  ses  subordonnés, 
de  même  qu'il  n'y  a  qu'un  gouvernement  solidement  assis  qui 
ose  laisser  la  main  libre  aux  organisateurs  des  grandes  écoles. 
Arnold  n'était  pas  homme  à  craindre  d'encourager  la  liberté, 
l'indépendance,  parmi  ses  collègnes,  s'assurant  ainsi  leur  cordiale 
cooj)ération. 

En  ce  qui  regardait  la  discipline  de  l'école  il  n'agissait  presque 
jamais  sans  les  consulter.  Toutes  les  trois  semaines,  on  réunissait 
un  conseil  pour  discuter  les  affaires  de  l'administration.  Chacun 
était  libre  d'exprimer  son  opinion,  de  proposer  une  mesure  quel- 
conque, pourvu  que  celle-ci  fût  en  accord  avec  les  principes  fon- 
damentaux de  l'institution.  Il  arrivait  même  assez  souvent  que  la 
majorité  des  voix  était  opposée  à  celle  du  directeur  qui,  cepen- 
dant, se  réservait  le  droit,  le  cas  échéant,  de  passer  outre. 

Les«boarding-houses  »  dont  nous  avons  déjà  parlé,  maisons  où 
logeaient  les  élèves,  rentraient,  à  mesure  qu'elles  devenaient  dis- 
ponibles, sous  la  direction  des  différents  professeurs.  Chaque 
maison  devait,  pour  ainsi  dire,  résumer  l'école  entière.  C'était 
pour  Arnold  un  devoir  indispensable  de  connaître  personnelle- 
ment tous  les  élèves,  quoique  ce  ne  fut  que  vis-à-vis  du  Sixth 
Form  (la  classe  supérieure)  qu'il  prit  une  part  active  à  l'enseigne- 
ment. Il  se  bornait,  quant  aux  plus  jeunes,  aux  examens  généraux, 
et  à  deux  leçons  hebdomadaires  consacrées  successivement  à  cha- 
que classe.  Mais  la  source  principale  de  son  influence  morale  et 
intellectuelle  sur  l'école  était  celle  qu'il  exerçait  si  puissamment 
sur  le  Sixth  Form,  qu'il  enseignait  lui-même.  <(  Convaincu,  —  je 
cite  ses  propres  paroles,  —  de  la  valeur  des  relations  spéciales 
qui  existent  entre  la  classe  la  plus  élevée  d'une  grande  «  public 
School  »  et  les  autres   élèves,  »   il  résolut  tout  d'abord  de  se 


250  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

servir,  en  l'améliorant  autant  que  possible,  du  mécanisme  actuel 
du  Sixth  Form  et  du  fagging.  Le  Sixth  For  m,  c'était  les  trente 
élèves  composant  la  classe  la  plus  élevée.  Ils  devaient  être  supé- 
rieurs à  la  fois  par  l'âge,  la  force,  et  l'intelligence;  et,  pour  peu 
que  l'école  fût  bien  organisée,  les  plus  méritants  au  point  de  vue 
de  l'application  et  du  caractère.  Le  fagging,  c'était  le  pouvoir  sur 
les  plus  jeunes,  délégué  par  la  direction  au  Sixth  Form  afin  d'as- 
surer un  gouvernement  bien  assis  parmi  les  élèves  eux-mêmes  et 
d'empêcher  la  tendance  vers  l'anarchie  et  l'abus  de  la  force  phy- 
sique. ((  Très  convaincu  que  ce  qu'il  y  avait  de  mauvais  ou  de 
répréhensible  dans  la  conduite  des  élèves  devait  être  réprimé 
par  eux-mêmes  plutôt  que  par  les  maîtres,  il  accorda  au  Sixth 
Form,  concession  qui  lui  était  reprochée  par  ses  adversaires,  le 
droit  d'infliger  des  punitions  même  corporelles  à  ceux  qui  résis- 
taient à  leur  autorité,  pourvu  que  cette  autorité  fût  sagement 
exercée.  Ils  arrivaient  à  comprendre  qu'ils  étaient  associés  avec 
lui  dans  l'administration  de  leur  école,  qu'ils  en  partageaient  avec 
lui  la  responsabilité.  Rien,  en  conséquence,  ne  lui  causait  autant 
d'inquiétude  que  des  preuves  de  faiblesse  et  d'inconduite  dans  le 
Sixth  Form.  «  Vous  devriez  sentir  »,  leur  disait-il,  «  la  respon- 
sabilité, en  même  temps  que  le  courage,  d'officiers  de  l'armée 
ou  de  la  marine  qui  devraient  être  incapables  de  lâcheté  au  moral 
comme  au  physique.  »  —  «  Lorsque  j'ai  confiance  dans  le  Sixth 
Form,  disait-il  encore,  il  n'y  a  pas  de  position  en  Angleterre 
pour  laquelle  je  changerais  celle  que  j'occupe,  mais  s'ils  ne  me 
soutenaient  plus,  il  ne  me  resterait  qu'adonner  ma  démission.  » 
Le  résultat  de  cette  confiance  était  de  donner  aux  élèves  du  Sixth 
Form  la  conviction  que  leur  dignité,  leur  position,  dépendait  de 
leur  bonne  conduite.  Etre  digne  de  cette  classe  et  de  ses  tradi- 
tions constituait  une  règle  de  conduite  à  la  hauteur  de  laquelle 
les  membres  s'efforçaient  de  se  maintenir.  Citons  encore  les  pa- 
roles d'Arnold  :  «  La  classe  supérieure  devrait  être  pour  ainsi 
dire  à  mi-chemin  entre  les  professeurs  et  la  grande  masse  des 
élèves,  capable  de  recevoir  ou  de  transmettre  les  exemples  de 
bonne  conduite  et  de  principes  élevés.  »  Comme  conséquence  lo- 
gique de  cette  conviction,  lorsqu'il  voyait  arriver  au  Sixth  Form 


UN   RÉFORMATEUR   DE    L  ÉCOLE   EN  ANGLETERRE.  251 

des  élèves  incapables  de  recevoir  ou  de  transmettre  les  bons 
exemples,  il  refusait  de  les  garder  plus  longtemps,  ce  qui  souleva 
contre  lui  dans  les  premiers  temps  une  critique  assez  acérée. 
Mais  il  tint  ferme.  «  Si  nous  ne  parvenons  pas  à  nous  con- 
vaincre, disait-il,  que  le  devoir  du  maître  d'école  est  en  premier 
lieu,  en  second  lieu,  en  troisième  lieu  de  se  défaire  de  sujets 
ingrats,  une  grande  «  public  school»  ne  sera  jamais  ce  qu'elle  pour- 
rait être  et  ce  qu'elle  devrait  être.  »  Cette  élimination  des  élèves 
avait  lieu,  cependant,  aussi  peu  bruyamment  que  possible. 
S'il  n'était  pas  question  d'offenses  graves,  au  lieu  de  renvoyer 
l'élève  en  public,  on  le  priait  tout  simplement  à  la  fin  du  tri- 
mestre de  ne  plus  revenir.  Mais  cette  mesure  même,  qu'il  se  sen- 
tait obligé  de  prendre,  dénote  l'intérêt  personnel,  la  responsabi- 
lité qu'Arnold  ressentait  vis-à-vis  de  tous  ses  élèves.  Les  lettres 
nombreuses  qui  nous  restent  au  sujet  de  la  carrière  subséquente 
des  uns  et  des  autres  élèves  renvoyés  de  Rugby  en  font  preuve. 
Il  savait  que  maint  adolescent,  auquel  les  méthodes  d'une  «  pu- 
blic school  »  n'ont  pas  réussi,  peut  tourner  à  bien  dans  la  fa- 
mille, ou  sous  la  surveillance  d'un  professeur.  Observateur  très 
fin,  il  suivait  attentivement  le  développement  moral  de  ses  élè- 
ves, notant  surtout  quels  étaient  leurs  camarades  préférés,  il 
savait  quelle  était  l'influence  exercée  par  ces  amitiés  de  collège, 
et  plus  d'un  élève  qui  tendait  à  s'écarter  du  droit  chemin  y  a 
été  ramené  à  son  insu  par  l'influence  d'un  condisciple  qu'Arnold, 
de  propos  délibéré,  lui  avait  donné  au  moment  critique  comme 
compagnon  de  chambre  ou  de  travail. 

Un  livre  très  célèbre,  publié  en  IS.ôG,  lu  et  relu  avidement 
depuis  par  la  jeunesse  anglaise  de  chaque  génération,  «  Tom 
Broivn's  School  Days,  »  de  Hughes,  nous  a  donné  des  descrip- 
tions prises  sur  le  vif  de  la  vie  à  Rugby  sous  le  régine  du  D'"  Ar- 
nold. Il  nous  sera  permis  de  dire,  cependant,  que  ces  descriptions 
sont  tant  soit  peu  partiales,  étant  faites  exclusivement  du  point 
de  vue  de  la  troupe  révoltée,  étourdie,  qui  formait  la  majeure 
partie  de  l'école.  Mais  ce  point  de  vue  même  ajoute  à  l'intérêt 
du  livre,  en  montrant  l'influence  exercée  par  Arnold  sur  les  plus 
écervelés  de  ses  élèves.  Voici,  tirée  de  «  To?7i  Broicn  »,  la  des- 


2o2  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

criplion  de  l'état  d'esprit  de  l'élève  ordinaire,  insouciant,  au 
moment  d'entrer  dans  le  Sixth  Form.  «  Il  se  mit  à  la  hauteur  de 
la  situation  :  il  brûla  ses  étuis  à  cigares,  jeta  ses  pistolets,  et  se 
mit  à  réfléchir  sur  l'autorité  constitutionnelle  de  la  classe  supé- 
rieure, sur  ses  nouveaux  devoirs  envers  son  directeur,  les  classes 
inférieures  et  les  fags.  »  Et  voilà  le  jeune  révolté  rangé,  pour 
le  moment  du  moins,  dans  le  parti  de  la  loi  et  de  l'ordre,  quitte 
à  avoir  moins  de  conscience  de  sa  responsabilité  lorsqu'il  aura 
quitté  Rugby.  Mais  c'était  au  moins  un  pas  de  fait  daus  le  bon 
chemin. 

Je  cite  encore  un  témoignage,  tiré  cette  fois  non  d'un  livre, 
mais  de  la  vie  réelle,  celui  d'un  élève  qui  n'arriva  pas  à  entrer 
dans  le  Sixth  Form  et  qui,  en  conséquence,  ne  se  trouva  jamais 
en  relations  très  suivies  avec  Arnold  :  «  Je  l'aimais,  je  le  révé- 
rais comme  un  être  d'une  bonté,  d'une  grandeur  d'âme  qui 
imposait  au  plus  haut  degré.  J'avais  foi  en  l'œuvre  que  je  devais 
accomplir  pour  lui  :  pour  lui,  je  travaillais  à  rendre  meilleurs 
les  camarades  que  je  fréquentais.  »  Si  un  élève  qui  n'avait  pas 
été  en  relations  personnelles  avec  Arnold  pouvait  s'exprimer 
ainsi,  on  croira  sans  peine  quelle  devait  être  l'ardeur  que  le 
maître  inspirait  à  la  petite  bande  dévouée  de  lieutenants  qui 
composaient  le  Sixth  Form,  travaillant  avec  lui  et  pour  lui. 

Mais  pour  apprécier  dans  sa  plénitude  l'influence  exercée  par 
Arnold  sur  les  élèves  d'une  nature  plus  élevée,  mieux  doués  au 
point  de  vue  de  la  morale  et  de  l'intelligence,  il  faut  lire  sa 
biographie  écrite  par  son  élève  préféré,  Arthur  Stanley,  plus 
tard  Dean  de  >Yestminster,  biographie  qui  est  un  monument  du- 
rable et  pour  celui  qui  l'a  écrite  et  pour  celui  qui  en  est  l'objet. 
Ici,  effectivement,  on  voit  un  autre  aspect  de  Rugby  :  la  bande 
d'élèves  dont  Stanley  faisait  partie  comprenait  des  esprits  supé- 
rieurs dont  plusieurs  se  firent  plus  tard  très  remarquer.  Stan- 
ley voua  à  Arnold  un  culte  qui  dura  toute  sa  vie.  Alors  que,  sa 
carrière  à  Rugby  terminée,  il  va  quitter  son  maître  pour  entrer 
à  Oxford,  il  parle  de  <;  la  fin  de  ces  relations  bénies,  ravissantes, 
que  j'eus  avec  lui  pendant  trois  ans  à  Rugby,  où  j'appris  les 
connaissances  humaines  et  divines  comme  je  ne  les  apprendrai 


UN   RÉFORMATEUR    DE  l'ÉCOLE   EN   ANGLETERRE,  253 

jamais  plus.  »  Il  est  intéressant  de  noter  que  lorsque  Tom 
Bf'own  parut,  Stanley  en  le  lisant,  fit  cette  remarque  :  «  Voici 
la  description  d'un  état  de  choses  que  j'ignorais  absolument.  » 
Mais  au  bout  du  compte  il  est  évident  que  l'élève,  qu'il  fût  un 
jeune  barbare  plein  de  santé,  de  vigueur,  de  générosité  comme 
Tom  Brown,  ou  un  enfant  nerveux,  sensible,  doué  de  génie 
comme  Arthur  Stanley,  subissait  également  l'influence  de  son 
chef. 


Quant  au  cadre  même  de  l'instruction,  Arnold  n'y  apporta  pas 
de  modifications  très  profondes.  Ce  fut  sa  manière  d'enseigner, 
son  élan,  sa  verve,  qui  opérèrent  une  transformation  puissante.  Il 
avait  certains  principes  d'enseignement  il  est  vrai,  qui  marchaient 
de  pair  avec  ses  théories  de  l'éducation,  morale.  Mais  quoique 
ces  principes  aient  été  transmis  à  ses  imitateurs  et  par  eux  mis 
à  exécution,  le  secret  de  l'impulsion  qu'il  sut  donner  aux  études 
de  sesélèves  était  celui  de  sa  propre  personnalité.  Il  apportait  à  la 
classe  qu'il  enseignait  la  conviction  qu'il  travaillait  avec  eux 
aussi  bien  que  pour  eux,  que  c'était  pour  lui-même  un  intérêt 
toujours  ardent,  toujours  renouvelé,  de  saisir  la  véritable  por- 
tée du  passage,  s'il  était  question  d'une  traduction,  ou,  s'il 
s'agissait  de  l'histoire,  de  se  rendre  compte  de  la  portée  des  dé- 
veloppements historiques  sur  la  vie  actuelle.  Ce  qu'il  cherchait, 
c'était  à  éveiller  l'intelligence  de  chacun  de  sesélèves.  Sa  méthode 
favorite  d'enseignement  était  de  questionner,  de  faire  parler 
l'élève  lui-même,  ses  propres  explications  étant  aussi  courtes  que 
possibles.  L'élève  devait  avoir  une  opinion  à  lui,  former  ses  pro- 
pres conclusions  et  non  se  contenter  de  celles  des  autres.  Mon- 
taigne, dont  l'esprit  moderne  avait  devancé  de  si  loin  son  épo- 
que, avait  formulé,  près  de  trois  siècles  auparavant,  la  même 
théorie  :  ((  Je  ne  veux  pas  que  le  maître  invente  et  parle  seul,  je 
veux  qu'il  écoute  son  disciple  parler  à  son  tour  :  qu'il  ne  lui 
demande  pas  compte  des  mots  de  sa  leçon,  mais  du  sens  et  de 


254  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

la  substance,  et  qu'il  juge  du  profit  qu'il  aura  fait,  non  par  le 
témoignage  de  sa  mémoire,  mais  par  celui  de  son  jugement.  » 

Arnold  disait  souvent  qu'un  professeur  devait,  par  ses  propres 
études,  se  maintenir  constamment  à  un  niveau  plus  élevé  que 
celui  de  ses  élèves.  Une  autre  de  ses  théories  favorites  était  que 
tout  professeur,  comme  tout  élève,  devait  avoir  soit  une  étude, 
soit  une  occupation  qui  primât  toutes  les  autres.  Il  savait  com- 
bien est  contagieux  l'enthousiasme  avec  lequel  un  professeur 
aborde  son  sujet  préféré.  Il  en  donnait  bien  la  preuve  lui-même. 
Sa  prédilection  pour  l'histoire,  aidée  par  sa  réelle  érudition  et 
son  admirable  mémoire,  donnait  à  ses  leçons  un  vif  et  stimulant 
intérêt  qui  éperonnait  au  possible  le  zèle  de  l'étudiant.  Il  ne  se 
lassait  jamais  de  tracer  des  rapprochements  entre  les  dévelop- 
pements sociaux  du  passé  et  du  présent,  de  comparer  les  temps 
modernes  à  l'antiquité,  c'est-à-dire  les  périodes  de  la  plus  haute 
civilisation  grecque  et  latine,  avec  les  temps  modernes  de  l'Eu- 
rope, en  même  temps  qu'il  comparait  leurs  origines  et  la  période 
d'enfance  de  leurs  races,  avec  les  origines  et  l'enfance  de  la 
nôtre.  Les  efforts  faits  ])ar  les  grands  hommes  d'État  du  passé 
pour  résoudre  les  problèmes  de  la  politique,  étaient  illustrés, 
commentes  par  lui  par  rapport  aux  problèmes  qui  agitaient 
l'Angleterre  à  ce  moment.  Cette  étude  des  périodes  comparées, 
cette  contemplation  des  actions  des  hommes  célèbres,  qu'on 
considère  ces  actions  soit  comme  l'effet  soit  comme  la  cause 
des  événements  au  milieu  desquels  elles  font  saillie,  étaient  pour 
lui  le  moyen  le  plus  efficace  d'apporter  au  citoyen,  je  dirai 
même  au  genre  humain,  la  conscience  de  ses  devoirs. 

Quant  aux  langues  classiques,  qui  jouaient  pour  lui  un  rôle 
aussi  important  dans  l'enseignement  de  l'histoire  que  de  la  lit- 
térature, il  désirait  surtout  que  l'élève  fût  assez  familier  avec 
elles  pour  qu'elles  lui  fussent  une  voie  facile  de  communication 
avec  le  savoir  dupasse,  qu'il  pût  étudier,  approfondir,  dans  le 
texte  même,  l'intelligence  des  Grecs  et  des  Romains.  Voici  com- 
ment il  se  justifiait  de  vouloir  faire  une  part  aussi  large  à  l'instruc- 
tion classique.  «Expulsez  le  grec  et  le  latin  de  votre  cadre,  et  vous 
bornez  l'horizon  de  la  génération  actuelle  à  la  contemplation  de 


UN    RÉFORMATEUR    DE    l'ÉCOLE   EN    ANGLETERRE.  255 

sa  propre  période  et  de  celles  qui  l'ont  précédé  immédiatement; 
vous  retranchez  tant  de  siècles  de  l'histoire  du  monde,  et  vous  vous 
replacez  sous  les  mêmes  conditions  que  si  l'existence  de  la  race 
humaine  avait  commencé  au  seizième  siècle.  Pourlélève  même 
chez  qui  le  résultat  d'une  éducation  classique  est  le  moins  vi- 
sible, le  moins  apprécié  par  lui-même,  il  arrive  souvent  que  ses 
études  ont  agi  presque  à  son  insu  sur  son  intelligence  et  lui 
ont  donné  une  culture  générale  du  goût  et  une  plus  large 
compréhension  de  la  \ie.   » 

Arnold  comprenait  mieux  que  les  autres  la  vague  maxime 
que  nous  répétons  tous  qu'  «  un  professeur  doit  savoir  se 
mettre  au  point  de  vue  de  l'élève  » .  Ceux  qui  regardent  ce  pro- 
blème bien  en  face  savent  ce  qu'il  renferme  de  difficultés.  Il  y 
a  une  ditférence  énorme  entre  Thomme  mûr,  auquel  l'étude  et 
l'habitude  d'enseigner  ont  rendu  une  langue  morte  absolument 
familière,  arrivé  à  ce  discernement  critique  et  judicieux  qui  sait 
distinguer  et  apprécier  les  nuances  du  style,  auquel  l'expérience 
de  la  vie  a  fourni  d'innombrables  points  de  comparaison,  et 
ses  jeunes  élèves  qui,  occupés  des  difficultés  que  leur  présente 
la  langue  elle-même  qu'ils  étudient  n'ont  pas  l'esprit  assez  dé- 
gagé pour  pouvoir  contempler  ou  assimiler  les  idées  expri- 
mées dans  cette  langue.  Le  professeur  qui  sait  combler l'abime 
immense  qui  sépare  ces  deux  points  de  vue  ne  se  rencontre 
malheureusement  pas  tous  les  jours.  Arnold  était  du  nombre 
de  ceux  dont  le  talent  pour  l'enseignement  touche  presque 
au  génie.  Il  avait  le  don  d'inspirer  le  souffle  de  la  vie  à  des 
méthodes  qui,  sans  lui,  auraient  pu  être  singulièrement  stéri- 
les. L'habitude  qui  survit  encore  dans  nos  public  schools  de 
traduire  l'auteur  classique  mot  à  mot  était  pour  lui  une  perte  ab- 
solue de  temps.  Cette  habitude  produit  dans  la  langue  moderne, 
pour  citer  ses  propres  paroles,  un  «  résultat  absolument  mauvais, 
car  elle  retient  tous  les  défauts  du  langage  et  en  exclut  les  quali- 
tés. »  Sa  méthode,  celle  de  son  propre  professeur,  le  Dr  Gabell  à 
Winchester,  était,  même  pour  les  classes  les  plus  basses,  de  faire 
traduire  la  phrase  entière  en  bloc,  afin  d'en  saisir  la  portée. 
Les  adversaires  de  ce  système  objectent  qu'il  développe  la  né- 

T.    XXVIII.  19 


256  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

gligence.  Il  est  probable  que  l'élève,  pour  arriver  à  un  résultat 
satisfaisant,  devrait  être  à  même  de  combiner  les  deux  pro- 
cédés. 

Fidèle  à  son  système,  cju'il  poussait  parfois  peut-être  un  peu 
loin,  de  conserver  lorsqu'il  était  possible  les  coutumes  qu'il  avait 
trouvées  en  vogue,  Arnold  laissa  subsister  celle  qui  exigeait  que 
chaque  élève,  jusqu'au  plus  petit,  fit  tous  les  jours  un  certain 
nombre  de  vers  grecs  et  latins.  Il  est  évident  cjue  pour  les  élè- 
ves qui  y  prenaient  plaisir,  cet  exercice  pouvait  être  salutaire, 
mais,  dans  la  plupart  des  cas,  c'était  une  tâche  des  plus  sté- 
riles et  des  plus  machinales.  L'élève  ordinaire  se  bornait  à  re- 
copier des  collections  de  vers  qu'il  retrouvait  dans  de  vieux 
cahiers  circulant  à  cet  usage  dans  les  classes  depuis  des  années, 
ou  à  aligner  lui-même  des  vers  dépourvus  de  sens  dont  le  seul 
mérite  était  de  se  rapprocher  de  la  mesure  et  du  rythme  vou- 
lus. Mais,  somme  toute,  le  principe  d'Arnold,  qu'il  ne  fallait  ni 
changer  une  tradition  ancienne  sans  raison  suffisante,  ni  l'épar- 
gner si  cette  raison  existait,  fonctionnait  bien.  Les  modifications 
positives  qu'il  introduisait  dans  le  cadre  de  l'instruction  compre- 
naient l'étude  des  langues  modernes,  de  l'histoire  moderne  et 
des  mathématiques.  Il  n'aborda  point  l'enseignement  des  scien- 
ces naturelles  qui  depuis  ce  temps,  grâce  aux  découvertes  de 
notre  époque,  s'est  si  rapidement  développé.  Il  aurait  été  sans 
doute  d'accord  avec  l'écrivain  moderne  qui  a  dit  :  «  La  nature 
et  la  signification  de  l'aoriste,  les  lois  du  syllogisme  rentrent 
en  vérité  dans  la  domaine  de  la  science  aussi  absolument  que 
les  précessions  des  équinoxes  ou  les  successions  des  couches  géo- 
logic[ues.  Il  n'y  a  pas  que  la  science  proprement  dite  qu'on  puisse 
enseigner  selon  l'esprit  scientifique.   » 

Il  est,  sans  doute,  plus  difficile  d'atteindre  à  un  résultat  donné, 
dans  l'éducation  comme  dans  autre  chose,  si  on  n'a  pas  de- 
vant soi,  clairement  défini,  le  but  auquel  on  vise.  Voilà  peut- 
être  la  cause  de  nos  incertitudes,  de  nos  essais  infructueux  en 
ce  moment.  Arnold  n'était  entravé  par  aucune  incertitude  de 
conception;  il  savait  très  clairement  ce  qu'il  voulait  faire,  il  savait 
quel  était  le  résultat  qu'il  voulait  obtenir.  C'était  de  former, 


UN   RÉFORMATEUR    DE    l'ÉCOLE    EN   ANGLETERRE.  257 

selon  ses  propres  paroles,  «    une   école  d'honnêtes  hommes   et 
de  chrétiens.   »  Pour  atteindre  ce  but,  il  était  nécessaire,  selon 
lui,  que  ses  élèves,   l'intelligence    assouplie    par  l'étude,  et  le 
moral  développé  par  la  discipline,  fussent  à  même  de  compren- 
dre et  d'assimiler  les  préceptes  des  grands  penseurs,  des  âmes 
élevées,  de  se  rapprocher  de  l'idéal.  Ils  devaient  être  imbus  des 
principes  qu'Arnold  avait  passé  sa  vie  à  leur  inculquer  :  défen- 
dre la  religion  et  l'Etat,  empêcher  le  lâche  abus  de  la  force  phy- 
sique, réprouver  le  mensonge  et  la  délation  et,  en  somme,  pren- 
dre leurs  obligations  morales  au  sérieux.  Le  successeur  d'Arnold 
à  Rugby,  le  Dr  Percival,  a  dit  de  lui  :  «  C'était  un  grand  pro- 
phète parmi  les  maîtres  d'école,  plutôt  qu'un  instructeur  dans 
le    sens  ordinaire  du  mot.  Je  me  rappelle  d'avoir  demandé  à 
Dean  Stanley  si  Arnold  enseignait  beaucoup  au  Sixth  Form  pen- 
dant les  classes.  Pour  toute  réponse,  Stanley,  me  montrant  un 
petit  carnet  qu'il  tenait  à  la  main,  me  dit  :  «   En  fait  de  ce  qui 
s'appelle  l'instruction,  ce  carnet  pourrait  contenir  tout  ce  qu'Ar- 
nold m'a  jamais  enseigné.  »   Son   influence  était  propre   à  sti- 
muler, plutôt  qu'à  former,  étant  basée  sur  sa  personnalité  ma- 
gnétique et  sur  l'influence  qu'il    exerçait,  plutôt  que  sur  des 
idées  nouvelles. 


\I 


Il  ne  rentre  pas  dans  mon  cadre  de  parler  en  détail  du  rôle 
joué  par  Arnold  dans  la  politique,  pendant  les  années  qui  virent 
s'affermir  peu  à  peu  sa  position  à  Rugby,  ni  de  ses  travaux  lit- 
téraires, de  son  édition  du  Thucydide,  de  son  Histoire  Romaine, 
et  de  maints  autres,  qui  occupèrent  cependant  une  place  consi- 
dérable dans  sa  vie  et  qui  ont  ajouté  à  sa  renommée. 

Il  prit  une  part  active  dans  la  crise  soulevée  par  Tanimosité 
des  partis  à  l'occasion  du  Reform  Bill,  en  1832,  combattu  avec 
véhémence  par  les  «  Tories  » ,  et  s'intéressa  vivement  aux  pro- 
blèmes industriels  du  jour. 

Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  l'opposition  soulevée  d'abord 


258  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

par  les  tendances  politiques  et  sociales  d'Arnold  fit  place  plus 
tard  à  une  réaction  très  marquée  en  sa  faveur.  Sa  nomination  à 
la  chaire  d'histoire  d'Oxford,  en  1842,  fut  pour  lui  une  source  de 
satisfaction  bien  vive  ;  c'était  le  témoignage  éclatant  de  cette 
réaction,  aussi  bien  que  l'occasion  de  renouveler  ses  rapports  di- 
rects avec  l'université  qu'il  aimait  tant.  Mais  il  ne  lui  resta  que 
le  temps  de  faire  une  seule  série  de  conférences;  ce  fut  au 
mois  de  février  1842.  Au  mois  de  juin  de  la  même  année,  il 
mourut  presque  subitement  à  Rugby,  après  une  maladie  de 
quelques  heures. 

Il  faut,  en  estimant  les  causes  de  l'influence  d'Arnold,  faire 
la  part  des  deux  livres  célèbres  dont  nous  avons  déjà  parlé  qui, 
écrits  à  deux  points  de  vue  absolument  opposés,  se  suppléent  et 
se  complètent  cependant,  nous  donnant  l'image  entière  de  la 
personnalité  d'Arnold,  telle  qu'elle  parut  à  ceux  qui  l'avaient 
connu,  la  consolident,  l'interprètent  pour  les  générations  à 
venir.  La  biographie  de  Stanley  l'a  fait  comprendre  au  public 
comme  apôtre;  To/n  Broam's  School  Days  en  a  fait  un  hé- 
ros populaire.  On  pourrait  dire  qu'après  la  publication  de  ces 
deux  livres  Arnold  est  devenu  pour  ses  compatriotes,  qui  jus- 
que là  ne  s'étaient  que  vaguement  rendu  compte  de  la  trans- 
formation opérée  par  lui  dans  l'éducation,  à  la  fois  un  héros  de 
roman  et  un  héros  de  la  vie  réelle. 

Le  Dr  Moberly,    évêque  de  Winchester,  a  écrit  :  «  L'enthou 
siasme    engendré   par  l'œuvre    d'Arnold  fut  hors  ligne.    Ceux 
mêmes  qui  étaient  loin  d'être  en  accord  avec  ses  vues  tirèrent 
de  son  exemple  et  de  ses  méthodes  des  leçons  de  la  plus  haute 
importance.  » 

Je  cite  un  article  paru  dans  le  Times  en  189G,  plus  de  cin- 
quante ans  après  la  mort  d'Arnold,  à  l'occasion  de  l'inaugura- 
tion d'un  monument  qui  lui  fut  érigé  dans  Westminster  Abbey. 
«  Personne  n'opéra  une  transformation  plus  importante  dans 
l'éducation,  transformation  dont  se  sont  ressentis  ceux-là  même 
qui  n'ont  jamais  été  à  un  public  school.  Animé  par  le  courage  et 
la  justice,  Arnold  a  contribué  à  former  le  code  viril  et  honora- 
ble par  lequel  les  Anglais  aspirent  à  être  gouvernés.  Nous  retrou- 


UN   RÉFORMATEUR    DE    LÉCOLE    EN   ANGLETERRE.  259 

vons  encore  aujourd'hui  dans  le  grand  flot  de  la  vie  nationale 
l'effet  de  ce  courant  pur  et  salutaire  qui  s'y  mêla  il  y  a  si  long- 
temps. » 

Nous  voici  encore  aujourd'hui  en  Angleterre,  un  demi-siècle 
plus  tard,  dans  un  moment  d'incertitude  et  d'inquiétude  vis-à-vis 
de  notre  éducation  secondaire  :  nous  nous  efforçons  en  vain  de 
la  remettre  au  niveau  de  nos  nécessités,  en  même  temps  que 
nous  voudrions  lui  assurer  une  plus  grande  uniformité.  On  pour- 
rait presque  dire  que  c'est  l'influence  même  d'Arnold,  en  démon- 
trant ce  que  peut  la  puissante  initiative  d'un  seul,  qui  a  contri- 
bué à  empêcher  le  public  anglais  d'accueillir  l'idée  de  cette 
uniformité.  Ainsi  que  l'a  si  bien  dit  Thring,  le  célèbre  directeur, 
le  créateur  presque,  de  l'école  d'Uppingham  :  «  Dans  les  vastes 
systèmes  organisés  d'éducation  que  nous  rencontrons  partout  de 
nos  jours,  le  professeur  particulier  se  trouve  de  tous  les  côtés  en- 
travé par  le  règlement  officiel,  qui  ne  laisse  que  peu  d'essor  à 
son  initiative  personnelle.  Nous  sommes  fiers,  et  ajuste  raison, 
nous  autres  Anglais,  que,  dans  nos  «  public  schools  »,  le  directeur 
soit  libre  dans  une  large  mesure,  quand  il  n'est  pas  dominé  par  la 
tradition,  de  diriger  son  œuvre  lui-même.  Nous  n'exagérons  pas 
en  disant  que,  sous  une  puissante  impulsion,  une  telle  école  peut, 
même  dans  une  génération,  exercer  une  influence  très  pronon- 
cée sur  le  caractère  national. 

3P"  HuGU  Bell. 


UNE 


ENQUÊTE  SOCIALE  AU  XVIP  SIÈCLE 


LES  INCONVÉNIENTS  DE  LA  VIE  FACILE. 

Les  lecteurs  de  la  Science  sociale  savent  sans  doute  qu'à  la  fin 
du  dix-septième  siècle  les  hommes  chareés  de  l'éducation  du 
petit-fds  de  Louis  XIV  envoyèrent  des  questionnaires  aux  inten- 
dants des  provinces  à  l'effet  d'instituer  une  enquête  sur  l'état 
économique  et  social  du  pays.  Ces  réponses  existent,  inédites 
pour  la  plupart,  et,  la  première  fois  qu'elles  me  tombèrent  sous 
les  yeux,  j'eus  l'illusion  qu'on  pouvait  en  tirer  une  géographie 
sociale  de  l'ancienne  France,  où  les  groupes  provinciaux  se  clas- 
seraient d'après  leurs  aptitudes  expliquées  par  leur  genre  de  tra- 
vail. Il  m'a  fallu  renoncer  à  cet  espoir.  Parfois  l'intendant  (en 
Guyenne,  en  Franche-Comté  par  exemple  i  laisse  de  côté  la  phy- 
sionomie sociale  du  pays  qu'il  administre;  parfois  (dans  les 
généralités  d'Orléans,  d'Alençon)  voulant  donner  une  vue  d'en- 
semble de  pays  hétérogènes,  il  s'embrouille  en  des  phrases  en- 
tortillées. Certaines  appréciations  paraissent  contradictoires  à 
des  hommes  du  dix-neuvième  siècle,  qui  ne  sasissent  pas  toutes 
les  nuances  de  la  langue  du  dix-septième.  Pour  classer  d'ailleurs, 
il  faut  comparer,  et  comment  le  faire,  lorsque  les  surfaces  décri- 
tes comprennent  tantôt  une  généralité,  tantôt  une  simple  élec- 
tion, ou  lorsque  le  même  terme  sous  des  plumes  différentes, 
revêt  des  sens  différents.  En  des  régions  enfin  où  les  villes  et 
les  campagnes  ont  une  physionomie  sociale  distincte,  l'inten- 
dant ne  dit  pas  toujours  de  quelle  catégorie  il  entend  parler. 

Une  impression  pourtant  s'est  dégagée  pour  moi  de  cette  lec- 


UNE  ENQUÊTE    SOCIALE   AU   XVII*   SIÈCLE.  261 

ture,  et,  à  défaut  de  la  classification  espérée,,  je  veux  l'indiquer 
ici.  Dans  la  France  d'alors,  d'une  manière  générale  et  sauf 
exception,  les  territoires  qui  se  rattachent  aux  types  de  la  sim- 
ple récolte,  vallées  aux  cultures  arborescentes  ou  montagnes 
aux  riches  pâturages,  nourrissent,  moyennant  un  faible  effort, 
une  population  indolente,  tandis  que  sur  les  plateaux  ou  les 
montagnes  arides,  la  nécessité  du  travail  en  a  fait  prendre  l'ha- 
bitude aux  indigènes.  Les  intendants  ne  s'en  rendent  pas  tou- 
jours compte  :  il  y  en  a  (à  Orléans,  à  Alençon,  à  Bourges)  qui 
paraissent  croire  que  c'est  par  l'impossibilité  bien  constatée 
d'atteindre  à  la  fortune  que  leurs  administrés  ne  s'engagent  pas 
dans  les  sentiers  qui  ailleurs  y  conduisent.  Relisez  leurs  phrases, 
vous  verrez  qu'il  n'y  a  pas  contradiction  entre  leur  lang-age  et 
celui  des  autres.  Ils  se  sont  mal  exprimés,  voilà  tout.  Nous  au- 
rons plus  loin  l'occasion  de  le  constater. 

Entrons  donc  en  matière,  et,  sur  les  pas  des  intendants,  voyons 
quel  était  en  1698  l'état  social  de  certaines  régions  de  la  France. 

Nous  voici  tout  d'abord  en  Anjou. 


Il  fait  bon  vivre  dans  l'Anjou.  Les  productions  du  sol  y  sont 
abondantes  et  variées,  sous  un  climat  essentiellement  tempéré. 
«  Les  productions  de  la  terre,  lit-on  dans  le  grand  Diction- 
naire de  Moréri,  sont  des  vins  assez  bons^  du  froment,  du 
seigle,  de  l'orge,  de  l'avoine,  des  lins,  des  chanvres,  etc.,  des 
arbres  fruitiers  de  toutes  les  espèces,  et  de  forts  bons  fruits... 
Le  commerce  du  vin,  écrivait  Colbert  en  1665,  en  parlant  de 
l'élection  d'Angers,  y  est  le  plus  considérable...  La  moitié  de  l'é- 
lection de  Baugé,  disait-il  encore,  est  située  en  bon  fonds  de  terre 
et  le  reste  en  prés,  vignes  et  landes...  L'élection  de  Saumur  est 
située  en  fonds  parfaitement  bon.  » 

En  1783,  le  receveur  général  disait  en  parlant  d'Angers  :  «  Les 
grains,  les  vins,  les  eaux-de-vie  sont  les  principales  productions,  » 
et,  à  propos  de  Baugé  :  «  Il  ne  se  fait  d'autre  commerce  que 
celui  des  noix.  »  Enfin  un  proverbe  cité  par  M.  Hanotaux  dans 


262  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

son  Histoire  de  Richelieu,  associait  les  Tourangeaux  et  les  Ange- 
vins dans  un  commun  éloge  en  leur  l'econnaissant  le  privilège 
des  bons  fruits,  des  bons  esprits  et  des  bons  vins. 

La  vie  y  élait  donc  facile,  d'autant  que  toutes  ces  productions 
si  abondantes  étaient  en  général  consommées  sur  place  et  ne 
donnaient  lieu  à  aucun  trafic  d exportation.  Les  documents  ne 
tarissent  pas  en  plaintes  sur  l'atonie  économique  des  Angevins. 
«  Le  commerce  d'Angers,  écrit  Colbert,  languit  par  la  paresse 
et  négligence  des  habitants.  »  Les  Angevins,  écrivait  l'inten- 
dant en  1698,  sont  ingénieux,  d'un  esprit  doux,  propres  aux 
lettres  et  aux  arts,  mais  peu  entreprenants  et  peu  laborieux.  Le 
receveur  général,  après  avoir  montré  en  1783  une  très  grande 
partie  du  territoire  de  Baugé  en  friches,  écrivait  en  parlant  de 
la  capitale  de  la  province.  «  La  ville  d'Angers  devrait  être  le 
centre  d'un  brillant  commerce  et  d'une  grande  activité...  Les 
habitants  négligent  ces  précieux  avantages  et  préfèrent  l'indo- 
lence dans  laquelle  ils  sont  élevés  aux  soins  et  au  travail  assidus 
que  nécessiteraient  des  entreprises  majeures  et  des  spéculations 
hardies.  Privée  d'énergie,  la  génération  actuelle  végète,  comme 
a  végété  celle  qui  Ta  précédée  et  comme  végétera  celle  qui  lui 
succédera. 

«  Leur  industrie  se  borne  à  l'exploitation  lente  et  paresseuse 
de  quelques  carrières  d'ardoise,  dont  les  environs  de  la  ville 
abondent  et  qui  pourraient  être  d'un  grand  rapport  si  les  bras 
ne  manquaient  pas,  à  la  vente  des  bestiaux,  des  blés  et  des  vins, 
à  la  fabrication  de  bas  au  métier  et  de  quelques  toiles  peintes. 
Ces  différents  ateliers  n'occupent  que  très  peu  d'ouvriers,  vu  le 
peu  d'étendue  des  spéculations  de  ceux  qui  sont  à  la  tête  des 
manufactures,  et  leur  défaut  d'intelligence  et  d'activité  pour  se 
procurer  le  débit  d'une  grande  quantité  d'objets  qu'ils  pour- 
raient faire  fabriquer. 

«  Donc  la  ville  d'Angers^  avec  plus  de  moyens  encore  que  celle 
de  Tours,  se  trouve  dans  une  inaction  à  peu  près  semblable,  et 
sa  population  n'est  pas  en  rapport  avec  les  ressources  qu'offre 
son  territoire  en  denrées  de  première  nécessité  dont  la  qualité 
répond  à  l'abondance.   » 


UNE   ENQUÊTE    SOCIALE   AU    XVIl"    SIÈCLE.  263 

Peut-être  m'objectera-t-on  qu'il  s'agit  du  passé,  et  que  l'An- 
jou moderne,  s'il  présente  encore  ce  spectacle  enchanteur  d'un 
vaste  jardin  «  cultivé,  dit  M.  Ardouin  Dumazet,  avec  un  soin  et 
une  patience  dignes  des  Chinois,  »  entremêlant  les  beaux  vigno- 
bles et  les  arbres  fruitiers,  les  primeurs  et  les  plantes  rares,  a 
du  moins  dans  ce  domaine  de  la  culture  fruitière  arborescente  réa- 
lisé de  notables  progrès,  fait  preuve  d'une  incontestable  initia- 
tive dans  la  spécialisation  du  travail,  la  recherche  des  types 
nouveaux  et  des  débouchés,  l'envoi  d'agents  à  l'étranger.  Dès 
les  premiers  succès,  les  horticulteurs  comprirent  le  côté  scienti- 
fique de  leur  tache;  les  enfants  furent  élevés  avec  soin  dans 
les  écoles  spéciales,  ils  devinrent  à  la  fois  des  botanistes  dis- 
tingués et  des  hommes  d'affaires  habiles.  M.  André  Leroy,  fils 
d'un  simple  jardinier,  fut  le  chef  d'une  maison  dont  les  pépi- 
nières couvrent  -200  hectares;  il  écrivit  un  dictionnaire  de  po- 
mologie  en  6  volumes;  et  Louis  Leroy,  fils  d'un  petit  horticul- 
teur, est  le  porte-parole  autorisé  de  l'horticulture  française  dans 
les  grands  congrès. 

Je  ne  crois  pas  à  vrai  dire  qu'il  y  ait  contradiction  entre 
le  passé  et  le  présent.  Il  faut  prendre  les  documents  pour  ce 
qu'ils  sont,  ne  pas  forcer  la  note  qu'ils  donnent.  Or,  s'ils  nous 
parlent  de  gens  peu  laborieux,  ils  ne  leur  dénient  point  l'intelli- 
gence. Les  Angevins  ont  eu  de  tout  temps  le  goût  du  luxe,  du 
confort,  de  la  représentation.  Un  bourgeois  angevin  ne  se  con- 
tenterait pas  de  la  demeure  dont  s'accommode  fort  bien  un  gentil- 
homme de  Bretagne.  Aussi  dépensent-ils  volontiers.  Ils  ont  donc 
un  plus  grand  besoin  de  faire  fortune  et,  pour  peu  que  la  nou- 
velle carrière  qui  s'offre  à  eux  soit  conforme  à  leurs  goûts,  à 
leurs  aptitudes,  qu'elle  ait  un  aspect  coquet  qui  séduise,  qu'elle 
se  mesure  aux  forces  d'un  petit  propriétaire  soigneux,  attentif, 
qui  n'est  pas  obligé  de  faire  montre  de  qualités  éminentes  dans 
la  directiond'un  personnelnombreux,ils  se  trouveront  facilement 
à  la  hauteur  de  ce  nouveau  moyen  d'existence  que  le  chemin  de 
fer  sera  venu  mettre  par  exemple  à  leur  portée. 

N'exagérons  rien  après  tout.  Au  fond,  le  type  est  atteint  d'une 
profonde  atonie.  Quittons  un  moment  la  capitale  et  pénétrons  à 


i 


264  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

l'entrée  des  vallées  du  Loir  ou  du  Thouet.  dans  le  pays  fléchois 
ou  saumurois.  Nous  voici  en  plein  dans  le  type  de  la  petite  ville, 
qui  doit  à  l'étranger  l'établissement  de  ses  industries ,  et  qui 
d'elle-même  achèverait  de  mourir  si  des  circonstances  extérieures 
ne  venaient  lui  donner  une  vie  qu'elle  ne  possède  pas  par  elle- 
même.  Imaginez  ce  qu'eût  pu  être  la  Flèche  au  XVIl"  siècle  sans  le 
collèg-e  qu'y  avaient  fondé  les  Jésuites,  ce  que  serait  aujourd'hui 
la  ville  sans  le  prytanée.  Rappelez-vous  Saumur  après  la  suppres- 
sion de  son  université  protestante,  la  population  réduite  de  moi- 
tié, le  commerce  local  presque  anéanti,  et,  pour  ramener  laprospé- 
rité  évanouie,  une  création  artificielle  rendue  nécessaire,  celle  de 
l'école  de  cavalerie  qu'on  y  installa  en  1768.  Ah!  sans  doute  les 
pâtres  grossiers  et  les  jiêcheurs  incultes  des  contrées  voisines  au- 
raient tort  de  regarder  avec  dédain  ces  esprits  plus  affinés  qu'eux, 
plus  susceptibles  de  comprendre  le  progrès  économique  et  de 
faire  effort  pour  y  prendre  part,  mais  ce  n'est  point  dans  cette 
molle  vallée  de  la  basse  Loire  qu'il  faut  chercher  quelque  chose 
de  très  neuf  et  de  très  hardi.  Les  petits  centres  urbains  se  mo- 
dèlent sur  les  grands,  leur  sociabilité  est  moins  grande,  quoique 
de  même  nature,  leur  esprit  est  ouvert,  mais  à  un  moins  grand 
nombre  de  nouveautés.  L'originalité  n'y  risque  guère  de  faire 
une  paradoxale  apparition. 

On  comprend  aisément  que  dans  un  pays  où  le  travail  était 
peu  intense,  les  professions  usuelles  ne  conduisaient  guère  à  la 
richesse,  et  que  le  pouvoir  était  aux  mains  des  titulaires  des 
arts  libéraux,  officiers  du  présidial,  de  l'élection,  de  la  prévôté, 
du  grenier  à  sel  qui,  maîtres  de  l'hôtel  de  ville  au  temps  de 
Colbert,  paralysaient  le  commerce  par  l'oppression  fiscale  qu'ils 
exerçaient  sur  les  marchands  et  les  artisans.  C'était  la  basoche 
arrivée;  et,  contre  elle,  quel  parti  dirigeait  les  bourgeois  mo- 
destes et  reprochait  amèrement  aux  fonctionnaires  judiciaires  l'ac- 
caparement des  charges  municipales,  sinon  d'autres  basochiens, 
les  avocats.  En  1789,  les  sénéchaussées  réunies  d'Angers  et  de  Sau- 
mur n'élisent  que  deux  négociants  sur  huit  députés  du  tiers  ;  encore 
Cigongne,  l'un  des  deux,  est-il  originaire  de  Nantes,  En  1791,  le 
département  de  Maine-et-Loire  n'élit  sur  onze  représentants  qu'un 


UNE   ENQUÊTE    SOCIALE   AU   Xyil"^    SIÈCLE.  265 

manufacturier,  Goffaux,  et  un  agriculteur,  Quesnay,  dont  l'un  est 
né  à  Paris  et  l'autre  à  Valenciennes.  Or,  malgré  la  prédominance 
certaine  des  légistes  dans  les  assemblées  révolutionnaires,  on 
trouve  cependant  des  pays,  comme  Marseille,  dont  les  quatre  dé- 
putés en  1789  sont  tous  des  négociants. 

Cette  facilité  de  vie,  en  même  temps  qu'elle  poussait  peu  au 
travail  intense,  développait  beaucoup  par  contre  le  goût  des  réu- 
nions, la  sociabilité,  la  curiosité,  l'urbanité,  l'optimisme,  l'amour 
du  bien-être. 

Les  sociétés  littéraires  étaient  nombreuses  en  Anjou;  l'Aca- 
démie d'Angers  était  une  des  plus  anciennes  du  royaume,  établie 
dès  1G85  après  Toulouse,  Arles,  Soissons  et  Nimes,  et  la  plupart 
des  personnages  importants  tiennent  à  en  faire  partie.  En  1792, 
quatre  des  conventionnels  de  Maine-et-Loire,  Delaunay,  Le  Clerc, 
LaRéveillère,  desMazières  en  faisaient  partie.  Le  goût  des  lettres  a 
persisté  dans  le  type. 

Cette  vie  de  société  qui  ouvre  l'esprit  à  la  discussion  des  idées, 
cette  faible  aptitude  au  labeur  productif  qui  entraîne  après 
elle  le  goût  des  fonctions  publiques,  ont  pour  résultat  de  dé- 
velopper, comme  le  remarquait  déjà  Colbert,  avec  l'orgueil  et  le 
mépris  des  supérieurs,  une  disposition  très  nette  à  se  laisser 
entraîner  au  parti  à  la  mode.  Angers,  Saumur  ouvrent  de 
très  bonne  heure  leurs  portes  au  protestantisme  ;  le  goût  de  la 
discussion  est  très  vif,  les  mœurs  ne  sont  pas  austères.  Il  y  a 
donc  à  la  fois  dans  le  pays  matière  à  critique  et  humeur  de 
critiquer.  La  première  église  protestante  de  province  fut  éta- 
blie à  Angers.  Dès  1552,  les  protestants  fomentent  des  troubles 
en  pleins  États.  Seulement  ce  n'est  là  qu'un  feu  de  paille.  Le 
mouvement  n'a  pas  de  portée.  En  1572,  les  haines  sont  telle- 
ment amorties  qu'il  n'y  a  pas  de  Saint-Barthélémy  à  Angers, 
où  dix  ans  avant  on  s'est  battu  dans  les  rues,  à  quelques  lieues 
de  Saumur  où  les  ordres  sanglants  de  la  cour  ont  été  ponc- 
tuellement exécutés.  Au  dix-septième  siècle  il  y  a  très  peu  de 
huguenots,  c'est  une  mode  qui  a  fait  son  temps. 


266  LA   SCIENCE   SOCIALE. 


II 


Tout  le  long  des  rives  du  Thouet,  depuis  Doué  jusqu'à  Saumur. 
le  pays  offre  laspect  d'un  grand  jardin  et  d'un  beau  vigno- 
ble. C'est  le  «  fond  parfaitement  bon  »  déjà  décrit  par  Colbert. 
Le  naturel  s'en  ressent,  et,  au  plus  haut  degré  parmi  les  Ange- 
vins, les  Saumurois  méritent  cette  réputation  de  douceur  un  peu 
atone  que  leur  décernait  l'intendant  M.  de  Miromesnil.  Je  parle 
surtout  des  ruraux^  de  ces  petites  gens  à  l'aisance  desquels  suffit 
un  petit  domaine  soigneusement  et  minutieusement  cultivé.  A 
la  ville,  on  parait  surtout  sentir  l'influence  d'une  vie  étroite, 
mesquine,  étriquée.  On  n'a  pas  l'esprit  beaucoup  plus  entre- 
prenant, mais  on  l'a  très  sensiblement  moins  ouvert. 

Je  n'ai  jamais  mieux  ressenti  cette  impression  qu'en  feuille- 
tant les  annales  de  Saumur  pendant  la  période  révolutionnaire. 
Tout  d'abord,  on  se  sent  dans  un  milieu  paisible  qui  suit  le 
mouvement  sans  jamais  le  précéder.  Aucune  agitation  ne  s'y 
manifeste  en  1788.  Eu  1791,  ses  trois  députés,  Bonnemère,  Mer- 
let  et  Qucsnay  sont  les  trois  plus  modérés  de  la  députation  an- 
gevine. On  y  est  avant  tout  conservateur...  de  sa  place.  Tandis 
que  partout  ailleurs  la  Révolution  bouleverse  les  situations  ac- 
quises, là  elle  ne  change  rien.  M.  Desmé  du  Buisson,  qui  était 
le  chef  de  la  magistrature  locale  comme  lieutenant  général  de 
la  sénéchaussée,  le  demeure  comme  président  du  tribunal,  de 
1790  à  1792;  le  gouverneur  Aubert  du  Petit-Thouars  fut  chef  de 
bataillon  dans  la  garde  nationale  et  membre  du  premier  bu- 
reau de  conciliation  ;  le  maire  Blonde  de  Bagneux  fut  adminis- 
trateur départemental  et  président  des  nombreuses  assemblées 
électorales  qui  se  tinrent  en  1790;  Bonnemère,  qui  fut  élu  maire 
en  1790,  était  conseiller  à  l'élection;  Desmé  du  Puy-Girault, 
adjoint  et  lieutenant-colonel  de  la  garde  nationale,  était  lieute- 
nant du  maire  ;  Cailleau,  qui  remplaça  Bonnemère,  était  asses- 
seur ;  et  je  ne  sais  si  parmi  les  membres  des  diverses  adminis- 
trations de  l'ancien  régime,  on  en  trouverait  un  seul  qui  ait  boudé 


UNE   ENQUÊTE    SOCIALE   AU   XVlf   SIÈCLE.  26T 

le  nouveau.  Les  prêtres  font  de  même  :  dans  tout  le  district 
il  n'y  a  que  cinq  curés  qui  refusent  de  prêter  le  serment  à  la  cons- 
titution civile  du  clerg-é,  trois  qui  le  prêtent  conditionnellement. 
Cailleau,  élu  maire  en  1791,  conserve  ses  fonctions  pendant 
toute  la  Terreur.  M.  Desmé  du  Buisson  désapprouve  le  mouvement 
révolutionnaire,  mais  il  ne  manifeste  pas  sa  mauvaise  humeur 
en  s'abstenant  d'y  coopérer  (1). 

A  ce  premier  trait,  docilité  à  embrasser  les  idées  des  autres, 
à  tout  subir  sans  rien  provoquer,  s'en  joint  un  autre,  particu- 
lier celui-là  aux  ruraux  des  environs  de  Saumur,  c'est  une  in- 
croyable aptitude  à  se  passionner  très  vite  pour  ces  idées  qui 
arrivent  du  dehors.  Le  gouverneur  du  Petit-Thouars  est  un 
homme  d'une  imagination  ardente,  d'un  esprit  théâtral  et  sen- 
timental. Le  naïf  Bonnemère,  crédule,  honnête,  confiant,  lecteur 
assidu  de  Rousseau,  rempli  d'illusions,  se  croit  investi  d'une 
mission  de  régénération  sociale  et  ne  se  doute  pas  que  lui,  un 
homme  d'ordre,  il  aboutira  à  tout  détruire  sans  rien  édifier. 

Cette  légèreté  de  caractère  apparaît  en  plein  relief,  au  mo- 
ment où  s'opère  en  1791  la  levée  des  volontaires.  L'en- 
thousiasme fut  grand  parmi  la  jeunesse  de  Saumur.  Au  dire 
du  commissaire  on  aurait  pu  composer  un  bataillon  rien  que 
de  jeimes  Saumurois...  Mais,  après  la  reddition  de  Verdun  et 
la  mort  de  Beaurepaire  (-2).  une  grande  partie  des  volontaires 
désertèrent.  La  plupart  de  ces  jeunes  gens  appartenaient  à  des 
familles  riches  et  n'étaient  pas  accoutumés  aux  privations.  La 
sévérité  de  leur  nouveau  commandant  Lemoine,  la  rude  cam- 
pagne d'hiver,  que  Dumouriez  fit  faire  à  ses  troupes  en  Bel- 
gique ,  les  dégoûtèrent  de  la  vie  militaire.  D'ailleurs  ils  ne 
s'étaient  engagés  que  pour  un  an,  et  les  événements  les  rappe- 
laient en  Anjou  où  la  guerre  civile  était  sur  le  point  d'éclater. 
Quelques-uns  reprirent  du  service  dans  les  armées  républicai- 
nes qui  luttèrent  contre  les  Vendéens;  d'autres,  en  petit  nom- 
bre, entrèrent  dans  les  troupes  catholiques.  Pour  la  plupart  ils 

(1)  Desmé  de  Chavigny,  Saumur  pendant  la  période  récoluiionnaire,  danslai?e- 
vue  historique  de  l'Ouest,  année  1892. 

(2)  Premier  commandant  du  bataillon  de  Maine-et-Loire. 


268  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

renoncèrent  pour  toujours  au  métier  des  armes.  Même  empres- 
sement inconsidéré,  irréfléchi  en  1792.  Beaucoup  de  jeu- 
nes gens,  rimagination  exaltée  par  la  prise  de  Verdun  et  le  sui- 
cide de  Beaurepaire,  voulaient  partir  pour  la  frontière,  sans  armes 
de  guerre  et  sans  munitions.  L'idée  de  la  levée  en  masse 
tourmentait  les  populations.  Il  fallut  un  arrêté  du  département 
pour  modérer  cette  ardeur. 

Très  évidemment  il  y  a  dans  ce  pays  d'autres  types.  J'en  ai  relevé 
trois,  et  comme  ils  sont  nés  à  Saumur  même,  j'incline  à  croire 
que  c'est  par  excellence  le  type  urbain  de  la  région.  C'est  le 
général  Lemoine,  fils  d'un  drapier,  l'homme  des  commissions 
militaires,  qui  montre  après  Quiberon  sa  dureté  et  sa  sévérité. 
C'est  le  président  du  tribunal  Desmé,  un  froid  tempérament  de 
soldat  exécuteur  de  consigne,  caractère  indécis,  qui  suit  les 
impulsions  de  sa  femme,  au  lieu  de  se  décider  de  lui-même  et 
qui,  malgré  son  hostilité  au  nouveau  régime,  reste  en  place 
jusqu'à  la  révocation  qui  vient  le  frapper.  C'est  Cailleau,  maire 
de  1791  à  1795,  ingénieur  en  chef  et  entrepreneur  de  travaux 
publics,  assesseur  de  la  municipalité,  membre  de  l'assemblée 
provinciale,  très  énergique,  très  laconique,  d'aspect  rude  et  sé- 
vère, sacrifiant  tout,  intérêts  et  affections,  sans  brutalités  ni  fa- 
natisme, aux  ordres  supérieurs  qu'il  reçoit,  et  de  même  restant 
en  place  tant  qu'une  révocation  ne  vient  pas  l'atteindre.  Ceux- 
là  exagèrent  la  passivité  de  leurs  compatriotes  ;  à  force  de 
chercher  ailleurs  les  mobiles  directeurs  de  leur  volonté,  ils  en 
arrivent  à  ne  plus  éprouver  de  sentiments  personnels. 

Cette  sympathie  générale  pour  tout  ce  qui  est  nouveau,  cette 
absence  d'idées  personnelles  et  même  de  préjugés  fixes,  explique 
le  bon  accueil  qu'un  certain  nombre  de  gentilhommes  de 
l'Anjou,  du  Saumurois,  de  la  Touraine,  firent  aux  idées  révolu- 
tionnaires. Sans  doute  ce  régime  ne  détruisait  pas,  comme  illefai- 
sait  en  Bretagne,  un  pouvoir  politique  qui  tendait  à  passer  de  plus 
en  plus  entre  leurs  mains;  mais  on  ne  peut  pas  dire  que  l'ancien 
régime  les  tint  à  l'écart  de  l'administration.  Aubert  du  Petit- 
Thouars,  ancien  maréchal  de  camp,  est  gouverneur  et  lieutenant 
du  roi;  cela  ne  l'empêche  pas  de  pousser  de  toutes  ses  forces  à 


UNE   ENQUÊTE   SOCIALE   AU   XVII*^   SIÈCLE.  269 

l'organisation  de  la  garde  nationale,  et  il  faut  la  chute  du  trône 
en  1792  pour  lui  faire  prendre  sa  retraite.  Le  marquis  de  Maillé, 
colonel  de  cavalerie,  est  colonel  de  la  milice  de  Vernantes, 
dénonce  dans  ses  discours  les  dangers  de  l'aristocratie,  et  donne 
à  la  ville  de  Saumiir  les  canons  de  son  château.  Les  passions  de 
ces  hommes  sont  vives  et  peu  intenses.  On  voit  des  prêtres  mariés, 
comme  Gallais,  de  Doué,  qui  n'en  sont  pas  moins  des  journalistes 
conservateurs,  voire  même  royalistes.  Certes,  ce  n'est  pas  en  ce 
pays  que  l'on  risque  de  voir  les  gens  aboutir  aux  conséquences 
logiques,  mais  violentes,  de  principes  que  d'ailleurs  ils  n'ont 
point  posés. 

Tout  le  long  de  la  Loire  et  dans  les  vallées  qui  aboutissent  au 
grand  fleuve,  surtout  quand  le  pays  où  l'on  se  trouve  a  été  jadis 
un  centre  politique  de  quelque  importance,  le  même  type  qui 
nous  est  apparu  aux  portes  d'Angers  se  retrouve  avec  persistance. 
Ce  que  j'ai  dit  de  l'Anjou,  je  puis  le  redire  de  la  Touraine,  du 
haut  Poitou,  du  Berry,  du  Bourbonnais,  du  Nivernais  à  la  même 
époque.  Il  me  suffit  pour  cela  d'ouvrir  les  rapports  des  inten- 
dants. 

«  Les  Tourangeaux,  écrit  M.  de  Miromesnil,  ne  manquent  pas 
d'esprit  et  d'industrie.  Le  succès  de  plusieurs  gens  de  lettres  et 
de  quelques  ouvriers  nés  en  Touraine  fait  voir  qu'ils  sont  ca- 
pables de  toutes  choses,  pourvu  qu'ils  veuillent  s'appliquer, 
mais  ils  aiment  trop  les  plaisirs  de  la  vie  et  ne  sont  pas  assez 
laborieux.  »  Et  il  cite,  comme  la  plus  exacte  des  peintures,  ces 
vers  du  Tasse  :  ce  Etienne  d'Amboise  en  conduit  cinq  mille  que 
Tours  et  Blois  ont  vu  naître.  Quoique  tout  couverts  d'un  acier 
brillant,  leurs  corps  sans  vigueur  cèdent  aux  premières  fatigues. 
Nés  sous  un  climat  riant  et  voluptueux,  ils  en  ont  la  mollesse  et 
la  langueur.  Ils  sont  impétueux  au  premier  choc,  mais  bientôt 
leur  ardeur  s'affaiblit  et  s'éteint.  »  —  «  Le  naturel  de  ces  peuples, 
disait  déjà  Colbert  en  1665  à  propos  de  Tours,  est  doux,  respec- 
tueux et  soumis.  » 

Dans  le  haut  Poitou,  sous  un  climat  plus  tempéré  que  dans  la 
partie  basse,  «  les  gens  sont  plus  doux  et  plus  sociables,  mais  pa- 
resseux et  peu  laborieux...  Les  habitants  de  Poitiers  sont  pauvres. 


270  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

par  le  défaut  de  commerce,  naturellement  paresseux,  doux  et  so- 
ciables, aimant  leurs  plaisirs...  » 

«  Les  habitants  de  Givrai  (qui  nous  est  dépeint  comme  un  pays 
riche)  ne  sont  pas  laborieux.  » 

Dans  le  Berri,  «  les  esprits  sont  assez  doux,  assez  bons,  mais 
peu  portés  au  travail.  La  province  est  pauvre  et  peu  peuplée,  le 
terrain  ingrat  et  mal  cultivé,  et  presque  tout  le  pays  sans  com- 
merce. » 

«  Les  habitants  du  Bourbonnais  et  surtout  des  villes  de  Mou- 
lins, Vichy  et  Bourbon,  sont  plus  doux,  civils  et  caressants  que 
ceux  des  autres  provinces,  ils  sont  aussi  beaucoup  plus  légers, 
mais  moins  laborieux  et  moins  industrieux.  Ils  retiennent  le 
naturel  de  la  terre  légère  de  leur  pays,  ils  participent  de  Tin- 
constance  de  la  rivière  d'Allier  qui  roule  des  sables  mouvants, 
ôte  et  redonne  à  ses  riverains  d'une  année  à  l'autre,  et  leur  es- 
prit s'affine  par  le  commerce  utile  et  agréable  qu'ils  ont  avec  les 
étrangers  de  qualité  que  les  eaux  et  la  grande  route  de  Paris  à 
Lyon  leur  font  voir  continuellement.  » 

«  Les  habitants  du  jN'ivernois,  et  surtout  ceux  de  la  ville  de 
Nevers,  qui  sont  sur  la  même  route,  participent  aussi  du  même 
tempérament,  et  sont  assez  polis  et  civils.  » 

L'un  des  faits  qui  prouve  le  mieux  l'atonie  foncière  du  type, 
c'est  l'histoire  de  la  décadence  des  industries  tourangelles.  En 
1665,  Golbert  trouve  Tours  en  pleine  prospérité,  riche  et  peuplée. 
En  1698,  Miromesnil  constate  un  désarroi  général.  Cela  tient, 
dit-il,  à  l'émigration  des  ouvriers  protestants,  suite  de  la  révoca- 
tion de  redit  de  Nantes.  Ailleurs,  la  raison  serait  plausible.  Ici, 
elle  ne  vaut  rien;  Colbert  dit  en  efTet  que  dans  l'élection  de  Tours 
il  y  a  peu  de  huguenots,  et  dans  l'élection  d'Amboise  pas  du  tout. 
Au  dix-huitième  siècle,  lasituationne  s'est  pas  relevée.  La  draperie 
quia  occupé  plus  de  250  métiers  et  de  120  maîtres,  est  complète- 
ment tombée  à  Tours  et  n'existe  plus  qu'à  Amboise.  Le  chiffre  des 
tanneries  était  tombé  de  400  à  50.  Les  soieries,  qui  avaient  compté 
20.000  ouvriers,  i.OOO  métiers,  700  moulins  à  soie,  40.000  per- 
sonnes pour  le  dévidage  et  l'apprêtage,  3.000  métiers  pour  la 
rubanerie,  étaient  considérées  en  1783  comme  perdues.  «  Une 


UNE   ENQUÊTE    SOCIALE    AU   XVIl''    SIÈCLE.  '21i 

vingtaine  de  métiers,  écrivait  le  receveur  général  en  parlant  de 
l'industrie,  épars  dans  quelques  masures  des  faubourgs,  occupent 
ou  plutôt  font  végéter  une  très  petite  quantité  d'ouvriers.  » 

La  population  de  Tours,  écrit-il  encore,  se  ressent  de  l'en- 
gourdissement et  de  l'inertie  où  se  trouve  plongée  l'industrie. 
Cette  ville  pourrait  renfermer  dans  son  sein  trois  fois  plus  d'ha- 
bitants qu'elle  n'en  a,  sans  paraître  surchargée.  Que  l'on  juge  du 
coup  d'œil  qu'offrent  des  quartiers  vastes,  des  rues  spacieuses, 
où  il  n'y  a  aucun  mouvement,  point  de  circulation,  et  où  l'aspect 
de  la  désertion  se  présente  à  chaque  pas. 

Les  regrets  sont  encore  plus  sensibles  lorsque,  séduit  par  la  po- 
sition riante  et  délicieuse  de  la  ville,  frappé  des  objets  de  déco- 
ration et  d'embellissement  qu'on  rencontre  en  arrivant,  soit  par 
le  pont  de  la  Loire,  soit  par  le  pont  du  Cher,  on  s'attend  à  trou- 
ver une  population,  une  activité,  un  commerce  florissants,  une 
aisance  générale  qui  en  est  la  suite,  et  qu'au  contraire  une  fois 
dans  l'enceinte,  on  est  frappé  du  silence  qui  y  règne  et  tenté  de 
demander  au  premier  habitant  que  l'on  rencontre  si  les  citoyens 
sont  sortis  de  leur  ville  pour  quelque  fête  extérieure. 

Il  est  bien  évident  dès  lors  qu'on  ne  peut  s'expliquer  ce  phé- 
nomène que  par  des  causes  intimes  et  profondes,  et  non  par  des 
accidents  extérieurs.  Les  ouvriers  que  le  séjour  de  la  cour  ap- 
pela pendant  deux  siècles  sur  les  bords  de  la  Loire  ne  sortaient 
pas  du  milieu  qui  les  vit  développer  leur  industrie  :  ils  étaient 
étrangers  au  pays^  ils  n'en  modifièrent  pas  la  manière  de  vivre. 
Lorsque  la  cause  qui  les  y  avait  attirés  se  déplaça  vers  les  rives 
de  la  Seine,  leur  industrie,  qui  n'avait  rien  d'indigène,  disparut 
au  premier  choc,  et  ne  put  reprendre  vie  dans  un  pays  où  elle 
n'avait  jamais  eu  de  racines  et  où  elle  n'était  que  juxta- 
posée aux  moyens  naturels  d'existence  des  habitants. 

La  culture  fruitière  arborescente,  et,  par  excellence,  celle  de  la 
vigne,  en  était  le  principal;  et,  dans  ces  petites  vallées  qui  se 
prêtaient  si  bien  au  morcellement  de  la  propriété,  avec  les  cépages 
médiocres  dont  on  consommait  les  produits  sur  place  et  qui  ne  pou- 
vaient donner  lieu  au  grand  commerce  d'exportation,  le  type  du 
vigneron  ,  beaucoup  plus  que  dans  les  grandes  exploitations  des 

T.    XXVIII..  20 


272  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

plaines  de  l'Hérault,  prit  la  forme  classique  sous  lequel  il  a  été 
décrit  ici.  Tours  et  Amboise  sont  bien  plus  exclusivement  vitico- 
les,  par  exemple,  que  Chinon;  et  l'intendant  de  Bourges,  presque 
sans  le  vouloir,  mettait  le  doig-t  sur  la  plaie,  lorsqu'après  avoir 
vanté  l'esprit  laborieux  et  industrieux  des  Issoudunois,  il  cons- 
tatait que  dans  l'élection,  toute  voisine,  de  Saint-Âmand,  avec  un 
terroir  et  des  ressources  à  peu  près  pareilles,  ils  étaient  moins 
laborieux,  manquaient  d'industrie  ou  de  fonds  et  ne  réussissaient 
pas  aussi  bien.  C'est  qu'ils  ont  du  vin  en  abondance,  «  que  ce 
vin  ne  peut  être  transporté,  qu'il  doit  par  conséquent  être  con- 
sommé sur  place,  et  cela  accroît  encore  leur  paresse.  »  Voilà, 
constatés  par  un  fonctionnaire  du  dix-septième  siècle,  les  fàcbeux 
effets  de  la  petite  culture  appliquée  à  un  produit  tel  que  la  vi- 
g-ne. 

Cela  est  d'autant  plus  intéressant  à  noter  que  cet  aveu  échappe 
en  quelque  sorte  à  l'intendant,  malgré  lui.  Quelques  pages  plus 
haut  en  effet,  il  insinuait  que  <(  cette  nonchalance  provient,  à 
l'égard  des  paysans,  de  l'ingratitude  du  terroir  qui  n'excite 
point  le  laboureur  au  travail  par  l'espérance  du  lucre,  et,  à  l'é- 
eard  des  bourgeois,  du  défaut  de  commerce  ».  La  mise  de  fonds 
de  la  nature  lui  semblait  donc  trop  médiocre  pour  que  l'homme 
s'a^'isàt  de  risquer  quelque  chose  de  son  côté. 

Or,  en  écrivant  ces  lignes,  l'intendant  ne  réfléchissait  pas  qu'il 
était  contredit  par  presque  tous  ses  collègues;  qu'ailleurs,  en 
Languedoc,  eu  Poitou  par  exemple,  c'était  dans  les  régions  les 
moins  favorisées  du  ciel  que  les  gens  s'ingéniaient  pour  trouver 
leur  subsistance  et  déployaient  une  somme  de  labeur  et  d'intelU- 
gence  qui  leur  semblait  parfaitement  inutile  dans  des  climats  plus 
doux.  Une  réfléchissait  pas  que  l'activité  commerciale  d'une  ré- 
gion n'est  pas,  comme  il  avait  l'air  de  dire,  quelque  chose  qui  ne 
dépend  pas  de  la  volonté  humaine,  et  qu'il  allait,  à  chaque  ins- 
tant, dans  le  cours  de  son  rapport,  démentir  cette  assertion.  Il 
reconnaît  que  le  terroir  d'Issoudun  est  encore  moins  fertile  que 
celui  de  Bourges,  et  cependant  «  la  manufacture  y  est  plus  soi- 
gnée, ils  entendent  mieux  le  commerce  et  résistent  mieux  aux 
mortalités  et  aux  pertes.  »  C'est  qu'ici  l'élevage  des  brebis  do- 


UNE    ENQUÊTE    SOCIALE    AU   XVl^   SIÈCLE.  2" 3 

mine,  et  le  commerce  des  bois,  et  qu'on  n'y  voit  pas,  comme  à 
Bourges,  la  culture  de  la  vig-ne  absorber  toutes  les  préoccupations 
du  cultivateur.  Ce  n'est  donc  pas  l'ingratitude  du  sol,  mais  la 
nature  de  ses  produits  et  le  mode  de  son  exploitation  qui  déve- 
loppent l'énergie  ou  la  paresse.  «  Il  y  a  beaucoup  de  chanvre  et 
d'excellent,  dit-il  encore,  dans  l'élection  de  Bourges,  mais  per- 
sonne n'a  eu  l'idée  de  faire  de  la  toile,  tant  ils  ont  peur  d'être 
obligés  de  faire  des  avances  et  d'avoir  du  mal  à  se  donner.  )>  Le 
défaut  de  commerce  vient  donc  là  directement  de  l'apathie  bour- 
geoise, il  est  sa  condamnation,  et  non  pas  son  excuse.  L'inten- 
dant le  reconnaît  lui-même;  ce  qui  a  tué  le  commerce,  c'est  que 
les  charges  municipales  procuraient  la  noblesse,  et  qu'une  fois  en 
mesure  d'y  prétendre,  les  Berrichons  se  croisaient  platonique- 
ment  les  bras.  Comment  donc  s'étonner  qu'il  n'y  ait  pas  «  de 
gros  marchands  de  blé,  mais  seulement  des  paysans  qui  vendent 
leurs  denrées  »,  et  que  la  vigne,  «  objet  des  plus  grands  soins, 
travaillée  par  le  paysan  avec  beaucoup  de  diligence  et  d'in- 
dustrie, »  (parce  que  cette  petite  culture  est  au  niveau  de  ses 
petits  moyens  et  de  ses  petites  ressources),  soit  la  seule  branche 
d'activité  économique  «  où  il  se  fasse  de  temps  en  temps  mie 
petite  fortune.  » 


m 


si  nous  quittons  les  rives  de  la  Loire  et  les  vallées  mêmes  de 
ses  affluents  pour  nous  élever  de  cpielcpies  mètres  sur  les  pla- 
teaux qui  les  dominent,  le  spectacle  change  à  l'instant.  Dans  le 
Berri,  voici  à  Issoudun,  au  rebours  de  Bourges,  «  des  gens  labo- 
rieux, industrieux  et  des  artisans  fort  sobres.  »  Voici  le  bas  Poi- 
tou et  la  partie  du  Limousin  qui  fait  partie  de  la  généralité  de 
Poitiers  (élection  de  Bochechouart)  :  <(  Le  climat  est  plus  froid 
que  dans  le  haut  Poitou,  les  habitants  sont  d'un  natuel  plus 
grossier  et  plus  difficile,  mais  beaucoup  plus  laborieux.  »  A  Chà- 
teau-Ghinon,  en  Nivernais,  <(  les  habitants  sont  très  civils,  ont 
beaucoup  d'esprit  et  d'industrie,  ce  qui  peut  provenir  de  l'acti- 


274  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vite  de  leur  commerce,  qui  est  leur  seule  ressource.  »  Voici  les 
Marchois,  <'  tous  très  noirs  et  très  mal  faits,  prescjue  tontes  les 
villes  sont  au  pied  de  montagnes  affreuses  :  cependant  ils  sont 
meilleurs  ménagers  qu'aucun  autre  de  leurs  voisins;  par  leur 
industrie  et  leur  travail  ils  réparent  les  désavantages  de  leur 
pays.  » 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  le  type  manceau,  «  fort  labo- 
rieux, actif  et  vigilant,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  ses  intérêts,  » 
et  examinons  le  pays  qu'il  habite. 

((  Le  bas  Maine,  écrit  en  1698  M.  de  Miromesnil,  est  plus  cham- 
pêtre que  le  haut  Maine  et  a  même  quelque  chose  de  sauvage. 
Le  terrain  y  est  fort  inégal.  Il  y  a  des  rochers,  des  montagnes, 
des  forêts,  des  buissons,  des  étangs  et  plusieurs  gros  ruisseaux 
qui  font  aller  des  forges.  Il  y  a  aussi  quantité  d'arbres  fruitiers, 
notamment  des  pommiers.  Les  habitants  n'y  sont  pas  si  polis  que 
dans  le  haut  Maine. 

((  Les  terres  du  côté  de  Maienne  sont  noires,  pesantes  et  difficiles 
au  labour,  mais  elles  le  sont  encore  davantage  du  côté  de  Laval, 
et  on  observe  que  le  meilleur  laboureur  avec  six  bœufs  et  qua- 
tre chevaux  n'en  peut  faire  par  an  que  15  à  16  arpents.  C'est 
pourquoi  on  laisse  reposer  les  terres  huit,  dix  et  douze  années 
de  suite,  on  y  recueille  du  seigle,  des  avoines  et  du  blé  breton 
(appelé  aussi  sarrasin  ou  carabin)  dont  on  fait  un  pain  fort  noir 
et  fort  rude.  On  y  trouve  très  peu  de  froment  et  d'orge.  Depuis 
qu'on  a  semé  des  graines  de  Hollande,  les  lins  sont  plus  grands, 
mais  moins  forts  et  moins  beaux. 

.  «  Le  cidre  n'est  pas  très  bon.  Les  terres  de  l'élection  de  Maienne 
sont  plus  fertiles.  On  y  recueille  beaucoup  de  chanvres,  des 
lins,  des  noix,  des  châtaignes,  du  cidre,  du  miel  et  un  tiers 
de  blé  en  plus  de  la  consommation  locale. 

«  Les  chemins  sont  quasi  impraticables,  à  cause  de  leur  couver- 
ture (étant  encaissés  entre  des  haies  d'arbres  dont  les  branches 
se  croisent  au-dessus  de  la  route  et  y  entretiennent  une  humi- 
dité constante). 

«  Il  y  a  beaucoup  de  landes  qu'on  fait  pâturer  pour  engraisser 
les  terres,  le  croit  et  les  beurres  représentent  le  tiers  du  revenu 


UNE   ENQUÊTE   SOCIALE    AU    Wll*^    SIÈCLE.  275 

des  héritages.  Il  y  a  peu  de  bergeries  dans  le  bas  Maine,  à  cause 
des  loups  et  de  l'état  forestier,  mais  le  gibier  y  abonde.  La  race 
chevaline  y  est  petite,  mais  forte  et  vigoureuse.  » 

Je  ne  sais  si  le  lecteur  partage  mon  impression,  mais  il  me 
semble  qu'on  sent  se  dégager  de  ces  détails  l'impression  d'une 
triple  difficulté  de  vie,  un  art  pastoral  pauvre,  qui  ne  produit 
pas  d'animaux  de  choix,  ne  vise  pas  à  la  vente  et  ne  crée  pas 
la  richesse,  une  cueillette  de  fruits  communs  qui  ne  peut  pré- 
tendre aux  bénéfices  que  l'on  réalise  par  le  commerce  des  den- 
rées d'exportation,  une  culture  pauvre  qui,  moins  que  toute 
autre  culture,  crée  la  fortune  au  sein  du  pays.  Pour  vivre  nos 
gens  seront  obligés  de  se  rabattre  sur  l'industrie,  d'en  faire  un 
supplément  de  vie  presque  aussi  important  que  leurs  travaux 
de  simple  récolte  ou  d'extraction.  Car  ils  ne  peuvent  songer  à 
développer  leurs  transports.  Situés  comme  ils  sont  au  milieu 
des  terres,  il  leur  faudrait  dépenser  de  l'argent  pour  se  donner 
des  voies  de  comnmnication,  rendre  leurs  chemins  praticables, 
leurs  rivières  navigables.  Ils  songent  bien  à  essayer  de  vivre 
par  le  pillage  aux  dépens  les  uns  des  autres;  mais  la  monar- 
chie, plus  forte  et  mieux  obéie,  fait  une  police  assez  régulière, 
et  empêche  ce  moyen  d'existence  de  passer  à  l'état  normal. 
Briller  à  la  cour  ou  dans  les  fonctions  publiques  n'est  pas  facile 
pour  ces  gens  mal  dégrossis  et  dont  la  pauvreté  a  réduit  l'ins- 
truction au  strict  élémentaire.  De  plus,  le  pays  étant  pauvre,  il 
est  facile  aux  parvenus  de  s'y  constituer  de  vastes  domaines, 
mais  ces  domaines  sont  pure  affaire  de  vanité,  nullement,  comme 
en  Touraine,  objet  d'agrément;  on  en  porte  le  nom,  on  n'y 
séjourne  pas,  et  la  population  ne  se  trouve  ni  affinée  ni  perver- 
tie par  le  contact  des  grands  seigneurs.  Le  j\Ianceau  n'a  donc 
d'autre  ressource  que  l'industrie,  et  il  s'y  cramponne,  industrie 
des  toiles  dans  le  bas  Maine,  industrie  des  lainages  dans  le 
haut  Maine,  où  le  pays  plus  découvert,  quoique  toujours  pau- 
vre avec  son  sol  crayeux,  se  prête  à  l'élevage  des  moutons; 
industries  de  médiocre  profit  d'ailleurs,  organisées  sous  le 
régime  de  la  fabrique  collective  disséminant  le  travail  entre  les 
multiples  ateliers  ruraux  ;  labeur  patient  et  sans  grandes  pers- 


276  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pectives  qui,  avec  tout  ce  que  j'ai  déjà  dit  de  la  culture,  met 
le  cachet  définitif  à  ce  type  mélangé  d'application  et  d'adresse, 
ingénieux  à  s'appuyer  sur  mille  ressources  supplémentaires,  ne 
négligeant  rien,  ne  laissant  rien  perdre,  attentif  à  tirer  de  sa 
basse-cour  et  de  son  rucher  des  produits  de  réputation,  habile 
et  relativement  honnête  dans  une  dure  lutte  contre  l'existence, 
où  la  tromperie  même  lui  procurerait  si  peu  de  bénéfices,  vu 
le  peu  de  valeur  de  son  travail,  qu'elle  ne  vaut  guère  la  peine 
d'être  employée. 

Tout  cela  ressort  avec  netteté  de  tous  les  documents  de  cette 
époque.  J'ai  cité  le  rapport  de  Miromesnil  sur  le  bas  Maine, 
voici  la  partie  qui  concerne  l'élection  du  Mans,  «  On  y  recueille 
toutes  sortes  de  bons  blés,  des  vins,  des  chanvres,  des  noix  et 
plusieurs  autres  denrées,  dont  ils  aideraient  leurs  voisins,  si 
les  rivières  étaient  navigables.  »  Le  pays  est  donc  un  peu  meil- 
leur que  le  bas  Maine,  mais  ce  n'est  point  encore  le  pays  de 
cocagne.  Voici  ce  qu'écrit,  trente-cinq  ans  avant,  Charles  Col- 
bert  :  «  Le  terroir  de  Mayenne  ne  produit  que  du  seigle,  mais 
il  y  a  grand  trafic  de  fil,  toiles  et  bestiaux  qui  fait  que  les  impo- 
sitions sont  payées  sans  non-valeurs. 

«  Le  trafic  de  fil  et  de  toile,  la  nourriture  des  bestiaux  et  le 
labeur  assidu  des  peuples  fait  que  l'élection  de  Laval  a  toujours 
payé  sans  non-valeurs,  quoique  le  fonds  de  la  terre  ne  produise 
que  du  blé  noir  et  du  seigle  et  de  très  difficile  culture. 

((  L'élection  du  Mans,  située  en  un  fonds  fort  rude  et  de  difficile 
culture,  s'est  néanmoins  toujours  soutenue,  quoiqu'elle  ait  été 
extrêmement  surchargée,  et  ce,  par  le  travail  des  peuples  qui 
la  composent  qui  sont  extraordinairement  laborieux. 

«  L'élection  de  Château-Gontier,  quoique  située  en  un  fonds 
difficile,  qui  ne  produit  que  du  seigle  et  du  blé  noir,  a  cepen- 
dant toujours  payé,  à  cause  du  travail  et  trafic  des  habitants.  » 

Veut-on  avoir  une  idée  de  la  difficulté  avec  laquelle  le  Man- 
ceau  arrive  à  nouer  les  deux  bouts,  du  nombre  d'industries 
auxquels  il  doit  s'adonner,  des  obstacles  qu'il  y  rencontre,  en 
même  temps  que  des  progrès  qu'il  y  réalise,  qu'on  lise  ce  pas- 
sage du  mémoire  de  Miromesnil  :  <(  On  ne  fait  plus  guère  de  serges- 


UNE   ENQUÊTE   SOCIALE   AU   XVII^   SIÈCLE.  277 

étamines  qu'au  Mans;  Laval  et  Maienne  ont  passé  au  tissage, 
leurs  laines  étant  trop  dures  pour  la  fabrication  des  étoffes. 

«  La  toilerie  a  été  introduite  de  Flandre  à  Laval  en  1498.  Elle 
détrôna  peu  à  peu  la  sergeterie.  La  blanchisserie  fut  découverte 
sur  place. 

«  Les  marchands  en  gros  achètent  les  toiles  écrues  et  les  font 
blanchir;  les  marchands  tissiers  achètent  le  fil  et  l'assortissent 
pour  faire  les  chaînes,  les  trames  et  les  ourdissements ;  les  ou- 
vriers à  façon  travaillent  pour  les  maîtres  et  quelquefois  pour 
eux-mêmes.  )> 

Qu'on  lise  encore  ce  passage  du  rapport  du  receveur  général 
Hervoin  en  1783  :  «  Le  commerce  de  l'élection,  et  plus  particu- 
lièrement de  la  ville  du  Mans  où  il  est  très  considérable,  consiste 
en  étamines  qu'on  exporte  soit  au  dedans,  soit  au  dehors  du 
royaume;  en  cire,  dont  on  fabrique  en  abondance  les  bougies 
dites  du  Mans,  et  enfin  en  volailles  (le  centre  de  commerce  étant 
à  Mézeré)  qui  sont  renommées  partout  pour  leur  finesse,  leur 
graisse  et  leur  bonté.  » 

Veut-on  achever  de  se  convaincre  que  les  riches  Manceaux  ne 
sont  pas  les  fils  du  sol,  écoutons  Miromesnil  :  «  La  noblesse  est 
beaucoup  diminuée,  les  grosses  terres  appartenant  à  de  grands 
seigneurs  qui  sont  auprès  du  roi  et  dans  le  service  (les  Potier  de 
Gesvres  par  exemple,  famille  bourgeoise  de  Paris)  ou  à  des  offi- 
ciers du  parlement  de  Bretagne.  » 

Veut-on  avoir  la  preuve  de  cet  essai  d'exploitation  du  pays  à 
main  armée  par  ses  habitants,  rouvrons  le  rapport  de  Colbert  : 
tt  La  conduite  et  manière  d'agir  des  gentilshommes  (manceaux) 
est  fort  différente  de  celle  de  la  noblesse  d'Anjou  et  de  Touraine. 
Ceux-ci  (enfants  d'un  ciel  clément  et  d'un  sol  fertile)  vivent  avec 
douceur,  civilité  et  dans  l'ordre;  les  autres  sont  communément 
fort  violents  et  exercent  beaucoup  de  tyramiies  sur  leurs  sujets  et 
dans  leur  voisinage,  jusques  à  s'emparer  des  biens  des  cures. 

«  La  noblesse  de  ce  pays  est  estimée  en  général  plus  chasseuse 
que  belliqueuse.  Il  y  a  quelques  années  que  quelques  jeunes  gen- 
tilshommes s'étaient  mis  à  voler  sur  le  grand  chemin  et  se  fai- 
saient appeler  bandes  joyeuses  ;  mais  la  justice  qu'on  fit  de  six  ou 


278  LA    SCIE>XE    SOCIALE. 

sept  à  qui  on  coupa  le  cou  a  retenu  ces  jeunes  gens  et  a  dissipé  ces 
attroupements.  »  Ainsi  finissaient  ces  familles  de  gendarmes  héré- 
ditaires, comme  Taine  a  si  bien  défini  les  nobles  du  moyen  âge. 
Faute  de  pouvoir  entrer  dans  la  gendarmerie  nationale,  c'est-à- 
dire  l'armée,  par  indolence,  manque  d'éducation  ou  indépen- 
dance native,  faute  d'avoir  sous  la  main  un  grand  tribunal  ju- 
diciaire où  porter  avec  éclat  son  humeur  querelleuse,  ou  de  se 
lancer  dans  les  aventures  de  mer,  ils  tombaient  au  niveau  de  ceux 
qu'ils  avaient  pourchassés  naguère  ;  comme  après  1789  douaniers 
et  contrebandiers,  également  sans  emploi  par  la  suppression  de 
la  gabelle,  s'unirent  fraternellement  pour  organiser  contre  le  gou- 
vernement la  chouanerie  du  bas  Maine. 


IV 


Si  nous  continuons  nos  pérégrinations  à  travers  la  France, 
nous  allons  retrouver,  presque  à  chaque  pas,  le  même  contraste  et 
les  mêmes  causes.  Voici  par  exemple,  dans  la  haute  Auvergne,  le 
montagnard  éleveur,  devenu  commerçant,  affiné  par  le  contact  et 
le  frottement  de  ceux  avec  qui  il  est  en  relations  d'affaires,  pares- 
seux et  subtil  parce  qu'il  produit,  sans  autre  effort  qu'un  effort 
d'endurance,  un  animal  de  prix  qu'il  peut  vendre  très  cher  du 
moment  qu'il  sait  bien  te  vendre.  «  Le  montagnard  est  beaucoup 
plus  vif  et  industrieux  que  l'homme  de  la  plaine,  il  a  plus  d'ou- 
verture d'esprit  et  d'intelligence,  il  se  soutient  mieux,  il  est  beau- 
coup plus  pécunieux  (c'est-à-dire  mieux  pourvu  de  numéraire) 
par  le  commerce  du  bestial  et  du  fromage,  et  cependant  il  est 
oisif.  »  Veut-on  la  confirmation  de  ce  phénomène.  Quittons  Auril- 
lac,  le  pays  des  éleveurs,  pour  Saint-Flour  qui  est,  autant  que  le 
grand  marché  des  mules  et  mulets,  l'entrepôt  du  seigle  et  du  sar- 
rasin dont  se  nourrissent  les  paysans  de  la  montagne,  le  menu 
peuple  des  villes  et  les  domestiques,  pays  agricole  à  la  fois  et  pas- 
toral. Nous  voyons,  en  même  temps  que  l'exploitation  du  sol  de- 
mande un  effort  physique  plus  intense,  les  qualités  intellectuelles 
perdre  de  leur  relief  en  perdant  de  leur  importance.  «  Le  peuple 


UNE    KNQUÈTE    SOCIALE   AL"    XVlf   SIÈCLE.  279 

d'Aurillac  a  beaucoup  de  vivacité  et  d'esprit,  mais  il  est  pares- 
seux jusqu'à  l'excès.  Celui  de  Saint-Flour  est  moins  malin,  quoi- 
qu'il ne  manque  pas  d'ailleurs  de  pénétration  et  de  vivacité.  » 
Encore  un  pas  dans  la  voie  agricole,  l'homme  descend  au  niveau 
du  cultivateur  de  la  Limagne,  du  paysan  de  la  vallée,  «  laborieux, 
mais  grossier  et  pesant,  tirant  peu  de  fruit  de  son  travail  et  vi- 
vant pour  l'ordinaire  dans  une  extrême  pauvreté.  »  Le  pays  ce- 
pendant est  ce  qu'on  appelle  un  pays  riche.  «  La  Limagne  est 
fort  abondante  en  blés,  en  vins,  en  chanvres,  en  noyers,  en  prai- 
ries et  en  vergers  qui  ont  toutes  sortes  d'arbres  fruitiers.  Les  fruits 
à  noyaux  l'emportent  en  qualité,  principalement  l'abricot,  qui 
est  fort  en  réputation.  Le  meilleur  canton  pour  les  blés  est  de- 
puis Gannat  jusqu'à  Orcet;  les  terres  y  portent  quasi  tous  les  ans; 
les  foins,  principalement  auprès  de  Riom  ou  de  Clermont,  où 
sont  les  meilleures  prairies,  s'y  fauchent  au  moins  deux  fois.  Le 
pays  d'Orcet  à  Issoire  et  d'Issoire  à  Brioude  est  encore  bon,  mais 
la  terre  n'est  pas  si  forte  ;  elle  a  besoin  d'être  labourée  et  fu- 
mée et  de  demeurer  en  guéret  ou  gaschère^  c'est-à-dire  de  se 
reposer,  du  moins  tous  les  trois  ans.  »  Les  noyers  sont  la  grande 
ressource.  «  L'huile  de  noix  est  une  bonne  denrée  qui  se  débite 
aisément,  les  paysans  en  consomment  beaucoup  et  tirent  presque 
toute  leur  nourriture  du  potage  qu'ils  en  font.  »  Voilà  bien  un 
pays  de  culture  fruitière  arborescente  assez  intense  pour  empêcher 
la  culture  des  céréales  de  produire  aucun  des  etl'ets  qu'elle  peut 
avoir  dans  les  plaines  où  elle  règne  sans  partage.  Seulement  ces 
denrées  se  consomment  généralement  sur  place,  elles  rendent  la 
vie  matérielle  assez  large,  elles  ne  développent  pas  la  fortune. 
L'huile  de  noix  se  consomme  dans  le  pays.  Le  blé  et  le  vin  ne 
s'exportent  guère  qu'en  Velay,  rarement  dans  les  provinces  ar- 
rosées par  la  Loire.  Le  vin,  qui  s'expédiait  autrefois  à  Paris,  était 
d'un  degré  trop  faible  et  d'une  qualité  trop  médiocre  pour  sup- 
porter le  transport.  Certains  disent  qu'on  a  trompé  le  consomma- 
teur en  y  mettant  de  l'eau.  «  Il  se  consomme  dans  la  montagne, 
qui  donne  ainsi  à  la  plaine  un  peu  de  son  argent  :  mais  elle  tire 
aussi  du  vin  du  Querci,  du  Rouergue  et  du  Limousin.  »  Aussi  les 
prix  sont  trop  bas  pour  que  celui  qui  ne  travaille  pas  de  ses 


280  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

mains  y  trouve  un  avantage.  «  Les  frais  de  culture  et  de  ven- 
dange ne  sont  pas  couverts  pour  le  bourgeois.  » 

De  là  vient  le  spectacle  que  présentent  les  villes  de  la  vallée  de 
l'Allier,  et  que  nous  sommes  appelés  à  rencontrer  souvent  dans 
les  pays  où  nous  nous  trouverons  en  présence  de  ce  lieu  si  ca- 
ractéristique. Une  sorte  de  vie  végétative  est  toute  l'animation  à 
laquelle  elles  semblent  prétendre.  «  Le  commerce  de  Clermont 
est  peu  considérable,  la  ville  renferme  tant  de  juridictions,  eu 
égard  à  son  peu  d'étendue,  quïl  y  a  beaucoup  de  familles  de 
robe  et  de  bourgeoisie.  Cela  lui  donne  l'air  plus  riche  qu'elle 
n'est,  par  l'extérieur  de  cinq  ou  six  familles  que  les  autres  veu- 
lent imiter. 

«  Riom  serait  absolument  déserte  sans  les  plaideurs,  elle  a 
encore  moins  de  commerce;  celui  des  tanneries,  qui  était  le  meil- 
leur, diminue  depuis  que  les  familles  riches  se  mettent,  ou  leurs 
enfants,  dans  les  charges  de  judicature.  »  Étant  plus  oisifs  qu'à 
Clermont,  ayant  plus  de  loisirs,  les  gens  de  Riom  sont,  comme 
le  remarque  Fléchier,  «  quoique  moins  riches,  beaucoup  plus  ci- 
vils et  plus  polis  ».  Ne  vivant  absolument  que  par  les  organismes 
de  la  vie  publique,  ils  s'attachent  à  ces  rouages  administratifs  de 
la  vie  locale,  «  ils  ont  une  tendresse  et  une  piété  pour  leur  patrie, 
qui  approche  fort  de  celle  qui  faisait  une  partie  de  la  religion 
des  anciens  » . 

Rillom  est  une  grande  et  pauvre  ville,  dont  un  célèbre  col- 
lège de  Jésuites  fit  longtemps  toute  la  fortune.  <(  Issoire  a  des 
marchés  considérables,  ses  environs  sont  abondants  en  grains, 
vins,  fourrages  et  chanvres,  mais  ses  habitants  n'ont  aucune  in- 
dustrie et  sont  forts  plaideurs.  Elle  tend  d'ailleurs  à  diminuer  ». 
«  Les  habitants  de  Brioude  ne  sont  pas  industrieux  ;  ils  n'ont  pour 
tout  commerce  que  le  débit  de  leurs  vins  et  de  quelques  blés, 
chanvres  et  seigles,  et  ils  tirent  du  Puy  en  Velay  (toujours  de  la 
montagne)  les  commodités  dont  ils  ont  besoin.  » 

Quel  contraste  avec  le  haut  pays,  chez  les  habitants  duquel  la 
richesse  agricole  ne  tue  pas  l'esprit  industriel.  Voyez  dans  la 
partie  riche  les  fabriques  de  point  de  France  à  Aurillac,  de  den- 
telles de  fil  façon  de  Flandre   et  d'Angleterre,  que  débitent  les 


UNE    ENQUÊTE   SOCIALE    AU    XVIl*    SIÈCLE.  281 

marchands  de  Clermont  et  du  Puy,  dans  la  zone  moyenne,  à  Mu- 
rat,  à  Allanches ,  à  Viverols,  à  la  Chaise-Dieu.  Saint-Flour  ha- 
bille de  ses  cadis  ou  burats  le  peuple  d'Auvergne  et  de  Velay. 
Ambert,  Sauxillanges ,  Oliergues,  fabriquent  des  étamines 
avec  la  laine  des  moutons  du  voisinage.  Le  papier  d' Ambert  est 
le  plus  beau  de  l'Europe.  «  Thiers  est  la  ville  la  plus  commer- 
çante et  la  plus  peuplée  d'Auvergne  :  sa  quincaillerie,  ses  car- 
tes à  jouer,  se  débitent  dans  toute  l'Europe  et  dans  les  Indes 
mêmes.  » 

Quel  contraste  entre  ces  oisifs  de  petites  villes  et  ces  rudes  émi- 
grants  qui  sortent  des  pauvres  châtaigneraies  de  Maurs,  de 
Pleaux,de  xAIontsalvy,  de  la  iloqueljrou,de  Saint-Mamcfc  et  des  au- 
tres contours  moins  favorisés  de  la  montagne,  gens  énergiques, 
durs  au  travail,  rebelles  à  la  fatigue,  scieurs  de  longs,  défri- 
cheurs et  dessoucheurs  en  Velay,  en  Gévaudan,  en  Forez,  en  Li- 
mousin, porteurs  d'eau,  maçons,  palefreniers,  faucheurs,  mois- 
sonneurs en  Espagne,  s'acquittant  avec  empressement  de  ces 
travaux  que  les  Espagnols  jugent  indignes  de  leur  noble  origine, 
et  rapportant  au  pays  des  sommes  souvent  considérables  par  ces 
périodiques  émigrations!  En  vérité,  c'est  un  hymne  à  la  mon- 
tagne que  chante  ici  le  rapport  de  l'intendant  (1). 

V. 

«  Le  haut  Languedoc,  écrit  l'intendant,  est  très  abondant  en 
blés  et  en  toutes  sortes  de  fruits,  le  climat  est  doux  et  tempéré, 
les  fréquentes  pluies  qui  tombent  empêchent  que  les  chaleurs  ne 
soient  excessives  et  contribuent  beaucoup  aux  récoltes  des  fruits; 
les  terres  y  sont  communément  bonnes  et  fertiles.  Les  habitants  y 

(1)  L'intendant  évalue  à  plus  de  dix  mille  le  nombre  annuel  de  ces  émigrants,  ré- 
partis en  nombre  à  peu  près  égal  entre  ceux  qui  vont  en  Espagne  et  les  bûcherons,  etc. 
Il  évalue  à  7  ou  800.000  mille  livres  la  somme  que  rapportent  d'Espagne  les  5  à  6.000 
individus  qui  s'y  rendent.  On  voit  que  ce  qui  est  surtout  visé  là,  c'est  une  émigra- 
tion pauvre,  d'hommes  de  peine,  analogue  à.  l'émigration  bretonne  on  limousine,  nulle- 
ment l'émigration  du  colporteur  dressé  au  brocantage  par  la  pratique  du  maquignon- 
nage. Celle-ci  existait  probablement  déjà,  mais  elle  n'était  pas  aussi  susceptible 
d'attirer  l'attention,  puisqu'elle  ne  revêtait  pas,  comme  l'autre,  un  caractère  collec- 
tif. 


282  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

sont  grossiers,  peu  industrieux  et  peu  laborieux,  qualités  naturel- 
les à  tous  ceux  c[ui  naissent  clans  un  terroir  gras  et  fertile  et  qui 
s'occupent  à  labourer  la  terre,  comme  si  la  nature  récompensait 
par  rindustrie,  par  l'inclination  et  par  les  talents  propres  au 
commerce  les  pertes  que  soutfrent  les  habitants  dont  les  terres 
sont  stériles  et  ingrates.  » 

Aussi  Toulouse,  «  une  des  plus  grandes  villes  du  royaume  et 
l'une  des  moins  riches,  »  otfre-t-elle,  je  le  répète,  le  même  as- 
pect que  les  grandes  et  pauvres  villes  de  la  Limagne,  Riom, 
Clermont,  Billom,  Issoire,  Brioude,  l'atonie  économique  la  plus 
complète,  l'absolu  dédain  des  professions  usuelles,  et  si  l'on  veut, 
comme  compensation,  «  ce  goût  des  sciences  et  des  belles-let- 
tres »  que  les  Toulousains  ont  toujours  eu,  qui  faisait  de  leur 
ville  au  dix-huitième  siècle  «■  la  ville  de  France  où  il  y  a  le  plus 
d'académies,  après  la  capitale  »,  et  lui  avait  mérité  l'attique 
surnom  de  Palladia. 

«  Malgré  son  admirable  situation  commerciale  à  portée  de  l'O- 
céan et  de  la  Méditerranée,  recevant  le  bois  et  la  pierre  des  Py- 
rénées parla  Garonne,  le  fer  et  l'acier  de  Foixparl'Ariège,  ayant 
les  vivres  à  bon  marché,  il  n'y  a  cependant  presque  point  de 
commerce;  le  génie  des  habitants  ne  les  y  porte  pas;  ils  n'y 
peuvent  souffrir  d'étrangers,  les  couvents  de  religieux  et  de  re- 
ligieuses occupent  la  moitié  de  la  ville,  le  privilège  du  capitulât 
qui  donne  la  noblesse  éloigne  encore  l'agrandissement  du  com- 
merce, aussi  bien  que  le  parlement;  tous  les  enfants  des  gros 
marchands  aiment  mieux  suivre  la  profession  des  nobles  ou 
entrer  en  charges  que  de  continuer  le  commerce  de  leurs  pères. 
On  y  fabrique  des  bergames  et  des  tapisseries  de  peu  de  valeur, 
et  de  petites  étoffes  moitié  laine  et  moitié  soie  qui  se  donnent 
à  un  bas  prix  ».  Celte  modeste  industrie  n'a  même  pas  le  mérite 
d'être  indigène,  elle  a  été  établie  à  Toulouse  par  des  Touran- 
geaux. 

Ce  type  social,  dit  du  haut  Languedoc,  ne  saurait  d'ailleurs  être 
considéré  comme  correspondant  exactement  à  la  circonscription 
administrative  qui  porte  ce  nom.  On  ne  le  trouve  pas  dans  toute 
cette  étendue,  et  il  empiète  par  endroits  sur  les  territoires  voisins. 


UNE    ENQUÊTE    SOCIALE    AU    XV\f   SIÈCLE.  283 

«  Il  n'y  a  pas  de  plaines  plus  belles  et  plus  fertiles  que  celles  qui 
s'étendent  de  Toulouse  à  Montauban  ».  Voilà  le  centre  du  type. 
«  Les  habitants  y  cultivent  le  blé  pourla  vente  etpourleurnour- 
riture  le  millet,  céréale  qui  récompense  largement  le  laboureur 
de  ses  fatigues,  puisqu'elle  produit  60,  80  ou  100  pour  1.  »  Les 
vins  sont  médiocres  et  consommés  sur  place.  Ce  n'est  donc 
qu'un  sujet  d'aisance,  uon  un  objet  de  trafic  et  de  gain.  «  La 
partie  du  Languedoc  qui  est  du  diocèse  de  Montauban  est  riche, 
très  fertile  en  blé  et  en  pastel.  On  y  cultive  le  tabac  dans  trois 
paroisses  (ce  qui  donne  une  idée  très  favorable  de  la  richesse  du 
sol)  :  les  habitants  y  vivent  fort  à  leur  aise.  La  plus  grande  par- 
lie  des  vins  se  convertissent  en  eaux-de-vie.  On  élève  beaucoup 
de  chevaux  que  l'on  vend  aux  foires  de  Grisolles.  »  Ainsi,  en 
descendant  vers  Bordeaux,  l'esprit  de  négoce  s'éveille,  mais  il  est 
encore  trop  restreint  pour  produire  de  grands  effets.  «  La  plaine 
de  Revel,  au  diocèse  de  Lavaur,  est  une  des  plus  fertiles  en  blé 
de  la  France.  »  Là  encore,  les  vins,  qui  sont  d'ailleurs  en  petite 
quantité,  sont  consommés  dans  le  pays.  Narbonne,  la  ville  des 
riches  marchands  de  blé,  sert  d'entrepôt  aux  blés  du  haut  Lan- 
guedoc qui  doivent  être  transportés  en  Provence,  en  Roussillon 
et  en  Italie;  on  y  cultive  le  blé  et  l'olivier,  fort  peu  la  vigne.  La 
plaine  de  Gastelnaudary  estriche  en  blé.  Là,  comme  à  Toulouse, 
les  paysans  cultivent  le  millet  pour  leur  nourriture  et  vendent 
leur  blé  pour  acquitter  les  impôts.  Béziers,  bon  pays,  possède  as- 
sez de  richesses  agricoles,  de  très  lîons  vins,  beaucoup  d'huile, 
plus  de  blé  que  les  habitants  n'en  consomment,  pour  n'avoir  pas 
besoin  de  chercher  un  supplément  de  ressources  dans  l'industrie  ; 
aussi  montre-t-elle  peu  de  goût  pour  les  manufactures.  Telle  nous 
apparaît,  tracée  à  grandes  ligues  d'après  les  documents  du  temps, 
l'aire  géographique  de  ce  type  haut  languedocien,  porté  sans 
grands  efforts  à  l'aisance,  mais  sans  grande  capacité  à  dépasser  ce 
niveau,  sans  grand  désir  de  le  tenter,  et  mesurant  sagement  ses 
ambitions  à  ses  ressources  (1). 

(1)  Le  lecteur  qui  comparerait  ces  lignes  à  l'esqursss  que  j'ai  tracée  du  type  lan- 
guedocien dans  le  Mouvement  social  de  mars  1898  verrait  que  je  n'ai  pas  maintenu 
la  dift'érence  que  j'avais  établie  alors  entre  le  viticulteur  et  le  producteur  de  céréa- 


284  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Tournons  la  page,  nous  sommes  en  présence  d'un  type  social 
tout  différent.  <>  Si  le  bas  Languedoc  n'a  pas  le  même  avantage 
pour  la  bonté  du  terroir  qui  y  est  ordinairement  sec  et  aride,  il 
en  a  d'autres,  par  les  différentes  espèces  de  récoltes  qui  s'y  ren- 
contrent et,  y  succédant  les  unes  aux  autres,  donnent  presque 
toujours  à  travailler  et  le  moyen  de  tirer  du  profit. 

«  Au  mois  de  mai  on  y  fait  des  vers  à  soie  et  la  toison  des  bêtes 
à  laine,  on  y  coupe  ensuite  les  foins  qui  y  sont  assez  rares,  on  y 
commence  la  récolte  des  menus  grains  au  mois  de  juin  et  on  la 
continue  au  mois  de  juillet;  au  mois  de  septembre  les  vendanges 
y  donnent  des  vins  très  bons  et  en  grande  abondance;  on  re- 
cueille les  châtaignes  au  mois  de  novembre,  et  en  décembre  les 
olives  dans  toute  la  plaine. 

«  Les  bestiaux  dont  les  montagnes  sont  remplies  y  fournissent 
des  vivres  abondamment,  qui  y  sont  à  assez  bon  marché  pendant 
la  paix,  mais  chers  pendant  la  guerre,  parce  qu'on  enlève  la  meil- 
leure partie  jîour  la  subsistance  des  armées. 

«  Le  climat  du  bas  Languedoc  est  extrême,  sans  saisons  inter- 
médiaires. » 

Cette  description  ne  laisse  aucun  doute  sur  l'étendue  de  la  ré- 
gion à  laquelle  elle  doit  s'appliquer.  C'est  d'abord  Agde,  «  pays 
très  fertile  où  l'on  commence  à  voir  les  mûriers  et  les  vers  à 
soie,  où  les  laines  sont  très  bonnes,  où  les  blés,  les  vins,  les 
huiles,  les  légumes  se  vendent  très  bien  »;  —  Nimes,  «  diocèse  si- 
tué tout  entier  dans  la  plaine,  qui  produit  plus  de  blé  qu'il  n'en 
consomme,  beaucoup  d'huile  et  de  très  bons  vins,  de  la  soie  et 
quantité  de  bêtes  à  laine  »,  et  en  plus  des  manufactures  de  draps 
et  de  soies  qui  font  surtout  sa  richesse,  fabrique  tous  les  pro- 
duits de  la  distillerie  de  l'époque,  depuis  les  eaux-de-vie  ordi- 


ies.  C'est  que  j'ai  dû  reconnaître  que  le  type  du  viticulteur  exclusif  n'était  pas  an- 
cien dans  le  pays  et  que,  par  conséquent,  les  deux  genres  de  travaux  avaient  lonj^. 
temps  coexisté  l'un  à  côté  de  l'autre.  Certains  traits  que  j'avais  crus  distinctifs 
peuvent  s'expliquer  par  la  distance  qui  sépare  les  habitants  d'une  capitale,  plus  à 
même  d'utiliser  intellectuellement  leurs  loisirs,  de  ceux  d'une  ville  qui  n'avait  pas 
les  mêmes  ressources  à  sa  portée.  Si  quelques  célébrités  biterroises  rappellent  le  type 
du  montagnard,  c'est  que,  quoique  nées  à  Béziers.  elles  sont  originaires  de  la  mon- 
tagne et  ont  été  élevées  par  leurs  parents  dans  les  traditions  de  cet  autre  milieu. 


UNE    ENQUÊTE    SOCIALE    AU    XVll'=    SIÈCLE.  285 

naires  jusqu'à  l'eau  de  la  reine  de  Hongrie  ;  —  Montpellier,  où, 
au  rebours  de  Narbonne,  on  note  que  les  vins  sont  très  bons  et 
les  terres  à  blé  médiocres  sur  l'activité  commerciale  de  laquelle 
j'ai  déjà  donné  de  nombreux  détails  et  qui  n'hésite  pas  à  faire 
venir  pour  ainsi  dire  des  deux  extrémités  du  monde  les  matières 
premières  de  ses  futaines,  le  fil  de  Bretagne  et  le  coton  du  Le- 
vant que  lui  font  passer  les  navires  de  Marseille;  Montpellier, 
qui  doit  peut-être  une  partie  de  son  activité  économique  à  l'af- 
fluence  des  étrangers,  surtout  des  Ajiglais,  dont  la  santé  se 
trouve  très  bien  de  ce  séjour.  —  Uzès  enfin,  qui  récolte  assez 
de  blé  pour  nourrir  ses  habitants  et  produit  de  plus  des  huiles, 
des  soies,  de  très  bons  vins  et  beaucoup  de  bêtes  à  laine. 

L'intendant  Baville  démêle  très  bien  les  conséquences  sociales 
de  cette  multiplicité  de  sources  de  richesse  obtenues  par  un  travail 
persévérant.  ((  Les  habitants,  dit-il,  y  sont  communément  pleins 
d'esprit,  d'activité,  d'industrie,  propres  au  commerce,  aux  arts, 
aux  manufactures  ;  ils  n'épargnent  ni  leurs  soins  ni  leurs  peines 
pour  obtenir  ce  qu'ils  désirent;  ardents  pour  parvenir  à  leurs 
fins,  ils  persévèrent  jusqu'à  ce  qu'ils  y  soient  parvenus;  mais 
ils  perdent  aisément  le  souvenir  des  moyens  qu'on  leur  a  pro- 
curés pour  parvenir  à  y  réussir,  et  il  semble  que  ce  ne  soit  point 
parmi  eux  une  vertu  ni  un  devoir  d'être  reconnaissants  des  bien- 
faits qu'ils  reçoivent;  bien  que  l'intérêt  règne  dans  tout  le 
monde,  on  peut  dire  qu'il  est  dans  ce  pays  plus  vif  que  partout 
ailleurs  et  que  l'on  y  manque  pour  un  petit  profit  à  des  devoirs 
essentiels  que  l'on  ne  voit  point  abandonner  dans  les  autres  pays 
pour  les  plus  grandes  fortunes.  Cette  avidité  de  gagner  les 
rend  peu  propres  aux  sciences  et  aux  lettres,  ils  les  considèrent 
comme  un  métier  stérile  et  qui  ne  produit  qu'une  réputation 
infructueuse  :  c'est  ce  qui  a  fait  que  dans  tous  les  temps  il  y  a 
eu  peu  de  gens  savants.  Ils  sont  d'ailleurs  sobres  et  ne  se  donnent 
à  aucunes  dépenses  superflues.  » 

Je  ne  voudrais  pas  aller  phis  loin  sans  expliquer  l'avant-dernière 
phrase.  Prise  à  la  lettre,  elle  pourrait  étonner  ceux  qui  connais- 
sent la  longue  série  des  illustrations  montpelliéraines  ou  nimoises. 
J'ai  cité  moi-même  s\\\Q\\vs[Mouve7nent  social  de  mars  1898),  les 


286  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

nombreuses  notabilités  de  Montpellier,  l'astronome  Poitevin, 
lesnaturalistes  Rondelet  et  Broussonnet,  les  médecins  Cliicoyueau, 
laPeyronie,  Bartbez,  les  historiens  Daru,  Flottes,  Nougarède  du 
Fayet  (1765-18i5),  le  philosophe  Comte,  le  physicien  Castel,  les 
peintres  Bourdon  et  Yien,  les  poètes  Boucher  et  Rosset,  et  la 
liste  n'est  pas  complète.  L'intendant  cependant  ne  se  trompe 
guère.  D'abord  Montpellier  est  loin  d'être,  au  même  degré  que 
Toulouse  par  exemple,  un  centre  de  culture  intellectuelle  désin- 
téressée. Elle  a  une  faculté  de  droit  célèbre,  une  faculté  de  mé- 
decine plus  illustre  encore;  mais  les  légistes  et  les  médecins 
sont  ceux  qui  exercent,  si  je  puis  dire,  les  plus  usuelles  des 
professions  intellectuelles.  Dès  qu'une  société  s'enrichit,  dès  que 
le  bien-être  s'introduit,  dès  que  les  affaires  se  compliquent,  la 
présence  de  ces  auxiliaires  du  patronage  devient  le  premier 
besoin  de  luxe  qu'elle  ressente  naturellement,  bien  avant  de  son- 
ger à  produire  des  géomètres,  des  poètes  ou  des  artistes.  En 
second  lieu,  la  culture  intellectuelle  s'est  développée  à  Montpellier 
par  voie  de  conséquence,  et  non  comme  à  Toulouse  par  une 
sorte  de  génération  spontanée.  Dans  la  dernière  de  ces  villes, 
comme  en  Grèce,  on  a  eu  de  très  bonne  heure  des  loisirs,  soit 
par  la  moindre  étendue  des  besoins,  soit  par  plus  de  facilité  à  les 
satisfaire;  il  devenait  tout  naturel  qu'on  les  employât  à  la  culture 
des  lettres,  que  ce  goût  y  fût  général  et  amenât  la  création  des 
.Jeux  floraux  et  autres  sociétés  littéraires,  artistiques,  scientifiques 
auxquelles  j'ai  fait  allusion.  A  Montpellier,  comme  à  Rome,  les 
délassements  de  l'esprit  n'ont  été  que  le  fait  d'une  élite,  attirée 
du  dehors  au  sein  d'une  ville  riche  où  le  gain  avait  fini  à  la 
longue  par  donner  le  loisir,  ou  suscitée  à  la  fin  chez  quelques 
habitants  mieux  doués  sous  ce  rapport  par  l'entraînement  gé- 
néral des  milieux  ambiants.  Quand  M.  de  !3aville  écrivait  ces 
lignes.  Bourdon  était  la  seule  gloire  de  Montpellier,  et  les  contem- 
porains de  Louis  XIV  qui  avaient  applaudi  Pibrac,  Maynard, 
Campistron,  Palaprat,  donnaient  évidemment  le  sceptre  littéraire 
à  la  plus  précoce  des  deux  cités,  très  supérieure  d'ailleurs,  alors 
comme  aujourd'hui,  par  son  importance  politique  et  le  chiflre 
de  sa  population. 


UNE   ENQUÊTE    SOCIALE    AU   XVIl''   SIÈCLE.  287 

Le  bas  Vivarais  peut  être  considéré  comme  la  pointe  extrême 
du  bas  Languedoc.  «  C'est  bien  la  Provence,  écrit  M.  de  Vog-iié 
en  arrivant  à  Aubenas,  cjui  nous  appelle  là-bas,  au  sud.  Le  cal- 
caire a  succédé  brusquement  au  granit.  Le  sol  aride,  caillouteux, 
prend  une  teinte  rouge  sous  les  lentiscjnes  et  les  oliviers.  Partout 
la  roche  ;  la  terre,  réduite  au  minimum,  disparaît  dans  les  champs 
sous  de  larges  tables  calcaires  ;  quelques  arbustes,  quelques  sar- 
ments de  vigne  se  tordent  désespérément  dans  les  cassures  de 
ces  dalles.  Sol  indigent  et  noble,  terre  arabe,  toute  d'os  et  de 
muscles  sans  chair.  On  dirait  que  tous  les  trésors  du  soleil  se 
dépensent  là,  dans  la  folle  incandescence  du  midi,  sur  cette  lande 
pâmée,  stridente  du  cri  des  cigales.  De  chaque  brin  de  plante 
qui  vit  dans  cette  roche,  lavande,  thym,  pauvres  touffes  de  buis 
et  d'ajonc,  Fembrasement  dégage  des  arômes  violents.  Griserie 
vive  et  multiple  de  la  vue,  de  l'ouïe,  de  l'odorat  ;  joie  intime  de 
tout  l'être,  qui  reprend  contact  avec  le  creuset  brûlant  d'où  il 
a  tiré  ses  esprits  vitaux.  »  Et  cependant,  iM.  de  Baville  déclare 
que  ces  coteaux  sont  si  fertiles  qu'il  n'y  a  pas  une  meilleure  région 
dans  tout  le  Languedoc.  C'est  que  la  terre,  extrêmement  mor- 
celée ,  exploitée  par  le  petit  propriétaire  avec  cet  acharnement 
tant  de  fois  constaté  chez  le  paysan,  rend  tout  ce  que  le  travail 
minutieux  permet  d'en  attendre.  «  Les  habitants,  écrit  Baville, 
sont  tous  laborieux,  et  c'est  une  chose  singulière  de  voir  de 
quelle  manière  ils  rendent  leur  montagne  fertile  en  plusieurs 
endroits,  en  soutenant  des  terrasses  par  des  murailles  de  pierres 
sèches  sur  lescjuelles  ils  portent  des  terres  où  ils  sèment  ensuite 
des  grains  et  plantent  des  vignes,  travaux  que  l'on  ne  pense  pas 
à  faire  dans  les  autres  pays.  »  Malheureusement  là  s'arrête  leur 
effort,  purement  physique,  il  faut  le  dire,  celui  que  de  petites 
gens  se  résignent  à  donner  sous  l'aiguillon  pressant  de  la  néces- 
sité. «  Leur  génie  étant  fort  borné,  ils  ne  travaillent  cjue  pour 
cultiver  le  dedans,  et  ils  ne  sont  jamais  portés  à  aucun  commerce 
au  dehors,  quoiqu'ils  soient  très  bien  situés  pour  y  réussir.  »  Il 
y  a  deux  cents  ans  c[ue  ces  lignes  ont  été  écrites,  et  l'homme  n'a 
pas  changé.  De  ces  rochers  couverts  de  donjons  ruinés,  la  plu- 
part des  familles  considérables  cpii  possédaient  le  sol  il  y  a  cent 

V.    XXTIII.  21 


288  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ans  se  sont  retirées  quittant  une  province  pauvre,  d'accès  difficile, 
où  rien  ne  se  prête  à  la  grande  existence  telle  qu'on  l'entend 
aujourd'hui.  Quelques  anciens  gentilshommes  demeurent  fidèles 
au  pays  natal,  la  modicité  de  leur  fortune  limite  leur  rôle 
social  ;  ils  vivent  près  du  paysan,  sur  le  petit  bien  qu'ils  font 
valoir,  avec  une  noble  simplicité  qui  les  rapproche  de  leurs  voi- 
sins. La  tenure  du  sol  en  fermage  est  une  exception  fort  rare. 
L'esprit  d'entreprise  n'est  guère  développé  dans  les  vieilles  famil- 
les bourgeoises  des  petites  villes,  aux  mœurs  intègres,  à  l'admi- 
nistration sévèrement  économe,  qui  vivent  sur  elles-mêmes  et 
subissent  les  révolutions  sans  rien  faire  pour  les  précipiter  ou  les 
détourner.  C'est  par  excellence  le  type  de  la  démocratie  rurale 
où  le  grand  patron  n'apparaît  pas,  où  les  deux  seules  forces  exté- 
rieures à  la  famille  sont  l'administration  et  le  clergé.  Qu'on 
veuille  bien  relire  les  pages  que  M.  Demolins  a  consacrées  à  ce 
qu'il  a,  d'une  manière  générale,  appelé  le  type  des  Causses,  on 
aura  la  notion  d'ensemble  de  tout  ce  groupe  de  populations  qui 
se  pressent,  à  la  lisière  des  granits  du  plateau  central,  sur  cette 
bande  plus  ou  moins  large  de  calcaire  jurassique  ou  crétacée 
qui,  depuis  Port-Vendres,  forme  l'appui  de  la  côte  méditerra- 
néenne du  Languedoc. 

Nous  trouvons  le  même  spectacle  dans  les  Alpes.  «  Il  y  a  géné- 
ralement parlant  de  l'esprit  chez  les  Dauphinois,  et  même  assez 
délié  quant  à  l'industrie.  Elle  parait  être  particulièrement  véné- 
rée par  les  Briançonnois  qui,  avec  les  commencements  les  plus 
faibles  qu'on  puisse  s'imaginer,  acquièrent  assez  communément 
des  richesses  par  le  commerce  qu'ils  vont  faire  indifféremment 
en  France,  en  Espagne,  en  Portugal  et  en  Italie.  Ce  sont  aussi 
les  plus  laborieux.  Ceux  de  la  plaine  n'en  approchent  en  aucune 
manière. 

«  D'où  il  vient  que  les  Briançonnois  qui  sont  obligés  d'acheter 
des  choses  nécessaires  à  la  vie  que  leur  pays  ne  produit  qu'en 
très  petite  quantité  sont  néanmoins  pécunieux  (c'est-à-dire 
riches)  et  les  habitants  de  la  plaine  au  contraire,  dans  un  pays 
fertile  et  abondant,  le  sont  fort  médiocrement,   » 

Même  spectacle  dans  les  Pyrénées.  «  Les  Navarrais  qui  habi- 


UNE   ENQUÊTE   SOCIALE    AU    XVH''   SIÈCLE.  289 

teiit  un  pays  stérile  qui  ne  produit  qu'à  force  de  travail  sont 
extrêmement  laborieux,  et  le  commerce  avec  l'Espagne  sert 
beaucoup  à  les  faire  subsister.  » 

Veut-on  une  nouvelle  contre-épreuve.  Ouvrons  le  rapport  sur 
l'Angoumois.  «  Le  commerce  tire  davantage  sa  source  de  la 
bonté  et  facilité  naturelle  du  pays  que  de  leur  industrie;  aussi, 
généralement  parlant,  ils  sont  paresseux,  adonnés  à  leur  plaisir 
et  ne  travaillent  que  quand  la  nécessité  les  y  force.  Ils  ont  assez 
d'esprit,  plus  de  politesse  qu'on  n'a  accoutumé  d'en  avoir  dans 
les  provinces,  sociables  et  capables  d'affaires,  s'ils  y  voulaient 
vaquer,  mais  leur  vice  dominant  l'emporte,  et  l'oisiveté  les  em- 
pêche de  mettre  leurs  talents  à  profit.  »  Un  texte  cité  par  M.  Hano- 
taux  dans  son  Tableau  de  la  France  en  1614,  en  restreignant 
l'appréciation,  justifie  d'autant  plus  le  rapport  que  j'ai  établi 
entre  la  facilité  de  la  vie  et  l'indolence  des  habitants.  «  Les  bour- 
geois d'Angouleme  sont  fiers,  gens  de  bon  esprit,  tenant  quel- 
que compte  de  leur  réputation,  assez  hauts  à  la  main,  se  van- 
tant volontiers,  se  plaisant  peu  au  trafic,  vivant  de  leur  revenu 
et  faisant  les  gentil  hommes.  Ils  aiment  les  lettres,  sont  hospita- 
liers et  courtois,  et  se  plaisent  aux  choses  nouvelles.  Les  ruraux 
au  contraire  sont  grossiers  et  rudes,  adonnés  au  travail,  opi- 
niâtres et  têtus,  au  reste  propres  aux  armes,  de  grand  courage 
et  fort  hardis.  » 

Ce  que  nous  avons  constaté  en  Berri,  nous  le  retrouvons  en 
Bourgogne.  «  Les  habitants  d'Auxerre,  uniquement  uccupés  de 
leurs  vignobles,  dédaignent  le  commerce.  Ils  sont  un  peu  lents 
et  paresseux,  craignent  les  soins,  la  peine  et  le  travail,  et  aiment 
les  plaisirs  à  proportion.  »  Ne  nous  hâtons  pas  cependant  de  jeter 
au  vigneron  toutes  les  pierres  de  la  route  :  il  n'est  pas  très 
avancé  dans  la  voie  de  l'effort,  il  l'est  cependant  plus  que  le 
pâtre.  «  Les  habitants  des  vignobles  màconnois  sont  accommodés, 
d'où  ce  sont  les  moins  dociles,  forts  et  robustes  pour  le  travail  ; 
ils  ont  assez  d'esprit  pour  leurs  intérêts,  mais  ils  ont  les  mœurs 
dures  et  capables  d'emportements.  Les  montagnards  sont  tout 
différents,  moins  grands,  moins  robustes,  mal  nourris,  travaillant 
languissamment.  » 


290  LA    SCIE\CE    SOCIALE. 

Même  spectacle  à  Laon  qu'à  Angoiileme.  «  Les  habitants  des 
villes  ont  l'esprit  assez  vif,  quoiqu'ils  soient  paresseux  et  portés 
au  repos.  Ceux  de  la  campagne  sont  plus  laborieux.  »  Çà  et  là, 
dans  la  généralité  de  Paris,  le  son  de  cloche  qui  nous  est  connu 
se  fait  entendre.  A  Étampes,  «  le  territoire  est  assez  mauvais, 
les  habitants  sont  modérés  et  laborieux  :  il  semble  que  le  peuple 
supplée  par  son  travail  à  l'ingratitude  de  la  terre.  »  Au  contraire, 
à  Melun,  où  le  terrain  est  bon,  ils  sont  «  plus  paresseux  que 
laborieux.  » 

La  Normandie,  on  va  le  voir,  n'échappe  pas  à  la  loi  commune. 
A  Vire,((  les  habitants  sont  assez  doux,  beaucoup  laborieux,  fort 
vifs  et  industrieux,  et  ne  subsistent  que  par  le  grand  travail 
qu'ils  font  pour  cultiver  les  terres,  qui  n'apporteraient  aucuns 
fruits,  si  elles  n'étaient  bien  labourées,  engraissées  et  à  force 
de  travail  ». 

Dans  la  généralité  de  Rouen,  l'intendant  les  dépeint  «  labo- 
rieux par  nécessité,  paresseux  par  inclination  ». 

«  Le  naturel  des  Bessins  est  assez  vif  :  ils  sont  laborieux  dans  le 
bocage  où,  sans  le  travail,  les  particuliers  ne  tireraient  aucun 
profit  de  leurs  terres  à  cause  de  leur  peu  de  valeur;  mais,  dans 
les  pays  gras  du  côté  de  la  mer,  le  peuple  est  un  peu  plus  pares- 
seux à  cause  de  la  bonté  de  la  terre. 

«  Les  habitants  de  Baieux  se  porteraient  volontiers  au  commerce 
et  négoce,  ayant  beaucoup  d'inclination  à  travailler;  mais  la 
jalousie  et  l'envie  qui  règne  toujours  contre  ceux  qui  travaillent 
et  qui  voudraient  entreprendre  le  commerce,  et  la  crainte  que 
les  particuliers  auraient  d'être  surhaussés  à  la  taille,  empêche  que 
personne  ne  se  veut  hasarder  à  travailler,  ce  qui  rend  la  ville 
stérile  d'habitants,  aimant  mieux  aller  à  la  campagne  pour 
ménager  leurs  terres  que  de  faire  aucune  manufacture. 

«  Le  naturel  des  habitants  de  l'élection  de  Carentan  suit  assez  le 
caractère  stérile  ou  fertile  des  lieux,  les  villageois  des  lieux  gras 
et  fertiles  étant  pesants  et  paresseux,  et  plus  fainéants  que  dans 
les  lieux  où  les  terres  ne  produisent  qu'à  force  d'être  cultivées, 
et  le  peuple  vit  mieux  en  ces  contrées  où  l'industrie  est  absolu- 
ment nécessaire  que  dans  les  autres  où  le  peuple  s'occupe  seule- 


UNE    ENQUKTE   SOCIALE   AU   XVIl'''   SIÈCLE.  291 

ment  à  garder  des  bestiaux  pour  des  marchands  qui  les  achètent 
et  revendent,  qui  est  le  meilleur  trafic  qui  s'y  fasse.  Les  autres 
qui  joignent  les  cotes  de  la  mer,  soit  du  levant  ou  du  couchant, 
vivent  clans  l'indigence  et  ne  s'occupent  qu'à  leur  pêche,  de  la- 
quelle ils  ne  vivent  qu'avec  peine,  n'allant  au  poisson  qu'au 
bord  de  la  mer  avec  des  hameçons  ou  de  petits  filets.  » 

Je  veux  finir  par  la  Picardie,  «  où  le  caractère  le  plus  commun 
et  le  plus  ordinaire  est  la  lenteur  et  l'inaction.  Une  grande  partie 
des  habitants  de  la  campagne  et  le  menu  peuple  dans  les  villes 
ne  travaillent  que  par  la  nécessité  d'avoir  leur  subsistance.  Ils 
vivent  de  peu  :  à  peine  Irouve-t-on  des  ouvriers  lorsque  les 
moissons  abondantes  mettent  le  blé  à  un  bas  prix.  Ils  préfèrent 
une  vie  oisive  à  des  commodités  qui  leur  coûteraient  de  l'action 
et  de  la  peine,  très  laborieux  néanmoins  lorsque  les  besoins  et 
les  contraintes  pour  le  paiement  des  impositions  les  y  obligent. 
La  nécessité  seule  réveille  leur  industrie.  Ils  excellent  dans  quel- 
ques manufactures,  mais  peu  de  personnes  se  retirent  (c'est-à- 
dire  s'élèvent  au-dessus)  de  leur  situation  naturelle  et  font  une 
sorte  de  fortune;  ils  ne  sont  ni  assez  patients  ni  assez  souples, 
nullement  susceptibles  des  inquiétudes  qui  mettent  en  mouve- 
ment pour  augmenter  des  biens  accjuis  qu'ils  ne  risquent  jamais. 
Une  possession  tranquille  et  sûre  les  touche  plus  qu'un  gain 
incertain.  Ils  restent  dans  l'état  où  ils  se  trouvent,  sans  s'élever 
de  la  condition  où  ils  sont  nés;  il  arrive  rarement  que  l'activité 
ou  le  désir  de  s'avancer  les  détermine  à  sortir  de  leur  pays.  » 

Le  lecteur  qui  m'a  suivi  jusqu'ici  est  peut-être  désireux  de 
savoir  quelle  conclusion  il  doit  emporter  de  ce  voyage  à  travers 
tant  de  citations,  et  j'ai  peur  qu'il  ne  se  fâche  si  je  me  borne  à 
lui  indiquer  comme  telle  cette  vérité  d'ordre  psycholog-ique  que 
l'homme,  en  dehors  de  la  contrainte  d'un  autre  homme,  ne  tra- 
vaille cjue  dans  la  mesure  où  cela  est  nécessaire  pour  la  satisfac- 
tion de  ses  besoins  et  de  ses  passions.  Qu'il  me  permette  de  lui 
dire  pour  mon  excuse  que,  si  je  n'ai  pas  osé,  en  recueillant  ces 
quelques  faits,  lui  construire  par  le  raisonnement  tout  un  système, 
c'est  que  j'ai  craint  que   ce  procédé   n'altérât  la  vérité  en  la 


292  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

mutilant;  j'ai  craint  qu'en  arrêtant  ses  yeux  sur  un  rouage  dont, 
faute  de  connaître  à  fond  Fhorloge  que  j'étudiais,  je  ne  pouvais 
affirmer  qu'il  était  le  grand  ressort,  je  ne  lui  fisse  croire  que  les 
autres  étaient  inexistants  ou  inutiles  et  qu'il  avait  acquis  à  peu  de 
frais  le  secret  de  tout  le  mouvement.  J'ai  préféré  conserver  au 
tableau  tous  ses  traits,  pour  éparpillés  qu'ils  pussent  être. 

Ch.   de  Calax. 


LE  TYPE  DU  VARENNIER 

EN  TOUR  AINE 


I 

LE  LIEU  ET  LE  TRAVAIL. 

Chaque  Jour,  les  circonstances  de  la  vie  ordinaire  nous 
mettent  en  présence  de  personnages,  dont  certains  traits  dans  le 
caractère  et  les  habitudes  tranchent  si  nettement  sur  la  masse 
du  public  que  les  esprits  les  moins  prévenus  en  sont  frappés. 

On  affirmera  :  c'est  un  Méridional,  c'est  un  Breton,  c'est  un 
Auvergnat,  c'est  un  Juif.  On  saura  préciser  telles  çt  telles  des 
particularités  qui  les  font  reconnaître.  Quant  aux  causes  pri- 
mordiales, les  jugements  s'égarent;  l'origine,  la  formation  de 
ces  types  humains  échappe  au  simple  raisonnement  aussi  bien 
qu'à  une  étude  superficielle.  Pour  un  peu,  on  serait  tenté  de 
croire  qu'ils  ont  été  créés  d'emblée,  avec  leur  tempérament  éta- 
bli une  fois  pour  toutes,  et  cela  depuis  que  le  monde  est  monde. 

Évidemment,  il  n'en  est  rien;  mais  la  détermination  d'un  type 
social  est  une  opération  complexe  et  délicate  au  même  degré 
que  l'analyse  chimique  d'un  corps  ou  le  classement  d'un  végé- 
tal. 

Chimie  ou  Botanique  Humaine,  la  Science  sociale  comporte 
une  méthode,  possède  des  moyens  d'investigation  analogues  à 
ceux  de  ces  sciences,  d'observation,  pour  fixer  le  type  autour 
duquel  viennent  se  grouper  les  variétés,  les  sous-genres  qui 
constituent  les  divisions  du  Règne  Humain. 

Certains  de  ces  types  sont,  par  leur  originalité  même,  dès  l'a- 


:294  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

bord,  facilement  reconnaissables.  D'autres,  sans  offrir  à  première 
vue  des  traits  aussi  prononcés,  ne  présentent  pas  un  moindre  in- 
térêt. Types  moyens,  ils  n'en  sont  pas  importants,  car  ils  ont 
donné  naissance  à  des  variétés  qui  jouent  un  rôle  dans  la  Fa- 
mille française . 

Le  type  du  Varennie?'  tourangeau  mérite  d'être  fixé  ;  nous  al- 
lons nous  attacher  à  l'analyser  et  à  le  définir. 


I.  LES  DEUX  NATURES  DU  SOL  :  LA  VALLEE  ET  LE  PLATEAU. 

Le  voyageur  qui  arrive  en  Touraine  par  le  pont  sur  lequel  le 
chemin  de  fer  d'Orléans  traverse  la  Loire,  éprouve  un  premier 
sentiment  :  c'est  qu'il  pénètre  dans  une  contrée  pittoresque. 

Le  fleuve,  au  lit  large,  peu  profond,  paré  d'îles  verdoyantes, 
serpente  dans  une  vallée  de  i  à  5  lieues  d'étendue  sur  un 
parcours  de  86  kilomètres.  Des  coteaux  de  faible  élévation,  bien 
que  souvent  abrupts,  le  dominent.  A  leur  pied,  ou  à  mi-cùte,  des 
châteaux,  des  maisons  de  plaisance  s'étagent  en  une  suite  inin- 
terrompue, tandis  qu'à  leur  faite  se  détache,  par  intervalle,  la 
masse  sombre  d'une  forêt. 

Imaginez  un  soleil  couchant  éclairant  de  ses  derniers  rayons  ce 
paysage  :  l'aspect  en  est  férique.  Avec  les  ombres  de  la  nuit  qui 
vient,  la  végétation  arborescente  semble  s'étendre,  grandir,  au 
point  d'absorber  toute  l'attention,  tandis  que  longeant  les  hau- 
teurs du  côté  nord,  la  Loire  argentée,  au  fond  de  la  vallée  se  dé- 
roule en  un  ruban  immense,  dont  un  semé  d'Ilots  fait  la  capri- 
cieuse broderie. 

Le  second  sentiment  est  qu'on  se  trouve  en  présence  d'une  con- 
trée morcelée  en  une  quantité  de  petites  cultures. 

Au  fur  et  à  mesure  que  l'on  avance  dans  la  vallée,  ce  sentiment 
s'accentue  encore  :  on  a  devant  soi  un  remarquable  spécimen 
de  la  culture  fragmentaire  et  parcellaire.  La  bigarrure  des  petits 
lots,  aux  tons  variant  suivant  la  nature  de  leurs  produits,  fait 
involontairement  penser  à  Ihabit  d'Arlequin. 

Ces  terres  d'alluvions  sont  fertiles  :  elles  donnent  l'idée  de  la 


LE  TYPE  DU  VARENMER  EN  TOURAINE.  295 

richesse.  La  pureté  de  l'atmosphère,  sa  transparence,  la  faihle 
moyenne  des  phiies.  les  nuages  rarement  assez  épais  pour  cacher 
la  vue  du  soleil,  tout  concourt  au  charme  du  tahleau  et  tend  à 
réjouir  la  vue. 

C'est  à  cetaspect  riant  et  enchanteur  que  Ton  doit  évidemment 
les  épithètes  enthousiastes  de  «  Grasse  Touraine  »,  de  «  Jardin 
de  la  France  »,  de  «  Délicieux  Paradis  de  Touraine  »,  qui  ont  été 
prodiguées  à  cette  province  par  les  poètes  et  les  écrivains  des 
diverses  époques. 

Si,  quittant  la  vallée,  nous  voulons  atteindre  les  sommets  qui 
la  surplombent,  il  nous  faut  traverser  la  région  de  vignoble  du 
coteau,  dont  plusieurs  crûs  sont  renommés. 

La  vigne  règne  :  elle  monte,  elle  escalade  les  pentes  jusqu'aux 
arêtes  du  plateau  de  la  plaine,  et  s'étend  même  souvent  au  delà. 

Quand  on  est  parvenu  en  haut,  l'aspect  change  complètement. 
Plus  de  lots  coupés  et  recoupés,  aux  cultures  multiples.  Plus 
d'Iles  verdoyantes  entourées  par  le  fleuve. 

Deux  divisions  bien  tranchées  : 

1"  Les  larges  cultures; 

2°  La  forêt. 

L'impression  est  plus  sévère.  La  propriété  s'agrandit.  De 
vastes  espaces  occupés  par  une  même  culture,  se  partagent  le  sol 
disponible  avec  la  forêt,  aux  arbres  dessences  variées,  et  la 
lande. 

Cette  forêt  n'est  plus  qu'un  reste  de  la  forêt  gigantesque  qui 
recouvrait  uniformément  le  plateau,  lequel  a  pris  le  nom  de 
plaine  à  la  suite  de  défrichements  lents  et  continus. 

Parfois,  l'ajonc  occupe  la  place  de  la  forêt  et  étend  son  do- 
maine sur  des  territoires  relativement  considérables,  qui  n'at- 
tendent plus  que  la  charrue  pour  se  transformer  à  leur  tour  en 
terres  de  cultures. 

Cet  aspect  d'ensemble  des  bords  de  la  Loire  est,  à  peu  de  diffé- 
rence près,  celui  de  toute  la  Touraine.  Les  affluents  de  ce  grand 
fleuve,  la  Vienne,  l'Indre,  le  Cher,  présentent,  à  des  degrés 
divers,  des  dispositions  semblables. 

C'est  ce  que  j'ai  pu  constater  pendant  un  séjour  que  j'ai  fait 


296  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

en  un  grand  domaine^,  détaché  des  terres  ayant  appartenu  à  la 
famille  du  marquis  de  Lafayette.  Le  château  se  dresse  à  l'une 
des  extrémités  d'un  plateau,  en  partie  boisé  descendant  en  pente 
raide  sur  l'Indroye,  affluent  de  Tlndre,  rivière  assez  poisson- 
neuse, large  d'une  douzaine  de  mètres  et  d'une  profondeur 
variable,  qui  atteint  à  quatre  et  cinq  mètres  par  endroits.  Sur  la 
rive  opposée,  sans  berge,  une  prairie  s'en  va  remontant  en  pente 
douce  pendant  quinze  cents  mètres  environ. 

Dans  sa  partie  la  plus  proche  de  l'Indroye,  cette  prairie  que 
les  eaux  recouvrent  pendant  l'hiver,  ne  produit  que  de  l'herbe. 
Plus  loin  les  cultures  se  succèdent  sur  des  terres  d'alluvions  an- 
ciennes :  ce  sont  les  meilleures  du  pays.  Dans  le  voisinage,  une  col- 
line s'élève  où  alternent  vignes  et  cultures;  un  chemin  la  sépare 
par  une  ligne  serpigineuse  qui  va  se  perdre  en  haut,  vers  la 
droite,  dans  un  taillis. 

Plus  à  droite  encore,  les  bouquets  d'arbres  se  multiplient.  De 
tempsà  autre,  quelques  taches  blanches,  des  maisons;  une  flèche 
pointant  vers  le  ciel,  un  clocher  décèlent  un  hameau,  un  vil- 
lage. Puis,  les  touffes  de  verdure  se  rapprochent,  se  resserrent  de 
plus  en  plus  jusqu'à  former  une  masse  imposante  :  c'est  la  forêt 
de  Loches. 

De  l'autre  côté,  vers  la  gauche,  la  route  se  prolonge.  Elle  dis- 
paraît au  milieu  d'un  groupe  d'habitations  étagées  sur  le  flanc 
du  coteau  ou  groupées  plus  bas,  dans  le  vallon.  Au-dessus 
s'étend  la  «  Champcigne  »  au  nom  bien  significatif. 

Tel  est  le  panorama  que  l'œil  embrasse  de  la  terrasse  du  châ- 
teau. Nous  y  retrouvons,  en  plus  petit,  le  caractère  du  Lim  qui 
nous  a  frappé  dès  notre  arrivée  à  la  vallée  de  la  Loire  :  Le  plateau 
boisé,  à  pente  rapide  dominant  la  rivière ,  la  prairie  et  le  coteau 
qui  la  relie  au  plateau  opposé. 

La  nature  du  Lien  est  donc,  aux  proportions  près,  identique. 

Notre  première  visite  fût  pour  la  forêt,  faible  vestige  de 
ce  qu'était  la  région  en  son  état  primitif.  La  forêt  de  Loches  est 
domaniale  :  elle  couvre  une  superficie  de  3.600  hectares  en- 
viron et  mesure  15  kilomètres  dans  sa  plus  grande  longueur. 
Située  sur  un  plateau  qui  va    du  N.  0.  au  S.  E.,  elle  atteint. 


LE  TYPE  DU  VAREXXIER  ET  TOURAINE.  297 

en  son  point  le  plus  élevé,  une  altitude  de  138  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  Les  principales  espèces  forestières  qui  s'y 
rencontrent  sont  :  le  chêne,  le  hêtre,  le  châtaignier,  le  charme, 
le  frêne,  l'orme,  l'érable,  le  sorbier,  le  cormier,  l'alizier,  le 
bouleau,  le  tremble,  le  saule  marceau,  le  pin  maritime,  le  pin 
sylvestre.  Puis,  des  arbrisseaux,  tels  que  l'aubépine,  le  prunel- 
lier, le  houx,  le  fusain,  le  troène,  le  coudrier;  des  lianes  comme 
le  lierre,  le  chèvrefeuille,  la  ronce;  des  broussailles,  comme  les 
bruyères,  les  genêts,  les  ajoncs.  (1)  Les  espèces  qui  constituent 
cette  forêt  sont  sensiblement  les  mêmes  dans  toutes  les  forêts 
tourangelles. 

Parmi  ces  espèces  beaucoup  portent  des  fruits,  des  baies  et 
l'on  conçoit  les  ressources  que  la  cueillette  offrait  aux  premiers 
habitants  de  la  région.  Aujourd'hui,  pour  quantité  de  journa- 
liers, la  forêt  est  la  terre  nourricière.  Un  grand  nombre  y 
est  employé  pendant  une  partie  de  l'année.  La  presque  totalité 
y  trouve  son  gagne-pain  dans  l'arrière-saison,  autorisés  qu'ils 
sont  à  fagotter  le  bois  mort  et  à  le  transporter  chez  eux.  Certains 
ouvriers  même  font  élection  de  domicile  dans  la  coupe  durant 
tonte  la  belle  saison  (2)  ;  ils  sont  là,  hommes,  femmes,  enfants, 
campés  dans  des  loges  en  planches  recouvertes  de  mousse;  ils 
regagnent  leurs  maisons  du  bourg  quand  arrive  l'hiver.  Ils  vivent 
de  la  forêt  dans  toute  la  force  du  terme,  car  la  tentation  du  bra- 
connage ne  les  laisse  pas  indifférents.  Us  n'hésitent  pas  à  lui  de- 
mander un  supplément  de  ressources. 

La  lisière  de  la  forêt  voit  se  développer  l'ajonc  sur  des  espaces 
souvent  considérables  imprimant  à  certaines  parties  du  paysage 
un  caractère  de  mélancolie  analogue  à  celui  de  la  lande  bretonne. 

Notre  seconde  visite  fut  pour  le  plateau  qu'on  a  dénommé  la 
«  Ç/iampeigne.  »  Ce  n'est  plus  l'aspect  noble  et  majestueux  de 
la  forêt,  ce  n'est  plus  même  le  sol  pauvre  de  la  lande  qui  l'avoi- 
sine.  Ici,  c'est  la  misère.  L'ajonc   lui-même  a  peine  à  pousser. 


(1)  Monographie  de  la  commune  de  Senneviéres  (c°"  de  Loches],  par  J.  Audebert, 
instituteur. 

(2)  Monographie  de  la  commune  de  Senneviéres  (C"  de  Loches),  par  J.  Audebert, 
instituteur. 


298  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

La  roche  perce  le  faible  revêtement  de  la  terre.  C'est  le  champ 
d'un  combat  entre  Thomme  et  la  nature  rebelle.  Parfois  cepen- 
dant, on  a  dû  renoncer  à  tirer  cjuoi  c]ue  ce  fût  de  ce  sol,  cjue 
garnit  à  peine  un  g-azon  malingre  et  flétri. 

En  avançant  dans  cette  plaine  à  l'aspect  misérable  on  aperçoit 
de  loin  en  loin,  comme  une  oasis,  un  boucjuet  d'arbres  rabougris, 
quelques  noyers  disséminés.  Les  céréales  font  de  leur  mieux 
pour  végéter,  et  la  vigne  commence  à  paraître,  luttant  coura- 
g-eusement,  avec  succès  par  place,  contre  ce  sol  ingrat.  C'est 
l'avant-garde,  d'un  pays  vignoble.  La  vigne  gagne  par  ici.  Plus 
nous  irons  vers  Bléré,  plus  elle  s'étendra,  et,  lorsque  nous  arri- 
verons en  face  de  la  vallée  du  Cher,  à  perte  de  vue  se  dresseront 
des  files  d'échalas  supportant  des  sujets  que  le  phylloxéra  com- 
mence à  attaquer.  La  nature  du  terrain  est  propice  à  la  viticul- 
ture, aussi,  tout  le  monde  s'y  est-il  adonné  presque  exclusive- 
ment. Le  genre  de  travail  que  requiert  la  vigne  se  prêtant  à  la 
division  de  la  propriété,  on  en  a  profité  :  c'est  non  plus  le  mor- 
cellement, mais  le  parcellement  cjui  préside  au  partage  du  sol  : 
ce  n'est  plus  de  la  culture,  c'est  du  jardinage.  Après  avoir 
parcouru  le  plateau  d'une  extrémité  à  l'autre,  nous  avons  pu 
constater  une  fois  de  plus  l'analogie  frappante  que  présente 
partout  le  relief  du  sol  avec  les  cantons  précédemment  décrits. 

Notre  troisième  excursion  fut  pour  une  autre  partie  du  pays, 
au  Nord-Ouest  de  Loches.  * 

«  Je  vais  vous  faire  parcourir  aujourd'hui,  me  dit  mon  hôte, 
une  région  qui  offre  cette  particularité  d'un  groupement  de  plu- 
sieurs grandes  propriétés  d'une  superficie  de  800  à  1.200  hectares, 
en  bois,  landes  et  cultures,  et  contigûes  les  unes  aux  autres.  Ce 
sont  des  terres  de  chasses  avec  châteaux  et  dépendances  nom- 
breuses, appartenant  pour  la  plupart  à  des  gens  de  finances. 
Domaines  de  haut  luxe,  ils  ne  rapportent  guère  que  la  plai- 
sance à  leurs  possesseurs,  quand  ils  n'exigent  pas  des  sacrifices 
d'argent  pour  leur  entretien.  » 

Pour  y  accéder,  nous  dûmes  quitter  le  plateau  où  était  située 
notre  résidence.  Comme  antérieurement,  même  disposition  des 
lieux.    Pente  rapide,  pour  arriver  à  l'Indre,  dont  la  vallée  est 


LE  TYPE  DU  VARENMER  EN  TOLRAINE.  299 

assez  resserrée  en  cet  endroit  ;  coteau  à  pente  plus  douce  pour  re- 
gagner le  plateau.  Les  deux  versants  opposés  sont  en  majeure 
partie  couverts  de  vignes.  Nous  remarquons  même  certains  lots 
plantés  de  producteurs  directs  américains,  —  un  épisode  de  la 
guerre  entre  le  vigneron  et  son  implacable  ennemi,  le  phyl- 
loxéra. Mais  une  fois  sur  la  hauteur,  plus  d'échalas,  plus  de  vi- 
gnes. Les  bosquets  apparaissent  plus  fréquents,  nous  pénétrons 
dans  la  région  boisée. 

Celle-ci,  beaucoup  plus  sauvage  que  la  forêt  de  Loches,  pré- 
sente une  physionomie  particulière.  Point  de  ces  avenues  soi- 
gneusement tracées  qui  sentent  la  civilisation  et  l'administra- 
tion :  les  chemins  n'y  sont  pas  mathématiquement  distribués. 
Ceux  qui  viennent  couper  la  route  que  nous  parcourons,  sont 
même  dans  un  assez  fâcheux  état,  et  nous  bénéficions  jusqu'à  un 
certain  point  de  la  sécheresse  de  la  saison,  autrement  nous  cour- 
rions grand  risque  de  nous  embourber. 

Nous  remarquons  à  proximité  de  leur  exploitation,  quelques 
grosses  fermes  isolées,  :  dépendances  de  ces  grandes  propriétés. 
Successivement  nous  entrevoyons,  le  château  de  Chanceaux,  celui 
de  Bussières,  —  bel  et  grand  édifice  fienaissance,  ombragé  d'ar- 
bres gigantesques,  l'idéal  du  domaine  isolé  pour  un  gentleman 
farmer,  — Beaurepaire,  Beautertre,  à  quelques  pas  d'une  grande 
lande  sauvage  et  inculte,  et  nous  limitons  notre  promenade  à 
Kerlerouls.  Encore  que  ce  sous-bois  soit  plus  clairsemé  que  la 
forêt  de  Loches  on  ressent  l'impression  qu'il  est  la  représentation 
plus  exacte  de  l'ancien  aspect  du  pays  avec  ses  alternances  de 
futaies,  de  taillis,  de  landes  semées  d'ajoncs.  Des  lièvres,  des 
faisans  courent,  traversant  la  route.  Un  chevreuil  passe  dans 
une  clairière.  Tout  ce  petit  monde  est  bien  tranquille:  ce  n'est  pas 
la  saison  des  terreurs  pour  lui.  D'ailleurs,  bien  que  sur  la  route  dé- 
partementale de  Loches  à  Chinon,  nous  faisons  peu  de  rencontres. 
Quant  aux  essences  d'arbres,  se  sont  les  mêmes  que  pour  la 
forêt  de  Loches,  avec  cette  différence  toutefois  que  nous  consta- 
tons en  divers  endroits  la  plantation  de  bois  de  pin,  destinée  à 
amender  le  sol  extraordinairement  pauvre  de  la  lande.  Pour 
affirmer  la  ressemblance,  à  Bussières,  un  étang. 


300  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

L'excursion  suivante  eut  pour  objet  la  vallée.  Nous  avions 
jusque-là  envisagé  la  forêt  sous  ses  deux  aspects;  nous  avions 
remonté  les  coteaux  où  se  plait  la  vig-ne  et  d'où  elle  déborde  sur 
le  plateau,  dont  elle  conquiert  des  territoires  parfois  très  étendus  ; 
nous  avions  traversé  le  plateau  défriché  qu'on  nomme  ici  géné- 
ralement la  plaine  :  restait  donc  la  vallée. 

Nous  descendîmes  le  cours  de  l'Indroye  jusqu'à  Azay,  point  de 
sa  jonction  avec  l'Indre,  par  une  route  qui  longe  la  rivière  et 
porte  la  trace  des  incursions  constantes  de  cette  dernière.  Les 
prairies  qui  la  bordent  sont  arrosées  abondamment  :  c'est  là  le 
domaine  des  eaux.  Souvent,  pendant  la  saison  d'hiver,  les  com- 
munications sont  interrompues.  Elles  le  sont  fréquemment  encore 
lorsque  des  orages  et  des  pluies  abondantes  amènent  de  brus- 
ques inondations. 

A  la  limite  ordinaire  de  l'action  des  eaux  commencent  les  cul- 
tures, mais  resserrées,  morcelées,  enchevêtrées  les  unes  dans  les 
autres.  On  sent,  dès  l'abord,  que  le  terrain  est  disputé.  Lorsque, 
remontant  ensuite  le  cours  de  l'Indre,  nous  arrivâmes  au  bourg 
de  nie  Thimé,  je  fis  remarquer  à  mon  hôte  cette  disposition 
plus  nettement  accentuée  en  la  lui  désignant  par  ce  cri  :  «  La  Va- 
renne!  »  En  effet,  c'est  bien  là  la  Vai'enne,  une  réduction  de  la 
grande  Varcnne  de  la  Loire,  aux  habitations  groupées,  et  en- 
tourées de  lots  de  terrains  occupés  par  une  bigarrure  de  cultures 
variées,  parcimonieusement  partagées  entre  les  gens  de  la  loca- 
lité. 

La  terre  produit  presque  sans  effort,  étant  donné  la  richesse 
bien  connue  des  sols  d'alluvions.  Ce  n'est  plus  du  jardinage 
comme  pour  la  vigne,  mais  du  maraichage,  de  la  cueillette. 
Nous  avions  suivi  un  des  rulmns  d'argent  qui  galonné  l'habit 
de  drap  grossier  dont  un  humoriste  a  affublé  la  Touraine. 

Pour  la  fm,  nous  avions  réservé  une  visite  à  un  médecin  du 
voisinage,  président  d'un  syndicat  agricole,  qui  nous  reçut  avec 
la  plus  grande  cordialité  et  se  mit  à  notre  entière  disposition  dès 
que  nous  lui  eûmes  expliqué  notre  projet.  C'est  grâce  à  ses  con- 
seils éclairés  en  même  temps  qu'à  son  influence  que  je  pus  étudier 
à  fond  et  monographier  une  famille  de  cultivateurs  de  la  région. 


LE  TYPE  DU  VARENMER  EN  TOURAINE.  301 

Là,  le  sol  défriché  depuis  longtemps  par  de  grands  propriétaires, 
généralement  des  ordres  religieux,  a  vu  s'étendre  la  grande  cul- 
ture. Une  racé  de  paysans  intenses  formés  à  cette  école  s'est 
développée.  Nous  la  retrouverons  plus  tard. 

Cette  dernière  excursion  complète  notre  vue  d'ensemble  sur  le 
pays. 

Pour  achever  la  description  des  phénomènes  qui  sont  consé- 
quents du  lieu,  nous  ferons  simplement  remarquer  que  l'impor- 
tance, si  considérable  encore  aujourd'hui,  de  l'élément  syl- 
vestre a  pour  effet  de  déchaîner  sur  ce  pays  de  violents  orages 
qui  causent  de  grands  dégâts.  Si  la  moyenne  des  pluies  est  plus 
rare  que  dans  le  reste  de  la  France,  leur  action  momentanée  est 
pUis  brutale  :  elles  sont  torrentielles.  Maintes  fois,  de  fortes  gelées 
surviennent  inopinément,  qui  détruisent  en  quelques  heures 
les  meilleures  espérances  des  vignerons.  L'humidité  qui  s'élève 
des  vallées  se  condense  en  brouillards  glacés  dont  le  contact  est 
funeste  aux  vignobles. 

Le  climat  est  plutôt  vanté  pour  sa  douceur.  Sur  les  plateaux  où 
l'air  est  vif,  les  variations  de  température  sont  moins  brusques, 
que  dans  la  vallée  et  sur  les  coteaux.  D'ailleurs  les  parties  boisées 
sont  un  correctif  et  protègent  les  environs  contre  les  coups  de 
vent  subits. 

Il  m'a  été  donné  d'assister  à  deux  phénomènes  météorologiques 
assez  curieux  :  une  tempête  de  sable  tourbillonnant  sous  l'effort 
du  vent  et  formant  trombe  ;  un  orage  sec  accompagné  de  tonnerre 
et  éclairs.  Tous  deux  sans  une  goutte  d'eau.  Il  est  vrai  que  cette 
année  là  comptera  pour  sa  sécheresse  extrême  dans  les  souvenirs 
des  paysans,  dont  les  plus  vieux  ne  se  rappellent  pas  en  avoir  vu 
de  semblable. 

Le  sous-sol  de  la  Touraine  est  composé  de  craie.  Ce  subs- 
tratum  affleure  sur  les  flancs  des  vallées  et  règne  avec  continuité 
sous  les  plateaux  qui  sont  généralement  recouverts  par  la  for- 
mation tertiaire  :  limons  et  graviers  des  plateaux,  argiles  à  si- 
lex, marnes,  faluns  de  Touraine.  Parfois  le  calcaire  d'eau  douce, 
la  craie  Tufîau  et  la  craie  jaune  de  Touraine  occupent  de  larges 


302  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

espaces.  Les  vallées  sont  formées  d'alluvions  anciennes  et  mo- 
dernes. 

La  couche  de  terre  vég-étale  déposée  par  la  suite  des  âges  sur  ce 
sous-sol  dur,  peu  perméable,  et  conservant  V humidité,  était  ou 
ne  peut  plus  propice  à  la  naissance  de  la  forêt  dont  rien  ne  ve- 
nait entraver  le  libre  développement.  Ces  mêmes  raisons  de  du- 
reté et  d'imperméabilité  laissaient  peu  de  prise  au  travail  des 
eaux.  Pas  d'affouillement.  De  là,  la  faible  profondeur  du  lit  de 
la  Loire  et  de  ses  affluents.  De  là,  leurs  continuels  débordements, 
leurs  inondations  qui  imposaient  à  la  forêt  des  limites  que  celle- 
ci  ne  pouvait  franchir.  Souvent,  des  crues  énormes  dévastaient 
des  cantons  entiers,  et  les  rivières,  capricieuses,  changeaient 
leurs  parcours,  limitées  à  leur  tour  par  les  contreforts  de  la  val- 
lée. Cette  lutte,  ce  duel  formidable  entre  deu.x;  forces  de  la  na- 
ture, l'une  impétueuse,  l'onde,  l'autre  inerte,  l'arbre,  durèrent 
pendant  des  siècles.  Les  alluvions,  sans  cesse  accumulées  par  les 
cours  d'eau,  formaient  de  nouveaux  territoires  :  desatterrissements 
se  produisaient;  et  là,  où  l'arbre  ne  pouvait  plus  s'élever,  la 
prairie  naissait,  arrosée  et  vivifiée.  C'est  ainsi  que  peu  à  peu, 
par  le  libre  jeu  des  forces  naturelles  se  constituent  des  Varenne^ 
en  des  bandes  de  terres  riches,  qui,  sans  discontinuer,  se  refor- 
maient tout  le  long-  du  parcours  des  eaux,  Varennes  d'autant  plus 
étendues  que  plus  large  était  la  vallée. 

Aujourd'hui  encore,  bien  qu'un  système  complet  d'endigue- 
ment  ait  régularisé  le  cours  du  fleuve  et  de  ses  affluents,  la  for- 
mation d'une  Varenne  est  un  phénomène  constant.  On  assiste  à 
sa  genèse. 

Un  ilôt  s'élève,  limoneux  produit  des  pleines  eaux  de  l'hiver  et 
du  printemps.  Bientôt,  il  émerge  lorsqu'arrive  l'été,  où  les  eaux 
sont  si  basses  qu'on  les  traverse  à  gué.  L'ilôt  prend  de  la  consis- 
tance par  la  naissance  spontanée  de  l'herbe  dont  les  racines  en 
cimentent  toutes  les  parties.  Quand  revient  l'époque  des  crues, 
un  nouvel  apport  se  dépose  qui  exhausse  encore  l'ile  récente.  Une 
nouvelle  varenne  est  créée  :  la  culture  immédiatement  s'en  em- 
pare. 

Ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  la  constitution  du  sous-sol, 


LE  TYPE  DU  VARENNIER  EN  TOURAINE.  303 

dur  et  difficilement  perméable,  conservait  un  fonds  d'humidité 
tout  à  fait  favorable  au  développement  de  la  végétation  fores- 
tière. Aussi  bien,  la  Touraine  en  était-elle  presque  entièrement 
recouverte.  La  forêt  tourangelle  se  rattachait  à  celles  des  régions 
circonvoisines,  l'Anjou,  le  Maine,  leBerry,  le  Poitou.  Les  vallées, 
seules,  dans  la  partie  avoisinant  les  cours  d'eau  formaient  sépa- 
ration entre  les  ombrages  épais  qui  laissaient  à  peine  pénétrer 
jusqu'à  la  terre  les  rayons  du  soleil. 

Sur  les  plateaux  où  l'écoulement  des  eaux  se  faisait  difficile- 
ment en  raison  du  manque  d'inclinaison,  leur  stagnation  for- 
mait des  marais,  des  étangs  nombreux  aux  miasmes  délétères. 

Par  l'état  d'une  partie  de  l'Amérique  septentrionale  au  siècle 
dernier,  telle  que  nous  l'ont  décrite  les  auteurs  anglo-américains, 
nous  pouvons  avoir  une  idée  de  l'état  de  la  Touraine  à  l'é- 
poque la  plus  reculée. 

Climat  froid  ou  humide,  forêts,  marécages,  vallées  ravagées 
par  des  cours  d'eau  torrentueux,  telle  était  la  physionomie  du 
pays.  Les  animaux  sauvages  y  pullulaient,  voire  même  de 
grands  fauves. 

Lorsque  les  Préceltiques,  anciens  pasteurs,  ayant  peu  à  peu 
tué  et  perdu  leurs  troupeaux  dans  la  longue  série  de  forêts 
qu'ils  avaient  parcourues,  réduits  pour  subsister  à  se  livrer  au 
travail  de  la  chasse  et  de  la  cueillette,  lorsque  les  Préceltiques 
débouchèrent  par  petits  groupes  dans  ce  pays,  ils  y  trouvèrent, 
réunies^  toutes  les  conditions  requises  pour  leur  existence  :  une 
chasse  abondante,  un  pêche  fluviale  facile,  une  cueillette  assurée 
avec  les  arbres  à  baies  et  à  fruits.  Bien  plus,  le  sol  leur  offrait, 
semés  dans  ses  argiles,  des  silex  inépuisables,  ressource  précieuse 
pour  la  fabrication  des  armes  qui  leur  étaient  nécessaires  pour  la 
lutte  contre  les  animaux  dont  ils  tiraient  leur  nourriture  et  leur 
vêtement.  Ils  avaient  ainsi  sous  leurs  pieds  un  arsenal  pour  se  dé- 
fendre également  contre  les  survenants,  qui  tentaient  de  les  débus- 
quer de  leurs  positions.  C'est  sûrement  à  la  période  de  leur  occu- 
pation qu'il  faut  faire  remonter  la  création  et  le  développement  du 
célèbre  atelier  de  pierres  taillées  et  polies  du  Grand  Pressigny, 

T.   XXVUI.  22 


304  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

le  plus  considérable  qu'on  ait  trouvé  jusqu'ici.  Il  était  un  produit 
du  Lieu.  Les  deux  objectifs  de  cette  société  primitive  étant  la 
chasse  et  la  guerre,  la  fabrication  des  armes  de  pierre  prit  en 
cet  endroit  une  importance  extraordinaire  :  elle  donna  lieu  à 
des  trafics  certainement  considérables,  puisqu'on  a  trouvé  jus- 
qu'en Belgique  des  silex  provenant  de  ce  même  atelier  du  grand 
Pressigny,  et  reconnaissables  à  leur  taille  particulière. 

J'ai  moi-même  recueilli  dans  un  champ,  aux  environs  de  Do- 
lus  un  grattoir  en  silex  de  cette  provenance,  recouvert  d'une 
gangue  calcaire  par  l'action  du  temps. 

Nous  savons  comment  les  Celtes,  partis  du  bord  de  la  mer 
Caspienne  sont  arrivés  en  Occident  à  l'état  de  pasteurs  et  à  l'é- 
tat patriarcal.  Plus  heureux  que  leurs  devanciers,  qui  rappellent 
les  modernes  pionniers  de  l'Amérique  du  Nord,  chasseurs  de 
fourrures,  ils  ont  su  conserver  en  partie  leurs  troupeaux.  Nous 
pouvons  les  suivre  jusqu'à  la  vallée  du  Danube,  puis,  dans  leur 
séjour  prolongé  sur  le  plateau  bavarois,  région  boisée  et  maré- 
cageuse, où  ils  durent,  par  suite  de  l'amoindrissement  des  es- 
paces propres  à  l'art  pastoral,  modifier  leur  mode  d'existence. 
Forcés  de  restreindre  leurs  troupeaux,  ils  se  virent  dans  lanécas- 
sité  de  se  transformer  de  pasteurs  cavaliers  qu'ils  étaient  en  pas- 
teurs piétons.  Mais  ils  purent  conserver  une  partie  de  leur  bétail 
et  y  adjoignirent  même  le  porc  particulièrement  adapté  aux  sols 
forestiers  (1). 

Nous  savons  aussi  comment  l'afflux  constant  des  peuples  ve- 
nant de  l'Orient  les  précipita  vers  la  Gaule,  où  ils  entrèrent  par 
la  trouée  de  Belfort,  Là,  ils  trouvèrent  les  Préceltiques. 

Les  Celtes  recherchaient  pour  leur  établissement,  non  plus 
les  forêts  et  les  étangs,  mais  la  lisière  des  bois,  entre  les  fonds 
marécageux  de  la  vallée  et  les  pentes  boisées  (2).  Tirant  leurs  res- 
sources principales  de  l'art  pastoral,  il  leur  fallait  les  bords  des 
rivières  pour  les  pâturages,  le  voisinage  des  forêts  pour  les 
glandées.  Enfin,  difierant  en  ceci  encore  de  leurs  prédécesseurs, 

(1)  La  Science  sociale.  Mars  91.  Les   modifications  des  transports,   par  H.  de 
Tourville  et  Demolins. 

(2)  Idem. 


LE    TYPE    DU    VARENMER    EN    TOURAINE.  305 

ils  se  livraient  aune  culture  rudimentaire  en  vue  de  compléter  par 
elle  leurs  ressources  amoindries  par  un  sol  en  grande  partie  cou- 
vert d'arbres.  Cette  situation  est  topique  :  elle  se  prête  à  de  pe- 
tites exploitations  agricoles.  «  Insinués  entre  les  marais  des  bas- 
ses terres  et  les  massifs  forestiers  qui  garnissent  les  versants,  le 
marais  ne  leur  demande  aucun  travail  pour  nourrir  leurs  ani- 
maux, la  forêt  ne  leur  donne  que  la  peine  de  récolter  ses  pro- 
duits spontanés;  la  culture  à  la  lisière  des  bois  n'est  diffi- 
cile ni  par  le  défrichement,  ni  par  l'entretien  de  la  fécondité 
du  sol  auquel  l'eau  et  la  terre  végétale  sont  assez  régulière- 
ment fournis  par  la  pente  de  la  forêt  (1).  » 

Entre  les  derniers  arrivants  et  les  Préceltiques,  il  y  a  eu  très 
vraisemblablement  lutte  en  Touraine.  Ce  pays  leur  offrait  aussi 
tous  les  avantages  qu'ils  recherchaient.  Mieux  organisés,  plus 
nombreux  peut-être  que  les  premiers  occupants,  ils  en  triom- 
phèrent à  la  longue.  L'atelier  du  Grand  Pressigny  fut  détruit,  les 
Préceltiques  exterminés,  dispersés  ou  réduits  en  esclavage.  L'état 
des  restes  de  cet  atelier  témoigne  qu'il  dût  être  anéanti  en  plein 
essor,  et  porte  la  trace  de  travaux  brusquement  interrompus. 
Les  vainqueurs  prirent  possession  des  positions  qu'ils  recher- 
chaient et  se  multiplièrent  dans  une  région  aussi  favorable  à 
leur  expansion. 

Une  fois  installés  et  en  voie  de  s'accroître  en  nombre,  ils  subis- 
sent, au  bout  d'un  certain  temps  une  nouvelle  transformation. 

La  culture,  rudimentaire  d'abord,  ne  tarde  pas  à  prendre  une 
importance  plus  considérable,  par  l'effet  de  leur  situation  séden- 
taire et  de  leur  commencement  d'appropriation  du  sol. 

Or  la  culture  devient  un  dissolvant  pour  la  communauté  de 
famille,  parce  que  les  individualités  se  dessinent  davantage.  Les 
plus  capables  sentent  le  besoin  de  s'émanciper,  afin  de  jouir  en- 
tièrement du  produit  de  leur  travail. 

Comme  les  communautaires,  en  dehors  de  l'autorité  du  père  de 
famille,  éprouvent  la  plus  grande  difficulté  à  constituer  un  gou- 

(1)  Idem.  —  Mouvement  social,  nov.  93.  Observations  sur  l'Enquête,  par  H.  de 
Tourville. 


306  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

vernement.  ce  fut  à  certains  individus  parmi  eux  présentant 
des  garanties  de  force  ou  d'intelligence  qu'ils  se  rattachèrent  pour 
la  défense  de  leurs  intérêts. 

Le  clan  se  créa,  et  s'affirma  encore  plus,  lorsqu'un  autre  ra- 
meau, Celte  d'origine,  les  Kimris.  arrivant  du  Nord  par  les  vastes 
plaines  de  la  Germanie,  leur  donna  des  chefs  cavaliers. 

Plus  favorisés  que  les  précédents,  ils  avaient  pu  garder  leurs 
chevaux.  Ces  Equités,  comme  les  désigne  César,  constituèrent  une 
aristocratie  militaire  qui  se  substitua  définitivement  à  l'autorité 
du  père  de  famille,  presque  complètement  annihilée. 

C'est  dans  cet  état  social  que  César  trouva  la  Gaule.  Il  la  con- 
quit bien  plus  par  une  politique  romaine  que  par  les  armes.  Il  la 
dota  d'un  gouvernement  régulier.  Délivrés  de  la  lourde  charge 
de  s'administrer  eux-mêmes,  les  «  molles  Turones  »  se  livrèrent 
plus  activement  à  la  culture,  et,  sous  l'impulsion  des  colons 
romains,  le  défrichement  des  forêts  prit  une  extension  plus  grande. 
Ils  s'attacjuèrent  au  plateau,  et  nous  retrouverons  par  la  suite 
leurs  rejetons  vivaces  qui  donnèrent  naissance  à  un  type  supé- 
rieur de  paysans. 

Le  tvpe  de  la  vallée  ou  de  la  Varenne  resta  à  peu  près  ce  qu'il 
était  :  petit  paysan,  se  livrant  à  une  petite  culture,  sur  un  pe- 
tit terram.  L'apparition  de  centres  urbains  fit  éclore  la  culture 
maraîchère  —  presque  une  cueillette,  étant  donnés  les  résultats 
à  peu  près  immédiats  du  rendement  de  la  terre.  —  Nos  paysans 
de  la  Varenne  ne  sortaient  de  leur  situation  de  petits  cultiva- 
teurs qu'en  se  rejetant  vers  les  métiers  urbains  que  leur  facili- 
taient leurs  relations  fréquentes  avec  la  ville. 

Ajoutons  qu'ils  furent  faiblement  influencés  par  les  idées  par- 
ticularistes  qu'apportèrent  du  Nord  les  conquérants  francs,  leurs 
petits  domaines  morcelés  étant  d'une  prise  peu  avantageuse  en 
raison  du  grand  nombre  de  bras  nécessaires  à  leur  exploita- 
tion. 


LE    TYPE    DE    VARENNIKR    EN    TOURAINE.  307 


II.    LE    TRAVAIL    DU    VARENNIER 

Ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  la  Varenne  olfrait,  par  sa 
situation  à  la  lisière  des  bois,  par  ses  productions  naturelles, 
par  ses  pâturages,  un  territoire  d'élection  aux  émigrants  cel- 
tes. 

Bien  que  le  type  primitif,  par  l'action  du  temps  et  sous  des 
influences  diverses,  se  soit  déformé,  nous  devons  retrouver  des 
traces  sensibles  de  son  origine  dans  les  phases  de  son  existence, 
dans  cette  quantité  de  détails  qui  constituent  le  caractère  d'une 
race.  Nous  devons  pouvoir  remonter  les  anneaux  successifs  de 
cette  chaîne  qui  rattache  le  type  actuel  aux  pasteurs  semi-sé- 
dentaires et  communautaires  dont  il  est  issu. 

Prenons  pour  point  d'observation  Berthenay,  une  commune 
située  à  la  jonction  daCher  et  de  la  Loire,  assez  distante  de  Tours 
pour  n'être  pas  absorbée  entièrement  par  un  genre  de  culture 
maraîchère,  que  nécessite  le  voisinage  d'une  grande  ville  en 
vue  de  son  alimentation. 

Berthenay  présente  les  caractères  les  plus  intenses  du  Lieu 
qui  est  dénommé  Varenne.  Un  sol  entièrement  composé  d'allu- 
vions,  d'apports  de  sables  charrié  par  la  Loire,  et  d'une  forma- 
tion assez  ancienne  pour  que  la  forêt  ait  pu  s'étendre  jusqu'à 
l'une  des  parties  de  son  territoire  ainsi  que  le  témoignent  les 
anciennes  chroniques  locales  et  l'appellation  de  bois  de  Plantes, 
qu'a  conservé  un  hameau  situé  au  bec  du  Cher. 

Cette  région  est  fréquemment  dévastée  par  les  inondations, 
malgré  des  digues  élevées  depuis  fort  longtemps  :  les  archives  de 
Berthenay  mentionnent  entre  autres  la  crue  de  1608  qui  causa 
d'épouvantables  ravages,  et  les  paysans  parlent  encore  avec  terreur 
de  celles  de  18i6-1856-1866,  qui  anéantirent  leurs  récoltes  et  cau- 
sèrent des  dommages  incalculables  :  en  18i6,  un  village  tout 
entier  fut  emporté  ;  le  sable  avait  envahi  les  terres  et  il  fallut 
plusieurs  années  pour  le  rendre  à  la  culture. 

Vers  la   fin   de  l'époque   romaine,   ce  canton   de  la  Varenne 


308  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

était  une  vaste  propriété  en  partie  couverte  de  bois  où  l'ormeau 
était  l'essence  dominante.  C'est  là  un  indice  d'une  certaine  an- 
ticjuité  quant  à  l'appropriation  et  l'exploitation  de  son  sol. 
Saint  Perpet  légua  à  son  église  de  Tours  cette  propriété  qui  de- 
vint ainsi  un  fief  des  moines.  Ceux-ci  en  activèrent  la  culture 
et  en  étendirent  le  défrichement.  Comme  souvenir  de  leur  pos- 
session, il  reste  encore  aujourd'hui  une  grange  considérable  qui 
porte  leur  nom  :  Elle  servait  à  enmagasiner  les  récoltes  de  cette 
terre  fertile. 

Oui,  terre  fertile!  Quelle  que  soit  la  saison,  jamais  elle  n'a  cet 
aspect  morne,  presque  désolé  de  certaines  contrées,  une  fois  la 
récolte  rentrée.  Encadrée  de  peupliers,  de  saules  argentés,  elle 
est  toujours  verdoyante  et,  toute  l'année,  les  cultures  se  succèdent 
presque  sans  interruption.  Autrefois  un  système  d'irrigations, 
par  des  canaux  nombreux  et  peu  profonds,  distribuaient  l'eau 
avec  profusion.  Aujourd'hui,  ces  canaux  bordés  de  haies  où, 
par  place  s'élèvent  l'ormeau  et  le  frêne  noueux,  servent  de  li- 
mites ou  séparent  les  champs. 

La  superficie  de  la  commune  de  Berthenay  se  décompose  ainsi. 

Terres  labourables  :  prairies  artificielles,  céréales.  .3o6  h. 

Prairies  naturelles  (Herbages) 83  h. 

Landes,  terres  incultes 8  h. 

Bois 4  h. 

Vignes 3  h. 

.Jardins 102  h. 

Propriétés  bâties,  routes,  clieniins,  levées 180  h. 

738  h. 

Aperçu  des  coteaux  de  Savonnières  qui  dominent  cette  par- 
tie de  la  Varenne,  le  territoire  de  Berthenay  figure  bien  un 
damier  gigantesque.  En  tous  temps,  la  Varenne  est  verte,  mais 
le  mouvement,  l'alternance  des  cultures  en  font  varier  constam- 
ment la  disposition  des  tons. 

M.  B.,  curé  de  Berthenay,  a  bien  voulu  nous  communiquer  des 
notes  détaillées  qui  donnent  une  idée  très  nette  de  la  succession 
ininterrompue  des  travaux  c|ui  remplissent  l'existence  du  Varen- 
nier. 


LE    TYPE    DU    VARENNIKR    EN    TOURAINE.  309 

«  Cette  verdure  de  la  Varenne  ne  ressemble  point  à  celle  des 
autres  pays  où  Ton  cultive  les  céréales.  Celles-ci  n'y  occupent 
en  ellet  qu'une  partie  des  terres,  la   moitié  environ. 

<'  Pendant  que  cette  moitié  verdoie,  l'autre  est  déjà  fleurie  : 
les  jaunes  corolles  des  navets  se  sont  ouvertes;  ils  sont  aussi- 
tôt arrachés  par  d'activés  ménagères.  Partout  où  la  teinte  brune 
des  terres  a  reparu,  les  laboureurs  sont  à  leur  poste;  le  sol, 
profondément  remué  par  la  charrue  ou  par  la  bêche,  englou- 
tit le  fumier  étendu  en  épaisses  couches. 

«  Le  pied  gauche  chaussé  d'un  énorme  sabot,  les  mains  ar- 
mées d'une  longue  et  large  pelle,  le  paysan  soulève  et  retourne 
d'un  coup  d'énormes  mottes  de  cette  terre  friable  que  la  herse 
rendra  tout  à  l'heure  aussi  unie  que  le  sable  le  plus  fin. 

«  La  culture  des  menus  réclame  en  effet  ce  travail  spécial 
et  ces  soins  particuliers.  On  sème  successivement,  l'oignon,  l'a- 
nis,  l'olivète  ou  œillette,  le  millet,  le  maïs,  et  plus  tard,  le  chan- 
vre, les  haricots,  la  courge. 

«  Pendant  ce  temps,  les  graminées  ont  poussé  avec  une  vigueur 
étonnante,  les  champs,  courbés  par  la  brise  de  l'Ouest,  pren- 
nent déjà  une  teinte  blonde;  là-bas,  la  prairie  étale  son  émail 
tout  parsemé  des  têtes  blanches  des  pâquerettes  et  des  grappes 
embaumées  de  mélillot.  Dans  les  fermes,  on  rentre  les  charrues 
et  déjà  les  faux  s'apprêtent. 

«  Rude  saison  que  celle-ci  pour  le  cultivateur.  Du  matin  au 
soir,  il  lui  faut  braver  le  soleil  qui  darde  ses  rayons  sur  ces 
terres  déjà  chaudes,  et  le  temps  dont  il  dispose  pour  la  fenai- 
son est  bien  court.  Déjà  les  seig'les  sont  mûrs,  les  épis  se  ba- 
lancent à  deux  mètres  du  sol  et  bientôt  les  blés  seront  prêts  à  leur 
tour.  En  quelques  semaines_,  la  récolte  est  serrée.  Les  chaumes 
aussitôt  moissonnés  laissent  le  champ  libre  à  la  charrue  qui 
fend  la  terre  poussiéreuse  et  desséchée.  Il  faut  se  hâter  pour 
de  nouvelles  semailles.  Le  fourrage  d'hiver,  les  navets,  pren- 
nent possession  du  terrain  où  tout  à  l'heure  se  balançaient  les 
céréales,  et,  vienne  la  pluie  ou  la  rosée  de  septembre,  ils  verdi- 
ront à  leur  tour.  Entre  temps,  les  machines  à  battre  sont  ar- 
rivées, la  vapeur  ronfle    et  le   grain  tombe  en    cascades  dans 


310  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

les  sacs  qu'il  remplit,  pendant  que   la  paille  s'entasse  en  bau- 
ffes  ou  s'empile  dans  les  granges  et  les  greniers  à  côté  du  foin. 

u  Les  navets  sont  à  peine  semés  que  les  chanvres  sont  mûrs. 
Ici  commence  une  des  plus  rudes  besognes  du  Varennier.  La  terre 
est  bien  sèche  au  commencement  de  septembre  et  la  plante 
ne  peut  être  coupée,  la  fibre  divisée  perdrait  de  sa  valeur.  Il 
faut  donc  l'arracher.  Au  bout  de  quelques  heures,  les  mains 
saignent.  Peu  importe!  A  qui  finira  le  plus  tôt  la  tâche  com- 
mencée. Et  les  paquets  s'alignent,  et  le  champ  se  dépouille. 
La  sueur  coule  du  front,  ruisselle  sur  la  torse  demi  nu,  le  soleil  est 
lourd,  le  travail   dur,  mais  la  besogne  est  achevée. 

«  Que  non  pas!  elle  est  à  peine  commencée.  Il  faut  lier  en  bot- 
tes ces  tiges,  les  charger,  les  porter  au  fleuve  pour  les  rouir. 

(1  Heureusement  qu'en  cette  saison  la  Loire  est  clémente  :  elle 
coule  paresseusement  sur  ses  longues  grèves  aux  sables  dorés; 
.son  flot  s'allonge,  calme  et  pur  entre  les  iles,  sur  les  cailloux 
et  les  galets  qu'il  caresse.  On  trouvera  facilement  la  place  fa- 
vorable pour  serrer  la  récolte.  A  la  rivière  tout  le  monde!  La 
marre  fait  rage,  piochant  et  fouissant  le  sable  sous  l'eau  qui 
rejaillit,  et  le  paquet  disparaît  dans  le  trou  bientôt  recouvert 
par  la  grève  déplacée  pour  faire  place  au  paquet  voisin. 

«  Dans  huit  jours,  le  chanvre  aura  perdu  sa  teinte  verte  :  il 
aura  jauni.  Le  travail  recommence.  On  arrache  les  bottes,  on 
les  délie,  et  l'on  étale  les  tiges  au  soleil,  sur  la  grève.  Adieu  les 
parfums  agrestes. 

«  Adieu  la  promenade  du  soir.  Une  odeur  infecte  empeste  l'at- 
mosphère et  pénètre  partout.  Cette  période  durera  quinze  jours, 
trois  semaines,  jusqu'à  ce  que  les  retardataires,  —  car  il  y  en  a, 
—  aient  achevé  leur  cueillette. 

«  Le  chanvre  étalé  au  soleil  doit  être  retourné  souvent  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  bien  sec.  On  refait  ensuite  les  bottes  pour  les  trans- 
porter au  logis,  où  elles  vont  reposer  quelques  semaines. 

«  D'autres  récoltes  pressent.  Les  oiseaux  s'abattent  par  mil- 
liers sur  les  champs  jaunis  où  les  longs  épis  du  millet  s'inclinent 
vers  la  terre.  L'oignon  doit  être  arraché  bien  vite  :  la  pluie  le 
ferait  reverdir.  Les  haricots  sont  mûrs,  on  les  empile  en  meu- 


LE    TYPE    DU    VARENNIER    EN    TOURAINE.  311 

Ions,  ils  profitent  encore,  prennent  du  poids  et  sont  meilleurs. 
Il  y  a  déjà  longtemps  que  les  olivètes  sont  cueillies;  mais  les 
citrouilles  ont  grossi,  elles  encombrent  les  champs.  On  les  en- 
tassera sous  la  paille  et  les  feuilles  qui  les  préserveront  des  pre- 
mières gelées  d'hiver. 

«  L'arrachage  des  pommes  de  terre,  des  betteraves  viendra 
ensuite,  car  il  faut  se.  hâter,  se  hâter  toujours  :  le  temps  des  se- 
mailles approche.  Déjà,  dans  la  terre  débarrassée  des  menus,  on 
commence  à  conduire  les  lourds  tombereaux  chargés  de  fumier  : 
les  labours  reprennent,  pour  semer  le  seigle  et  le  froment  et 
préparer  la  récolte  prochaine. 

«  Le  matin,  bien  avant  l'aube,  et  le  soir,  bien  avant  dans  la 
nuit,  un  bruit  singulier  se  fait  entendre  de  tous  côtés  :  claque- 
ments multipliés,  continus,  bruyants  d'abord,  puis  assourdis, 
reprenant  plus  aigus  et  continuant  avec  ces  alternatives  leur 
vacarme  rythmé.  C'est  le  bruit  de  la  broyé  ou  braije  occasionné 
par  les  broyeurs  de  chanvre.  Le  broyag-e  se  fait  la  nuit,  ou  le 
matin,  surtout.  Il  commence  vers  trois  heures  et  demie  et  doit 
être  terminé  avant  le  lever  du  soleil.  Celui  qui  en  dépasserait 
l'heure  serait  considéré  comme  paresseux. 

<c  Le  paysan  est  à  jeun  et  n'y  voit  pas  clair,  mais  cela  n'empê- 
chera pas  sa  besogne.  La  provision  est  là,  à  sa  portée.  Le  man- 
che de  son  lourd  instrument  dans  sa  main  droite,  il  saisit  de  la 
gauche  une  poignée  de  tiges  rouies  et  préalablement  séchées  au 
four.  Il  la  présente  à  l'instrument  et  il  frappe.  La  tige  s'amollit, 
une  poussière  épaisse  s'en  dégag-e  semée  de  brindilles  et  d'éclats 
décorée,  et  la  fibre  apparaît  jaune  et  brillante.  Le  broyeur  la 
jette,  reprend  d'autres  tiges  et  continue  ainsi  sans  s'arrêter  jus- 
qu'à ce  que  sa  provision  soit  épuisée  ou  que  le  jour  vienne  l'ap- 
peler à  d'autres  travaux. 

«  Ce  chanvre  sera  ensuite  teille,  réuni  en  bottes  et  serré  en  at- 
tendant le  passage  de  l'acheteur.  Le  millet  réclame  d'autres 
soins.  Il  faut  le  couper,  épi  par  épi,  enlever  la  feuille,  le  pa- 
queter  provisoirement,  pour  le  laisser  sécher.  Plus  tard,  il  subira 
des  manipulations  nouvelles,  sera  compté  et  réuni  par  bottes  de 
cent  épis,  liées  et  coupées  d'égale  longueur. 


312  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

«  Les  haricots  attendent  leur  tour.  Toute  cette  récolte  doit 
être  serrée,  car  voici  les  vendangées  et,  pour  quelques  jours,  la 
Varenne  va  se  dépeupler. 

«  Les  vignes  y  sont  rares  en  effet,  quelques  lopins,  çà  et  là, 
dans  les  endroits  où  les  inondations  ont  laissé  du  sable  mêlé  de 
jar.  Ce  sont  les  coteaux  qui  sont  la  patrie  du  vin  et  tous  les  pro- 
priétaires ont  leur  clos  sur  les  collines  de,  Savonnières,  de  Vil- 
landry  ou  de  Vallères.  Bien  peu  Font  sur  la  cote  de  Saint-Etienne 
ou  de  Cinq-Mars.  Il  faudrait  traverser  la  Loire,  et  la  capricieuse 
ne  permet  pas  toujours  ces  expéditions.  D'ailleurs,  les  ponts  sont 
loin  et  il  est  difficile  de  soigner  les  ceps.  La  récolte  du  vin  n'oc- 
cupe guère  en  général,  le  Varennier.  Les  clos  sont  peu  étendus. 
Ils  suffisent  à  la  consommation,  on  ne  leur  demande  pas  plus. 

«  L'hiver  est  venu  avec  ses  jours  courts,  ses  frimas,  ses  neiges 
et  ses  pluies.  C'est  le  temps  du  repos  pour  nos  paysans.  Quelques 
labours,  l'entretien  des  fossés,  l'élagage  des  arbres  et  des  haies, 
et  les  veillées  au  coin  du  feu  se  partagent  ses  loisirs.  L'homme 
de  la  Varenne  est  frileux,  il  aime  son  foyer.  Malheureusement  les 
ressources  intellectuelles  lui  font  presque  complètement  défaut, 
et  c'est  avec  plaisir  qu'il  voit  revenir  le  printemps  et  la  reprise 
des  travaux.  » 

Observons  maintenant  le  plan  de  cette  exploitation,  dont  nous 
venons  de  voir  l'esquisse  rapide  embrassant  le  cours  d'une  année. 

Le  bien  est  partagé  en  deux  parts  à  peu  près  égales,  céréales 
et  menus,  alternant  de  façon  à  produire  trois  récoltes  en  deux 
ans. 

Il  n'est  point  fait  àe  jachères;  la  fertilité  du  sol  ne  les  néces- 
site pas.  Une  certaine  harmonie  règne  entre  les  voisins  quant  à 
ce  qui  a  trait  à  l'uniformité  des  cultures  :  ils  s'entendent  volon- 
tiers pour  que,  là  où  les  champs  se  touchent,  une  même  cul- 
ture se  prolonge  et  se  continue  des  deux  côtés.  C'est  d'ailleurs 
pour  eux  une  facilité  au  moment  de  la  récolte  :  il  en  résulte 
un  échange  de  services  réciproques. 

Les  seules  céréales  cultivées  sont  le  froment,  le  seigle,  l'avoine. 
Cette  dernière  toutefois,  juste  pour  la  consommation  des  che- 
vaux. 


LE    TYPE    DU    VARENMER   EN    TOUilAINE.  313 

Le  blé  donne  un  rendement  moyen  de  30  hectolitres  à  l'hec- 
iare,  dont  la  majeure  partie  est  vendue.  4  à  5  hectolitres  par 
personne  sont  retenus  pour  les  besoins  de  la  famille. 

Le  seigle  est  cultivé,  pour  son  grain,  réservé  aux  porcs;  pour 
sa  paille,  qui  sert  de  fourrage  ou  de  litière.  Sa  production  est 
la  même  que  celle  du  blé,  30  hectolitres  à  l'hectare.  La  paille 
rend  40  quintaux  à  l'hectare. 

Fertiles  et  bien  arrosées,  les  prairies,  en  partie  recouvertes 
par  les  eaux  durant  la  mauvaise  saison,  donnent  environ  80  à  90 
quintaux  par  hectare. 

Chaque  exploitation  comprend  également  un  carré  plus  ou 
moins  étendu  à' artificiels,  trèfle  ou  luzerne.  Quant  à  la  vigne, 
quand  il  y  en  a,  elle  est  insignifiante,  ainsi  que  le  constate  le 
tableau  des  cultures  de  la  commune,  plus  haut  exposé. 

Les  céréales,  moissonnre:^  à  la  faucille^  le  chaume  fauché,  on 
laboure,  et  des  navets,  entremêlés  de  trèfle  en  prennent  la 
place.  Ils  sont  destinés  aux  bestiaux  pour  l'hiver. 

Les  menus  tiennent  la  seconde  place.  Ils  sont,  comme  nous 
l'avons  vu  plus  haut,  de  nature  variée.  Variées  aussi  sont  les 
préparations  du  sol  qui  les  attend. 

Ainsi,  de  faibles  labours  suffisent  pour  l'oignon,  tandis  que 
le  haricot,  l'olivète,  le  millet  etc.,  veulent  des  labours  plus 
profonds  et  plus  répétés,  des  fumures  sérieuses.  La  sidéra tion  a 
même  été  tentée  par  plusieurs  cultivateurs  progressistes. 

Le  chanvre  nettoie  la  terre,  mais  les  autres  graines  deman- 
dent plusieurs  sarclages. 

Les  pommes  de  terre  et  les  betteraves  veulent  être  binées. 

Les  récoltes  sont  presque  totalement  expédiées  hors  du  pays, 
la  consommation  des  familles  étant  insignifiante. 

On  entremêle  Vanis  dans  les  champs  d'oignons;  sa  culture 
est  fort  restreinte. 

Volivète  est  consommée  dans  les  familles; 

Le  iïiaïs  (en  vert)  sert  à  nourrir  les  bestiaux,  on  le  sème 
entre  les  rangs  de  haricots  ou  de  pommes  de  terre. 

Les  citrouilles,  qui  atteignent  parfois  des  dimensions  phéno- 
ménales, sont  bonnes   pour  les   vaches  laitières;    leur  graine 


3U 


L.\    SCIE.NCE    SOCIALE. 


fournit  une  huile  qui  trouve  son  application  à  l'usage  domes- 
lique. 

La  betterave  fourragère  est  réservée  aux  bestiaux,  la  propor- 
tion est  environ  de  20  à  25  ares  cultivés  par  famille. 

Les  haricots,  culture  étendue,  demandent  relativement  peu  de 
soins  ainsi  que  les  ponunes  de  terre.  Une  partie  de  ces  deux 
dernières  est  consommée  sur  place,  le  reste  est  vendu. 

Cette  culture  des  menus  réclame  des  soins  assidus.  Rémunéra- 
tfice  si  elle  réussit,  on  peut  appréhender  pour  elle  quelques 
accidents  :  les  gelées  tardives,  une  humidité  prolongée,  des 
coups  de  soleil  après  la  pluie.  La  conséquence  de  ces  soins 
spéciaux  est  Fempêchement  de  développer  ces  cultures  sur  une 
échelle  considérable. 

Par  le  tableau  ci-après,  on  jugera  du  rendement  comparatif 
des  diverses  cultures,  tant  céréales  que  menus,  qui  occupent  le 
Varennier. 


PrxODUITS. 

à  LHECT.\RE 

PRIX. 

TOT.\L. 

Blé 

,.  .  ,     \  araio 

30  hectoi. 

30  hectoi. 

40  quinl^. 

90  quinf:. 
200  hectoi. 
3500  épis. 
900  kilos. 
150  hectoi. 

30  hectoi. 

17  fr,  l'hectol. 
10  fr.  l'heclol. 

3  fr.  le  quintal. 

4  fr.  le  auintal. 
7  fr.  50  Vhectol. 
3  fr.  50  le  cent. 
0  fr.  80 

5  fr. 
25  fr. 

510  fr. 

360  fr. 
1500  fr. 
1400  fr. 

720  fr. 

750  fr. 

750  fr. 

^e'-'e  î  paille 

Prairies  (foins) 

Oignons 

Millet 

Chanvre  (filasse) 

Pommes  de  terres 

Haricots 

Bétail.  —  Le  Bétail  est  le  but  principal  de  la  culture  de  la 
Varenne,  où  l'on  fait  du  petit  élevage.  L'étable  renferme  ordi- 
nairement quatre  vaches  et  deux  élèves  constamment  nourris 
à  l'écurie.  Nous  sommes  donc  loin  de  nos  premiers  occupants 
qui  s'étaient  établis  le  long  des  grasses  prairies  de  la  Varenne 
pour  faire  pâturer  les  troupeaux  qu'ils  avaient  amenés  jusqu'en 
ce  pays.  Une  vache  donne  en  moyenne  3  kilos  de  beurre  par  se- 
maine. Un  marchand  passe,  qui  l'achète  à  raison  de  2  fr.  le  kilo. 

Les  veaux  valent  50  francs,  prix  ordinaire.  A  2  ans,  un  élève 
pèse  250  kilos  et  se  vend  de  200  à  250  fr. 


LE    TYPE    DU   VARENNIER   EN    TOURAINE.  315 

L'étable  à  porcs  en  contient  deux,  renouvelés  quatre  ou  cinq 
fois  l'an.  Vendus  au  paysan  100  francs  la  paire,  sur  le  marché, 
il  les  revend  au  charcutier  quand  ils  ont  atteint  75  à  100  kilos 
à  raison  de  1  fr.  20  à  1  fr.  40  le  kilo.  Le  bénéfice  moyen  est  à 
peu  près  de  50  fr.  par  animal. 

L'écurie  renferme  toujours  un  cheval,  bête  de  labour  et  de 
trait,  rarement  deux. 

Les  moutons,  très  nombreux  autrefois,  alors  qu'il  y  avait  des 
prairies  communales^  ont  complètement  disparu. 

Très  peu  de  volailles  :  les  laisser  vaguer  par  les  champs  serait 
dangereux,  elles  détruiraient  le  grain.  Devant  un  entretien  si 
coûteux,  le  Yarennier  s'abstient.  On  rencontre  seulement  quel- 
ques canards,  et  quelques  oies,  pateaugeant  dans  les  mares,  les 
canaux  ou  la  rivière;  on  ne  s'en  occupe  pas,  ils  profitent  tout 
seuls. 

Voilà  donc,  énumérés  par  le  détail,  les  divers  travaux  du  va- 
rennier  et  de  sa  femme.  Le  premier  s'emploie  surtout  au  dehors, 
à  ses  champs,  à  ses  cultures;  à  la  maison,  il  ne  soigne  guère 
que  le  cheval.  Sa  femme  se  partage  entre  les  travaux  du  dehors 
et  ceux  de  l'intérieur,  avec  prédominence  du  travail  de  la 
maison.  Dehors,  ce  sont  le  sarclage  et  le  binage.  Dedans,  les 
soins  à  donner  aux  bestiaux.  La  ménagère  est  très  occupée,  car 
les  animaux  ne  sortant  jamais,  elle  doit  en  règle  générale, 
pourvoir  à  tous  leurs  besoins.  Tout  doit  être  apporté  du  dehors, 
et  quelquefois,  elle  doit  aller  loin  et  porter  jusqu'à  l'écurie, 
en  des  fardeaux  considérables,  la  nourriture  destinée  aux 
bêtes. 

A  chaque  moment,  vous  rencontrez  dans  la  Varenne  une 
paysanne  qui,  après  avoir  fait  sa  provision  d'herbes  ou  de 
plantes  fourragères,  coupées  à  la  faucille  ou  arracbées,  les  re- 
cueille dans  une  pièce  de  toile,  une  devantière,  qu'elle  a  apportée 
avec  elle  et  les  entasse  en  un  énorme  ballot.  Le  cheval  est  aux 
champs  avec  l'homme,  force  lui  est  de  ne  compter  que  sur  elle. 
Elle  se  couche  en  arrière  sur  cette  charge,  réunit  autour  de  son  cou 
et  noue  les  deux  bouts  de  l'étoffe.  D'un  vigoureux  coup  de  reins, 
elle  est  à  genoux,  se  redresse,  ployée  en  deux  sous  le  faix,  et  rentre 


316  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lentement  chez  elle.  L'habitude  de  cet  exercice  violent  est  telle 
que  des  femmes  en  état  de  grossesse  s'y  livrent  journellement 
sans  en  être  autrement  incommodées.  Souvent  même  il  lui  faut 
faire  plusieurs  voyages  des  champs  jusqu'à  sa  maison  parfois 
assez   éloignée. 

La  femme  doit  encore  traire  les  vaches,  soigner  les  porcs, 
faire  la  litière,  le  beurre,  écarter  le  fumier,  faner. 

Quant  aux  occupations  ménagères,  on  peut  supposer  qu'elles 
sont  des  plus  réduites.  La  cuisine,  les  travaux  à  l'aiguille  ne  sont 
guère  praticables  dans  ces  conditions  :  L'apprêt  des  aliments 
est  bien  sommaire.  Les  raccommodages,  les  réparations  des  vête- 
ments, on  les  réserve  pour  les  longues  soirées  d'hiver.  D'ailleurs, 
assez  malhabile  dans  l'art  de  manier  l'aiguille,  la  varennière 
préfère  faire  venir  chez  elle,  du  bourg  voisin,  des  ouvrières 
pour  les  travaux  d'un  peu  d'importance. 

Quant  aux  soins  du  ménage,  un  coup  de  balai  superficielle- 
ment donné,  le  lit  fait...  tout  juste.  On  n'est  pas  regardant. 
D'ailleurs  on  n'a  pas  le  temps  ! 

On  n'a  pas  le  temps,  est  le  refrain  constant  du  varennier,  on 
le  voit  par  cette  succession  de  travaux  se  suivant  d'une  manière 
ininterrompue.  Le  Varennier  travaille  sans  répit,  les  dimanches, 
les  fêtes  passent,  il  n'a  pas  le  temps  de  s'arrêter.  Il  entasse 
récolte  sur  récolte,  s'efforça nt  de  les  multiplier  dans  le  plus 
court  espace  de  temps  possible. 

Nous  connaissons  maintenant  le  sol  sur  lequel  opère  le  Varen- 
nier et  la  nature  du  travail  auquel  il  se  livre. 

Ce  sol  est  très  riche  :  c'est  un  terrain  d'alluvion  formé  par  les 
dépôts  successifs  de  la  Loire  et  de  ses  affluents.  C'est  par  une  lutte 
incessante  contre  le  flot  que  chaque  pièce  de  terre  a  été  conquise 
à  la  culture. 

Sur  ces  bandes  étroites  qui  s'allongent  le  long  des  deux  rives 
dansle  fond  des  vallées,  la  grande  culture  est  impraticable.  On  se 
livre  exclusivement  à  la  petite  culture  ;  chaque  famille  ne  possède 
qu'un  espace  restreint  :  un  à  trois  ou  quatre  hectares.  Souvent 
même  cette  culture  se  fait  à  la  bêche  :  c'est  du  jardinage. 

Ce  caractère  est  encore  accusé  par  la  nature  des  produits  :  la 


LE  TYPE  DU  VARENNIER  EN  TOLRAINE.  317 

culture  dominante  est  celle  des  «  menus  »,  ou  légumes,  c'est-à- 
dire  la  culture  maraîchère.  Elle  est  plus  rémunératrice,  grâce  à  la 
fertilité  du  sol.  On  sait  assez  que  ce  genre  de  produits  exige  de 
nombreuses  façons  et  des  façons  très  minutieuses;  on  l'a  vu  d'ail- 
leurs. La  petite  culture  peut  seule  entreprendre  ce  travail  dé- 
licat. 

Ainsi  le  type  de  la  grande  culture  et  du  grand  patron  est  néces- 
sairement exclu  de  toutes  ces  vallées  si  fertiles,  qui  forment  les 
grandes  artères  de  la  Touraine.  Gela  ne  veut  pas  dire  que  ces  pe- 
tits paysans  ne  puissent  pas  arriver  à  la  richesse  ;  quelques-uns  y 
parviennent.  Mais  alors,  pour  s'élever,  ils  doivent  abandonner  cette 
culture,  qui  ne  peut  être  qu'un  travail  de  petits  paysans. 

Et  remarquez,  d'autre  part,  que  cette  culture  minutieuse,  rou- 
tinière, sans  grandes  vues,  ne  les  prépare  pas  à  entreprendre  la 
grande  culture,  qui  exige  des  aptitudes  bien  différentes. 

Que  va-t-il  donc  sortir  de  ces  vallées  où  s'élabore  depuis  des 
siècles  le  type  le  plus  élémentaire  du  Tourangeau?  C'est  ce  que 
nous  allons  montrer,  en  déterminant  les  diverses  conséquences 
produites  sur  ce  type  par  le  Lieu  et  le  Travail.  Ce  sera  l'objet  d'un 
prochain  article. 

[A  suivre.) 

Paul    PORTHMAMV. 


Le  Directeur  Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE  FIRMIN-DIDOT  ET  C" 


QUESTIONS    DU    JOUR 


ROERS  ET  ANGLAIS 


OU  EST  LE  DROIT? 

J'ai  dû,  depuis  quelques  mois,  donner  à  la  Revue  une  collabo- 
ration moins  active,  parce  que  j'étais  absorbé  par  une  œuvre 
capitale  et  urgente.  Mais  aujourd'hui  Y  École  des  Roches  est  ou- 
verte, elle  fonctionne,  elle  se  développe  dans  la  force  que  donne 
une  situation  vraie.  Je  puis  donc,  sans  me  détourner  de  l'œuvre 
nouvelle,  revenir  avec  plus  d'assiduité  à  nos  «  chères  études  » , 
h  ces  études  qui  reçoivent  des  faits,  coup  sur  coup,  tant  de  jus- 
tifications décisives. 

Pour  chercher  un  sujet  d'étude,  je  n'ai  pas  l'embarras  du  choix. 
Il  est  une  question  qui,  en  ce  moment  passionne  et  divise  les  es- 
prits et  qui  met  aux  hommes  les  armes  à  la  main.  Elle  est  déli- 
cate et  exige,  pour  être  traitée  et  comprise,  d'une  part,  beau- 
coup de  calme  scientifique,  d'autre  part,  un  vif  désir  de  secouer 
les  préjugés,  de  voir  la  vérité  entièrement. 

Je  n'ai  pas  l'intention  de  traiter  ici  toute  cette  affaire  du  Trans- 
vaal,  mais  d'y  saisir  la  manifestation  de  certains  faits  sociaux  or- 
ganiques, qui  y  apparaissent  très  sensiblement  et  qui  éclairent  la 
science  sociale  d'une  lumière  plus  vive  sur  certains  points. 

Ce  n'est  pas  un  jugement  porté  sur  les  hommes  et  sur  les  actes. 
Nous  n'avons  pas  à  intervenir  ici  dans  les  débats  purement  poli- 

T.    XXVIII.  23 


320  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

tiques.  La  science  se  tient  en  dehors  de  ces  compétitions  et  de 
ces  agissements  personnels. 

Nous  ne  considérons  pas,  dans  le  conflit,  les  causes  qu'on  peut 
dire  occasionnelles,  mais  les  forces  profondes  qui  onl  agi  der- 
rière ces  circonstances  accidentelles  :  ce  sont  là  les  vraies  causes. 
Par  exemple,  ce  n'est  pas  donner  la  cause  de  la  guerre  Franco- 
Allemande  de  1870  que  de  l'attribuer  à  la  question  de  la  candi- 
dature d'un  prince  prussien  au  trône  d'Espagne.  Cette  explica- 
tion ne  peut  satisfaire  que  les  esprits  superficiels. 

Il  en  est  de  même  du  conflit  anglo-boër.  Beaucoup  de  gens  croient 
l'expliquer  par  le  débat  sur  deux  années  de  résidence  en  plus  ou 
en  moins  pour  acquérir  la  nationalité  boër;  ce  sont  de  grands 
naïfs. 

Comment  peut-on  croire  que  c'est  pour  un  résultat  aussi 
mince  que  les  Anglais,  gens  pratiques,  mettent  en  ligne  70,000 
hommes  et  assument  les  frais  d'une  pareille  campagne.  Ce  serait 
aussi  une  trop  grosse  dépense  pour  une  crise  sur  les  mines  d'or, 
qui  se  peut  réparer  autrement.  D'ailleurs  existe-t-elle  réelle- 
ment? Tout  prouve  le  contraire.  C'est  là  une  légende  de  (*  dos- 
sier secret.  » 

Quelle  est  donc  la  vraie  histoire  de  ce  conflit? 


I 


La  vraie  histoire  de  ce  conflit  est  la  répétition  d'un  fait  qui  est 
vieux  comme  le  monde  et  qui  forme  le  fond  commun  de  l'his- 
toire de  l'humanité. 

Essayons  de  le  formuler  d'une  façon  générale  et  sans  applica- 
tion immédiate  au  conflit  du  Transvaal  : 

Des  commerçants,  des  émigrants,  —  supposons  les  Français,  ou 
Allemands,  ou  Espagnols,  ou  Portugais,  ou  Romains,  ou  Grecs, 
ou  Phéniciens,  ou  n'importe  quoi,  —  gens  intelligents,  capables, 
entreprenants,  s'en  vont  dans  un  pays  qui  n'appartient  pas  à 
leur  formation  sociale.  Autant  que  possible,  au  début,  ils  s'y 
installent  pacifiquement.  Aussitôt  deux  formations  sociales  sont 


BOERS   ET   ANGLAIS.  321 

en  présence  dans  le  même  lieu  et  il  y  a  conflit  entre  leurs  besoins. 
La  formation  la  moins  avancée  —  supposons-la  peau-rouge ,  ou 
nègre,  ou  même  chinoise,  indienne,  annamite,  ou  arabe,  —  sent 
son  infériorité  et  l'élimination  qui  la  menace.  Elle  invoque  l'oc- 
cupation antérieure  du  sol  et  les  droits  de  souveraineté  pour 
trancher  le  différend  en  sa  faveur.  Tout  au  contraire,  la  forma- 
tion sociale  supérieure  n'admet  pas  que  ces  deux  revendications 
puissent  faire  un  obstacle  indéfini  au  progrès  de  l'humanité  par- 
tout où  le  sol  ou  la  souveraineté  sont  tenus  par  une  race  infé- 
rieure. Après  des  débats  sur  ces  questions  de  justice,  on  en  vient 
à  se  battre  et  la  race  supérieure,  à  travers  plus  ou  moins  de  temps 
et  de  difficultés,  l'emporte  toujours. 

Mais  voici  qui  est  à  noter  et  à  retenir  :  quand  la  chose  est 
faite ,  personne  ne  prétend  plus  qu'il  la  faille  défaire,  ni  au  nom 
de  l'équité,  ni  an  nom  du  bien. 

Nul  ne  prétend  plus  que  le  Grec  ou  le  Phénicien  aurait  dû 
équitablement  rendre  le  sol  et  la  souveraineté  aux  populations 
riveraines  de  la  Gaule  et  de  l'Afrique;  les  Romains,  aux  Bar- 
bares ;  les  Français  aux  Arabes,  aux  Annamites,  ou  aux  nègres 
du  Sénégal  et  du  Soudan  ;  les  Espagnols  et  les  Partugais  aux 
Indiens  de  l'Amérique  du  Sud  ;  les  Américains  des  États-Unis, 
aux  Peaux- Rouges  de  l'Amérique  du  Nord. 

Au  contraire,  on  trouve  que  cela  est  bien,  qu'un  progrès  a  été 
réalisé  et  que  l'humanité  s'achemine  ainsi  vers  des  destinées 
plus  hautes.  L'histoire  elle-même  n'a  des  éloges  que  pour  ces 
races  dominantes ,  tandis  qu'elle  traite  avec  le  plus  profond 
mépris  les  races  évincées.  Souvent  même,  elle  grandit  les  pre- 
mières et  abaisse  les  secondes  plus  que  de  raison  ;  tous  les  lec- 
teurs approuvent  et,  dans  les  écoles,  nous  n'enseignons  pas  autre 
chose  à  nos  enfants  (lisez  n'importe  quelle  histoire). 

C'est  d'ailleurs  par  ce  procédé  que  se  sont  constituées  toutes 
les  nationalités.  Elles  se  sont  constituées  par  l'absorption 
presque  toujours  violente  des  régions  locales  indépendantes. 
C'est  à  ce  prix  seulement  que  s'est  faite  l'unité  de  l'Espagne,  de 
la  France,  de  l'Allemagne,  de  l'Italie,  du  royaume  uni  de 
Grande-Bretagne,  etc. 


322  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Mais  le  phénomène  sur  lequel  j'insiste  et  dont  je  voudrais 
chercher  l'explication,  c'est  que  chacune  de  ces  absorptions,  après 
avoir  soulevé  des  oppositions  furieuses,  a  rencontré  ensuite  des 
approbations  presque  unanimes.  Les  historiens  républicains 
eux-mêmes  font  honneur  à  la  royauté  française  d'avoir  fait 
((  l'unité  nationale  »  et,  pour  ce  seul  fait,  ils  lui  pardonnent 
beaucoup. 

Or,  pour  constituer  cette  unité  française  si  vantée,  la  royauté 
a  dû  déposséder  chacune  de  nos  provinces  de  son  autonomie  et 
de  sa  suzeraineté  et  le  plus  souvent  par  la  force. 

Si  ces  dépossessions  sont  justes,  pourquoiprotestercontre  elles? 
Si  elles  sont  injustes,  pourquoi  les  célébrer  si  unanimement? 

Évidemment,  il  y  a  là  un  problème  dont  il  faut  trouver  la  so- 
lution, car,  manifestement,  nos  jugements  sont  livrés  au  hasard. 

Un  homme  sérieux  ne  peut  se  résoudre  à  avoir,  sur  le  même 
phénomène,  deux  opinions  aussi  contradictoires. 

Nous  trouvons  un  nouvel  exemple  de  cette  appréciation  con- 
tradictoire dans  l'histoire  même  du  Transvaal  et  dans  le  cas  des 
Boers. 

Lorsque  les  Boers  se  sont  installés  dans  l'Afrique  méridionale, 
le  sol  n'était  pas  vacant.  Il  était  occupé  par  les  Hottentots  et 
par  les  Cafres.  Ces  deux  peuples  étaient,  depuis  un  temps  im- 
mémorial, les  propriétaires  incontestés  de  vastes  territoires. 

Or,  non  seulement  les  Boers  ont  dépossédé  violemment  ces 
premiers  occupants,  mais  ils  se  sont  montrés  féroces  vis-à-vis 
d'eux. 

L'éviction  s'opérait  par  un  procédé  des  plus  simples.  Une  fa- 
mille de  Boer  choisissait  un  endroit  à  sa  convenance,  puis  elle 
y  plantait  un  piquet  appelé  baaken,  ce  qui  sienifîait  que  la 
place  était  retenue.  On  s'entendait  ensuite  avec  les  familles 
voisines  pour  repousser  par  la  force  les  Hottentots  qui  es- 
sayaient de  résister  à  cette  invasion  de  leur  territoire.  Restait 
alors  à  se  procurer  le  bétail  nécessaire.  Voici  comment  procé- 
daient les  Boers,  d'après  un  témoin  oculaire  :  «  Quelques 
colons  bien  armés  se  réunissent  ensemble;  puis,  tombant  tout 


BOERS   ET  ANGLAIS.  323 

à  coup  sur  une  horde  isolée,  ils  obligent  ceux  qui  la  compo- 
sent à  amener  tous  leurs  troupeaux,  y  choisissent  les  bêtes  à 
leur  convenance  et  en  donnent  le  prix  qu'il  leur  plaît.  C'est 
ce  qu'on  appelait  «  se  porter  acheteurs  à  coups  de  fusil  (1).  » 
On  employait  le  même  procédé  sommaire  pour  se  procurer 
des  serviteurs.  Ainsi,  du  même  coup,  on  confisquait  la  propriété 
publique,  la  propriété  privée   et  les  habitants  eux-mêmes. 

L'occupation  du  Transvaal  par  les  Boers  fat  «  accompagnée 
parfois  de  massacres  atroces,  d'exterminations  en  masse  ;  chaque 
progrès  des  blancs  dans  la  direction  du  Nord  devait  s'acheter  par 
le  sang  (2)  ».  C'est  ainsi  que  peu  à  peu  les  Hottentols  furent 
refoulés  de  tout  le  territoire  qu'ils  occupaient  de  père  en  fils. 

Lorsque  ce  territoire  ne  leur  suffit  plus,  les  Boers  envahirent 
celui  des  Cafres. 

Les  Cafres  sont  plus  sédentaires  et^  s'il  est  permis  de  s'expri- 
mer ainsi,  plus  civilisés  que  les  Hottentots.  Ils  se  livrent  à  une 
culture  rudimentaire  et  possèdent  un  système  assez  régulier  de 
pouvoirs  publics  et  une  organisation  militaire.  Mais  ils  ne  purent 
tenir  longtemps  contre  la  poussée  des  envahisseurs  Boers  et  fu- 
rent, eux  aussi,  refoulés,  ou  détruits  par  les  armés. 

La  dépossession  des  Cafres  s'accomplit  dans  des  circonstances 
horribles.  En  voici  un  exemple  (3).  «  Dans  la  vallée  du  Vaal  se 
trouve  une  grotte  célèbre,  large  de  100  à  150  mètres  et  très  éle- 
vée, qui  est  pleine  d'ossements  humains.  Longtemps,  les  Boers 
ont  prétendu  que  c'était  un  repaire  de  cannibales  et  qu'une 
tribu  indigène  anthropophage  y  faisait  d'épouvantables  fes- 
tins. Aujourd'hui,  il  est  démontré  que  ces  squelettes  sont  ceux 
de  noirs  qui  étaient  venus  chercher  un  refuge  dans  cette  caverne 
après  avoir  été  battus  par  les  blancs.  Enfumés  comme  des  re- 
nards, ils  périrent  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants. 

((  A  l'intérieur,  c'est  un  fouillis  d'ossements,  de  calebasses  et 
d'ustensiles  de  cuisine.  Quelques  corps  ont  même  conservé 
leur  peau,  mais  tannée  et  racornie;  certains  sont    restés  de- 

(1)  Levaillant,  Deuxième  Voyar/e,  t.  I,  p.  19  et  20. 

(2)  Elisée  Reclus,  Géog.  univ.,  t.  XIII,  p.  594. 

(3)  Voir  le  Correspondant,  10  août  1899. 


324  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

bout,  collés  aux  parois  de  la  grotte.  Dans  un  coin,  un  cadavre 
d'enfant  repose  encore  sur  les  genoux  décharnés  de  sa  mère.  Ce 
spectacle  est  tellement  hideux  que  beaucoup  de  voyageurs  ne 
peuvent  en  supporter  la  vue  et  quittent  immédiatement  ce  lieu 
d'horreur.  » 

C'est  ainsi  que  les  Boers  ont  évincé  les  Hottentots  et  les  Cafres. 
Mais  voilà  qu'aujourd'hui  les  Anglais  à  leur  tour  entreprennent 
d'évincer  les  Boers  et  de  substituer  leur  domination  à  la  leur. 

Comment  juger  ces  deux  actes  d'après  une  commune  mesure? 
car  il  répugne  à  la  plus  vulgaire  équité  de  condamner  les  Boers 
si  on  absoud  les  Anglais,  ou  de  condamner  les  Anglais  si  on  ab- 
soud  les  Boers;  leur  cas  est  exactement  le  même. 

Ce  fait  de  l'élimination  d'une  race  par  une  autre  se  repro- 
duit avec  une  régularité  extraordinaire  dans  toute  l'histoire  du 
monde.  Et  depuis  qu'il  fonctionne  on  ne  cesse  de  discuter  sur 
sa  légitimité  et  sur  le  moyen  de  le  modifier. 

La  science  sociale  peut  apporter  quelque  lumière  dans  ces  té- 
nèbres. 


II 


Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  d'innombrables  méfaits  accom- 
pagnent le  genre  de  faits  que  je  viens  de  signaler.  Ces  super- 
positions de  domination  et  de  race,  dont  les  historiens  nous 
racontent  trop  coraplaisamment  les  détails,  ne  montrent  pas 
l'humanité  sous  un  jour  très  favorable.  La  guerre,  entre  autres, 
est  une  très  vilaine  chose,  dans  l'immense  majorité  des  cas. 

Cela  est  bien  entendu  et  je  n'insiste  pas.  Je  voudrais  élever 
plus  haut  le  débat  et  dégager,  s'il  est  possible ,  les  conditions 
d'après  lesquelles,  en  fait,  une  race  se  substitue  à  une  autre  et 
détient  la  suprématie.  Malgré  les  apparences,  ces  substitutions 
ne  sont  pas  livrées  au  caprice  des  hommes;  elles  sont  régies 
par  une  loi  dont  toute  l'histoire  témoigne. 

Cette  loi  n'est  pas  basée  sur  le  droit  du  premier  occupant, 
comme  le  proclament  tant  de  gens  peu  réfléchis. 


BOERS    ET    ANGLAIS.  325 

Les  faits  parlent  assez  haut  :  le  premier  occupant,  c'est,  dans 
une  grande  partie  du  monde  le  sauvage,  le  pur  chasseur,  ou 
même  le  troglodyte,  l'homme  des  cavernes.  II  a  été  évincé  par- 
tout et  bientôt  il  ne  sera  plus  qu'un  souvenir. 

Les  partisans  des  droits  du  premier  occupant,  eux-mêmes, 
n'hésitent  pas  à  prendre  leur  parti  de  l'éviction  de  cet  antique 
possesseur  du  sol.  «  Passe  pour  les  peuples  sauvages,  »  disent-ils. 

Mais  les  peuples  sauvages  ne  sont  pas  les  seuls  qui  ont  été 
évincés  ou  dominés  sur  leur  propre  territoire.  Ici  encore  les 
faits  démentent  la  théorie  du  premier  occupant.  Les  peuples 
d'Asie,  Hindous  et  Chinois,  par  exemple,  ne  sont  pas  des  sau- 
vages, et  cependant  ils  ont  perdu  ou  ils  sont  en  train  de  perdre 
leur  indépendance  au  contact  des  européens.  C'est  fait  déjà  pour 
rindo-Chine  aussi,  où  il  n'y  a  que  des  populations  fondamen- 
tales essentiellement  douces,  telles  que  les  Annamites.  En  1860, 
la  Chine,  très  civilisée  à  beaucoup  d'égards,  était  fermée  :  au- 
jourd'hui elle  est  gouvernée  et  bientôt  elle  sera  partagée  entre 
Russes,  Anglais,  Français,  sans  compter  les  Allemands  et  les 
Américains  ! 

Ainsi,  nous-mêmes  européens,  nous  faisons  bon  marché  de  ce 
droit  du  premier  occupant  lorsqu'il  est  revendiqué  par  les  peu- 
ples de  l'Asie  ou  de  l'Afrique.  Nous  ne  pensons  à  le  proclamer 
que  lorsqu'on  le  tourne  contre  nous.  Vérité  en  deçà  de  l'Oural 
et  de  la  Méditerranée ,  erreur  au  delà  ! 

Et  lorsque  ces  peuples  évincés  par  nous  se  retournent  contre 
nous  et  nous  demandent  raison  de  cette  spoliation ,  comme 
nous  ne  pouvons  plus  invoquer  le  droit  du  premier  occupant, 
nous  invoquons  et  nous  proclamons  bien  haut  un  autre  droit  : 
celui  de  notice  sujiériorité sociale . 

Et  en  cela,  nous  sommes  plus  près  de  la  vérité. 

Seulement,  on  va  voir  que  ce  droit  tiré  de  notre  supériorité 
est  terrible  même  pour  nous  et  qu'à  un  moment  donné  il  peut 
se  retourner  contre  certains  d'entre  nous. 

En  effet,  un  peuple  ne  peut  invoquer,  quand  il  est  le  plus 
faible,  le  droit  du  premier  occupant,  et,  quand  il  est  le  plus 
fort,  le  droit  de  sa  supériorité.  Ce  serait  vraiment  trop  commode  ! 


326  LA    SCIEXCE    SOCIALE. 

C'est  cependant  ce  que  Ton  ne  manque  pas  de  faire,  car  les 
peuples,  comme  les  simples  particuliers,  n'en  sont  pas  à  une 
inconséquence  près,  quand  il  s'agit  de  leurs  intérêts. 

Et  c'est  précisément  ce  qu'ont  fait  les  Boers,  pour  en  revenir 
à  eux. 

Quand  ils  ont  évincé  les  Hottentots  et  les  Cafres,  ils  se  sont 
autorisés  du  droit  de  leur  supériorité  sociale  qui  était  indénia- 
ble, et  ils  ont  outrageusement  foulé  aux  pieds  le  droit  du  pre- 
mier occupant. 

Mais  quand  les  Anglais,  suivant  le  même  exemple,  ont  entre- 
pris de  les  débusquer,  les  Boers  ont  proclamé  leur  droit  de  pre- 
mier occupant,  et  n'ont  plus  songé  à  faire  valoir  leur  supério- 
rité sociale,  qui  était  plus  difficile  à  démontrer. 

Je  crois  que  maintenant  nous  devons  apercevoir  le  mauvais 
cas  dans  lequel  l'humanité  s'est  mise  à  propos  de  cette  question 
des  nationalités. 

Si  la  souveraineté  appartient  au  premier  occupant,  il  faut  que 
l'Europe  renonce  à  toutes  ses  possessions  lointaines,  qu'elle  évacue 
toutes  ses  colonies  sans  exception,  car  elle  foule  aux  pieds  les 
droits  imprescriptibles  des  peuples.  Il  n'y  a  pas  à  regimber. 

Mais  si  la  souveraineté  appartient  à  la  supériorité  sociale,  elle 
peut  les  garder  en  toute  sécurité  de  conscience. 

Rassurons  donc  de  suite  notre  conscience  :  le  monde  n  appar- 
tient pas  au  premier  occupant,  les  faits  le  démontrent  assez;  il 
appartient  aux  peuples  qui  possèdent  la  supériorité  sociale.  Et 
c'est  précisément  ce  qui  justifie  les  Européens  et  ce  qui  explique 
leur  prédominance. 

Mais  il  faut  insister  sur  ce  sujet. 


III 


Si  Dieu,  —  je  fais  une  supposition  absurde  dont  je  demande 
pardon  à  la  sagesse  divine,  —  si  Dieu  avait  décidé  que  le  premier 
occupant  jouirait  d'un  droit  imprescriptible,  il  aurait  voué  le 


BOERS   ET    ANGLAIS.  327 

monde  à  la  domination  exclusive  des  races  inférieures,  et  tout 
progrès  eût  été  impossible  dans  l'humanité. 

Au  contraire,  la  prédominance  des  races  supérieures  a  ache- 
miné l'humanité  de  siècle  en  siècle  dans  la  voie  d'un  progrès 
constant.  A  toutes  les  époques,  les  peuples  qui  ont  finalement 
dominé  les  autres  leur  étaient  supérieurs  socialement  ;  ils  n'ont 
pas  toujours  été  supérieurs  parce  qu'ils  dominaient;  mais  ils 
ont  dominé  parce  qu'ils  étaient  supérieurs^  je  ne  dis  pas  militai- 
rement, mais  socialement. 

En  eftet,  les  peuples  qui  n'ont  eu  que  la  supériorité  militaire 
n'ont  exercé  qu'une  domination  éphémère,  comme  les  Tartares 
d'Attila,  de  Gengis-khan  ou  de  Tamerlan. 

Avec  le  temps,  la  supériorité  sociale  des  peuples  dominateurs 
est  allée  en  s'accentuant  :  les  Grecs  et  les  Romains  ont  été  supé- 
rieurs aux  Égyptiens,  aux  Perses  et  aux  Mèdes.  Les  sociétés  du 
moyen  âge  ont  été  supérieures  aux  Grecs  et  aux  Romains,  car 
elles  ont  élevé  plus  haut  la  valeur  morale  et  sociale  de  l'homme  ; 
les  grandes  nations  actuelles  de  l'Occident  et  de  l'Amérique  du 
Nord  sont  supérieures  aux  grandes  nations  du  moyen  âge  et  elles 
ont  fait  faii-e  à  l'humanité  de  nouveaux  progrès. 

Ainsi  il  vaut  mieux  que  le  sceptre  appartienne  au  plus  digne, 
plutôt  que  d'appartenir  au  premier  occupant.  Le  premier  occu- 
pant, c'est  le  règne  du  hasard  ou  de  la  pure  violence  ;  le  plus 
digne,  c'est  Tacheminement  vers  la  justice  et  vers  le  progrès. 

Seulement,  toute  la  question  c'est  d'être  et  de  rester  le  plus  di- 
gne, en  marchant  dans  le  sens  du  plus  grand  perfectionnement 
de  l'humanité;  c'est  ce  qui  n'est  pas  très  facile. 

C'est  en  cela  que  les  Boers  sont  restés  en  arrière  et  qu'ils  se 
sont  laissé  dépasser  parles  Anglais,  comme  les  Asiatiques  se  sont 
laissé  dépasser  par  les  Européens. 

Les  Boers  se  distinguent  par  des  qualités  morales  remarquables, 
ils  vivent  en  communautés  familialesnombreuses,  sousla  direction 
respectée  du  chef  de  famille,  qui  est  une  sorte  de  patriarche.  Le 
repas  du  soir  «  est  suivi  d'une  prière  et  d'une  lecture  faite  par  le 
plus  ancien  de  la  maison  dans  la  grosse  bible  de  famille,  impri- 
mée en  caractères  gothiques  et  ornée  d'un  fermoir  précieux  ». 


328  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Mais,  au  point  de  vue  social,  ces  populations  ont  peu  progressé 
et  n'ont  tiré  qu'un  parti  médiocre  des  immenses  territoires  dont 
elles  se  sont  emparées.  Chaque  famille  s'est  attribuée  de  vastes 
domaines  qui  sont  à  peine  défrichés  et  presque  entièrement  livrés 
au  simple  parcours  des  troupeaux. 

Au  point  de  vue  de  la  civilisation,  ils  sont  également  restés 
très  arriérés.  Ils  vivent  dans  «  un  isolement  farouche  »,  sur  leurs 
domaines  qui  ont  souvent  plus  de  2,000  hectares.  «  Les  Boers 
ignorent  la  musique,  l'art,  la  littérature.  Leur  part  dans  l'explo- 
ration scientifique  de  la  contrée  a  été  presque  nulle.  L'éducation 
des  enfants  et  le  journalisme  sont  principalement  entre  les  mains 
des  Anglais  (1). 

Quatre  fois  par  an  seulement,  les  Boers  entrent  en  communica- 
tion avec  leurs  semblables.  Ils  se  rendent  à  la  chapelle  qui  sert 
de  centre  à  leur  immense  paroisse  de  vingt  ou  cinquante  lieues 
de  diamètre.  «  Les  époux  communient,  les  fiancés  font  bénir 
leur  mariage,  les  jeunes  gens  sont  reçus  membres  de  l'église, 
on  baptise  les  enfants.  Puis,  chaque  groupe  familial  s'éloigne, 
pour  aller  retrouver  la  solitude  et  le  silence  dans  les  grandes 
plaines  (2).  « 

Tous  les  progrès  réalisés  l'ont  été  'par  des  étrangers,  car  le 
Boer  affectionne  presque  exclusivement  la  vie  paisible  et  peu 
active  du  pasteur.  «  Il  est  presque  sans  exemple  que  les  Boers 
s'établissent  comme  artisans  ou  boutiquiers  :  ce  sont  des  anglais 
ou  des  allemands  qui  s'occupent  ainsi  de  gagner  leur  vie  et 
nombre  d'entre  eux,  devenus  plus  riches  que  les  propriétaires 
boers  des  alentours,  achètent  une  jmrtie  de  leur  domaine.  C'est 
ainsi  que  raristocratie  terrienne  se  recrute  peu  à  peu  cV éléments 
étrangers  à  la  classe  j^rimitive  des  Boers.  Parmi  les  autres  blancs, 
ceux  que  les  Boers  voient  d'ordinaire  avec  le  plus  de  déplaisir 
sont  précisément  leurs  frères  de  race  et  de  langue,  les  Néerlan- 
dais de  la  mère  patrie.  Le  Boer  est  fort  susceptible  (comme  tous 
les  gens  peu  éclairés)  ;  il  n'aime  pas  que  le  Hollandais,  civilisé, 
sourie  des  mœurs  africaines  et  réponde  avec  affectation  dans  une 

(1)  E.  Reclus,  Géog.  tinic,  t.XIlI,  p.  597. 

(2)  Id.,  ibid. 


BOERS    ET   ANGLAIS.  329 

langue  pure  au  jargon  corrompu  que  parlent  les  campagnards 
sur  les  bords  du  Vaal  ou  du  Limpopo. 

«  Si  les  Anglais  ne  sont  qu'en  minorité,  ils  n'en  sont  pas  moins 
les  représentants  d'une  civilisation  supérieure  et  leur  idiome  ri- 
valise avec  la  langue  officielle  clans  la  conversation  courante  : 
il  l'a  (le  beaucoup  distancé  comme  véhicule  de  ï instruction.  La 
plupart  des  inslitutenrs  étant  anglais  ou  écossais,  leur  langue 
devient  celle  de  U école;  elle  devient  aussi  celle  des  villes,  car 
c'est  là  que  s'établissent  les  immigrants,  marchands  et  bouti- 
quiers, venus  de  Port-Élizabeth  et  d'autres  villes  des  colonies 
anglaises.  Lentement,  mais  sûrement,  se  fait  la  substitution  d'une 
langue  à  l'autre,  par  l'efTet  des  mille  changements  intimes  qui 
s'accomplissent  chaque  jour  dans  les  profondeurs  de  la  so- 
ciété (1).  » 

Il  y  a  dix  ans  que  ces  lignes  ont  été  écrites  par  M.  Elisée  Re- 
clus. Depuis  lors,  la  prédominance  sociale  de  l'élément  ang-lais 
s'est  accrue  dans  une  proportion  énorme,  et  la  guerre  qui  éclate 
aujourd'hui  n'est  que  la  conséquence  naturelle  de  cette  dispro- 
portion entre  les  deux  éléments  en  présence, 

Formulons  encore  une  fois  ce  fait,  aussi  inéluctable  que  la  loi 
de  la  chute  des  corps  : 

Lorsque  une  race  se  montre  supérieure  à  une  autre  dans  les 
diverses  manifestations  de  la  vie  privée,  elle  finit  par  l'emporter 
fatalement  dans  la  vie  publique,  et  par  affirmer  sa  prédominance. 
Que  cette  prédominance  soit  ensuite  imposée  pacifiquement  ou 
par  les  armes,  elle  n'en  est  pas  moins,  à  un  moment  donné,  con- 
sacrée officiellement  et  ensuite  reconnue  universellement. 

J'ai  dit  que  cette  loi  explique  seule  l'histoire  de  l'humanité  et 
les  révolutions  des  Empires  et  que  seule,  en  outre,  elle  explique  et 
justifie,  la  prise  de  possession  par  les  Européens  des  territoires 
de  l'Asie,  de  l'Afrique,  de  l'Océanie  et  tout  notre  développement 
colonial. 

Si  on  nie  cette  loi,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  proclamer  que 
nous  autres,  Européens,  nous  sommes  des  monstres  épouvanta- 

(1)  E.  Reclus,  Géog.  univ.,  t.  .\III,  p.  597. 


330  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

bles,  dignes  d'être  mis  au  ban  de  J'humanité.  Nous  devons  être 
traités  comme  des  animaux  de  proie  par  tous  les  peuples  sau- 
vages, barbares  ou  simplement  moins  avancés  en  civilisation 
que  nous  avons  injustement  et  brutalement  dépossédés. 

Il  faut  rendre  à  ces  peuples  leur  suprématie,  et  revenir  pure- 
ment et  simplement  à  la  barbarie;  il  faut  eu  outre  renoncer  à 
comprendre  quoi  que  ce  soit  à  l'histoire  du  monde  et  déclarer 
que  l'œuvre  divine  est  une  monstrueuse  iniquité. 

Sommes-nous  disposés  à  accepter  ces  conséquences?  Voilà  toute 
la  question.  Elle  vaut  la  peine  qu'on  y  réfléchisse. 

La  lutte  actuelle  des  Boers  contre  les  Anglais  n'est  qu'une 
nouvelle  manifestation  de  cette  loi.  Les  Boers  seront  sûrement 
battus,  soit  aujourd'hui,  soit  demain,  quels  que  soit  d'ailleurs 
leur  courage  personnel  et  la  force  de  leurs  armées,  parce  qu'ils 
ont  déjà  et  préalablement  été  battus  socialement.  La  lutte  militaire 
n'est  jamais  qu'un  épisode  secondaire  de  la  lutte  sociale.  C'est 
celle-ci  et  non  celle-là  qui  décide  de  la  victoire. 

Il  ne  reste  aux  Boers  qu'une  chance  de  relèvement  dans  l'a- 
venir, c'est  de  se  mettre  énergiquement  au  régime  de  l'huma- 
nité la  plus  progressive.  Ils  ont  dominé  les  Hottentots  et  les 
Cafres  parce  qu'ils  étaient  plus  civilisés  qu'eux  ;  il  leur  reste 
maintenant  à  s'assimiler  la  civilisation  qui  est  en  train  de  les 
évincer,  et  surtout  à  y  former  leurs  fils.  Qu'ils  apprennent  à 
égaler  leurs  vainqueurs  et,  un  jour,  ils  pourront  partager  avec 
eux  la  domination  de  l'Afrique  du  Sud. 

Si  non,  ils  n'auront  plus  qu'à  remonter  sur  leurs  chariots,  à 
reprendre  la  vie  nomade  dont  ils  ont  malheureusement  conservé 
les  habitudes  et  à  refluer  plus  au  nord.  Là,  ils  refouleront  et 
ils  massacreront  encore  quelques  tribus  sauvages,  dont  ils  se 
partageront  les  territoires,  jusqu'au  jour  où  la  poussée  anglo- 
saxonne  grandissante  viendra  encore  les  forcer  à  aller  toujours 
plus  loin  vers  l'équateur. 


BOERS    ET    ANGLAIS.  331 


IV 


Arrivé  à  ce  point,  le  lecteur,  un  peu  bouleversé  dans  ses  idées 
toutes  faites,  doit  se  demander  ce  que  deviennent,  en  face  de 
cette  loi,  les  droits  de  propriété  du  sol  et  de  souveraineté  de 
territoires. 

Il  faut  encore  s'expliquer  à  ce  sujet. 

Le  droit  de  propriété  est,  en  réalité,  plus  limité  qu'on  ne  l'i- 
magine. Ce  qui  justifie  socialement  la  propriété,  c'est  quelle  est 
favorable  cl  l'intérêt  public.  Si  on  ne  laissait  pas  la  libre  dispo- 
sition du  sol  à  un  homme,  il  n'y  aurait  aucun  travail  sur  la  terre, 
elle  resterait  à  l'état  natif;  elle  ne  produirait  que  ce  qu'elle 
produit  spontanément.  L'observation  démontre  que  si  la  pro- 
priété est  concédée  avant  le  travail,  elle  n'est  concédée  qu'en 
vue  du  travail. 

L'intérêt  social  réclame  la  propriété.  Mais  si  cette  concession 
d'usage  exclusif  du  sol,  tournait,  au  contraire,  à  empêcher  l'ex- 
ploitation productive  du  sol,  elle  serait  peu  à  peu  décriée,  com- 
battue et  remise  dans  des  conditions  productives.  C'est  le  cas  de 
toutes  les  crises  agraires,  qui  sont  nombreuses  et  célèbres  dans 
l'histoire. 

A  toutes  les  époques  et  dans  tous  les  pays,  de  violentes  protes- 
tations se  sont  élevées  contre  les  immenses  propriétés  accaparées 
par  de  grands  propriétaires  et  qui  demeuraient  presque  incultes. 
On  répète  que  les  latifundia  perdirent  l'Italie;  ils  perdirent 
aussi  la  Pologne,  l'Ecosse,  l'Espagne,  etc.  La  même  chose  arrive 
actuellement  pour  les  Boers  qui  ont  montré,  à  s'emparer  d'im- 
menses domaines,  plus  d'empressement  qu'à  les  cultiver.  Ils  ont 
ainsi  violé  la  loi  même  de  la  propriété  et  cette  loi  se  retourne 
contre  eux,  comme  elle  s'est  retournée  contre  les  grands  pro- 
priétaires non  défricheurs  de  tous  les  pays.  Si  cette  loi  n'avait 
pas  fonctionné  impitoyablement,  la  surface  du  sol  aurait  été  re- 
conquise par  la  forêt  ou  par  la  prairie,  et  l'humanité,  faute  de 
subsistance,  aurait  cessé  d'être. 


332  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Vous  voyez  bien  qu'il  faut,  sous  peine  de  mort,  que  la  loi  fonc- 
tionne en  dépit  de  tout  et  de  tous. 

Il  en  est  de  même  du  droit  des  peuples  à  la  souveraineté. 
On  laisse  une  portion  de  la  population  humaine  dominer  sur 
un  territoire,  parce  que,  sans  cela,  il  n'y  aurait  pas  d'adaptation 
locale  aux  intérêts  que  régit  la  force  publique;  on  tomberait 
dans  l'anarchie.  Mais  si  cette  adaptation  se  retourne  contre  les 
intérêts  du  genre  humain,  elle  amène  une  crise.  Ce  sont  ces 
crises  qui  provoquent  les  révolutions  politiques  et  les  change- 
ments de  nationalité. 

Il  faudrait  donc  que  l'homme  sût  de  plus  en  plus  que  l'exer- 
cice de  la  souveraineté  a,  comme  condition  fondamentale,  le 
bien  général  et  que  ce  n'est  pas  un  droit  à  l'encontre  de  ce 
bien. 

Si  les  Boers  avaient  jamais  pu  entrer  dans  la  connaissance 
exacte  de  cette  loi,  qui  fonctionne  en  dépit  de  tout,  ils  auraient 
eu  soin  de  tourner  leurs  vues  à  une  transformation  de  leur  droit 
sur  le  sol  et  sur  la  souveraineté,  sans  se  jeter  dans  une  lutte  qui 
ne  peut  jamais  se  terminer  dans  leur  sens,  alors  même  que  les 
Anglais  seraient,  pour  cette  fois,  archi-battus. 

En  somme,  l'indépendance  nationale  ne  peut  pas  se  maintenir 
comme  un  droit  absolu  envers  et  contre  tout,  ainsi  qu'on  le  voit 
assez  par  l'histoire  des  révolutions  des  peuples. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  aux  régions  locales  autrefois  indépen- 
dantes, c'est-à-dire  aux  provinces.  Elles  se  sont  aujourd'hui 
fondues  dans  de  plus  grandes  nationalités.  C'est  ainsi  que  se 
sont  accomplies  l'unité  de  l'Espagne,  de  la  France,  de  l'Allema- 
gne, de  l'Italie,  des  Royaumes  Unis  de  Grande-Bretagne,  etc. 

Ce  n'est  pas  la  royauté,  comme  on  le  croit,  qui  a  opéré  ces 
fusions,  ou  ces  réunions;  c'est,  au  contraire,  ce  mouvement  na- 
turel qui  a  fait  la  royauté,  qui  a  été  la  raison  de  son  rôle,  de  sa 
force,  de  son  crédit.  En  somme,  elle  a  servi  cV instrument  à  une 
force  spontanée,  quelle  n'a  pas  du  tout  créée. 

Aujourd'hui,  personne  ne  voudrait  revenir  sur  ce  fait  de  na- 
tionahtés  indépendantes,  perdues  par  suite  de  l'intérêt  public 
et  du  besoin  général  constaté. 


BOERS   ET   ANGLAIS.  333 

C'est  encore  ce  qui  est  arrivé  et  ce  qui  arrive  dans  tous,  les 
pmjsde  découvertes.  Successivement,  toutes  les  populations  indé- 
pendantes de  l'Amérique,  de  l'Afrique,  de  l'Océanie  ont  perdu 
leur  nationalité  au  contact  de  peuplements  de  formation  supé- 
rieure, au  contact  des  Européens. 

C'est  aussi  ce  qui  est  arrivé  aux  populations  qu'ont  dominées 
les  Boers.  La  même  chose  arrive  aux  Boers  eux-mêmes  de  la  part 
de  la  race  supérieure  qui  survient  sur  le  même  lieu. 

Même  chez  les  peuples  qui  sont  actuellement  à  la  tête  du 
monde  civilisé,  l'indépendance  première  locale  s'efface  devant 
des  besoins  généraux  :  c'est  ainsi  que  les  colonies  d'Amérique, 
indépendantes  les  unes  des  autres  à  l'origine,  se  sont  fédérées 
pour  créer  les  États-Unis.  Les  colonies  mutuellement  indépen- 
dantes de  l'Australie  viennent  de  décider  leur  fédération. 

L'indépendance  absolue  du  Transvaal  disparait  dans  ce  mouve- 
ment qui  part  de  l'origine  des  temps  et  se  continue  toujours. 

On  aurait  aperçu  cette  loi,  si  on  avait  observé  de  plus  près 
que  l'autonomie  n'est  pas  un  droit  aussi  absolu  qu'on  l'imagine, 
n'est  pas  un  fait  qui  puisse  se  maintenir  aussi  absolument 
qu'on  le  suppose. 

La  formule  qu'on  donne  généralement  de  ce  droit  est  trop 
sommaire  et  incomplète.  C'est  le  propre  de  la  science  de  réviser 
ces  formules  insuffisantes.  Elle  ne  les  dément  pas  par  des  for- 
mules inverses,  mais  elle  les  rapproche  plus  du  vrai  en  les  com- 
plétant; elles  les  rend  plus  exactes.  C'est  là  le  progrès  de  la  con- 
naissance, qui  n'abolit  pas  ce  qui  est  comiu,  mais  qui  ajoute  à  ce 
qui  est  connu. 

C'est  là  une  œuvre  très  précieuse  et  pleine  de  résultats,  car 
beaucoup  des  difficultés  ou  des  conflits  de  ce  monde  viennent  de 
l'erreur  d'une  connaissance  insuffisante,  plus  que  du  vice  ou  de 
la  passion. 

Si  les  hommes  connaissaient  le  jeu  véritable  de  ce  phénomène 
naturel  de  la  nationalité,  ils  éviteraient  à  ce  sujet  une  multitude 
de  débats,  que  finit  par  trancher,  quoi  qu'ils  fassent,  la  force 
des  choses,  la  nature  même  des  choses. 

Or  tous  les  faits  de  l'histoire  montrent  que  la  nationalité  ne 


334  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

peut  pas  se  mainteair,  là  où  elle  fait  obstruction  a/(  progrès  de 
l'espèce  humaine. 

Le  laisser  faire  qu'accorde  le  genre  humain  aux  pouvoirs  pu- 
blics se  fonde  sur  le  bien  qu'en  tire  la  communauté  des  habitants 
et  sur  le  retentissement  que  ce  bien  d'une  partie  de  l'espèce  a 
sur  le  reste  de  Vespèce.  Mais,  dès  que  ce  laisser  faire  n'a  plus  ce 
résultat  et  tourne  à  l'eflet  contraire,  sa  raison  d'être  cesse.  Alors 
le  laisser  faire  est  mis  en  question  et  bientôt  prend  fin. 

C'est  ainsi  que  la  nationalité  première  disparait  et  change  de 
condition.  Le  territoire  indépendant  jusque-là  est  annexé  ou  «  in- 
fédéré ». 

Une  autre  crise  du  même  genre  se  produit,  non  plus  entre  ter- 
ritoires jusque-là  séparés,  mais  à  l'intérieur  même  d'un  territoire 
donné. 

Supposons  un  territoire  autonome  peu  à  peu  occupé  par  des 
survenants,  qui  apportent,  ou  qui  prennent  sur  ce  territoire  une 
autre  formation  sociale  que  les  premiers  arrivés,  par  exemple 
à  cause  de  la  pratique  d'un  autre  moyen  d'existence.  C'est  le  cas 
des  Boers  survenant  au  milieu  des  Cafres,  ou  des  Anglais  surve- 
nant au  milieu  des  Boers.  Ces  nouveaux  arrivants  finissent  par 
protester  contre  le  gouvernement  du  lieu,  si  celui-ci  exerce  son 
pouvoir  à  rencontre  de  l'intérêt  des  nouveaux  vernis. 

C'est  toujours  le  même  phénomène  :  un  droit  exclusif  ne  vous 
est  laissé,  concédé,  que  sous  la  condition  implicite  qu'il  produira 
un  plus  grand  bien  pour  la  généralité  qui  vous  laisse  faire. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  cette  loi  qui  régit  la  propriété  privée 
corresponde  à  la  doctrine  socialiste,  pas  plus  que  cette  fusion 
des  nationalités  et  l'accession  des  nouvelles  classes  au  pouvoir 
ne  sont  l'anarchie. 

Les  droits  de  propriété  et  de  souveraineté  sont  ici  remis 
dans  leur  condition  essentielle  et  non  pas  supprimés;  ils  sont 
seulement  débarrassés  des  erreurs  contradictoires  mises  en  cir- 
culation, d'un  côté  par  les  conservateurs  et  de  l'autre  par  les  ré- 
volutionnaires. 

Les  conservateurs  revendiquent  le  droit  de  mésuser  de  la  pro- 
priété et  de  la  souveraineté.  Comme  ils  détiennent  générale- 


BOERS   ET   ANGLAIS.  335 

ment  l'une  et  l'autre,  cette  doctrine  leur  est  plus  commode.  Ils 
estiment,  pour  la  môme  raison,  que  la  propriété  et  le  pouvoir 
sont  sacrés  et  qu'il  est  impie  d'y  porter  la  main. 

Les  révolutionnaires,  qui  ne  sont  généralement  ni  proprié- 
taires du  sol  ni  détenteurs  des  pouvoirs  publics,  professent  au 
contraire  qu'il  faut  supprimer  la  propriété  et  la  souveraineté; 
et  ils  sont  aussi  dans  leur  rôle  d'hommes  de  parti. 

Le  conservateur  aboutit  donc  à  sacrifier  l'intérêt  public  à 
l'intérêt  privé  mal  compris;  le  révolutionnaire  aboutit  à  sacri- 
fier l'intérêt  privé  à  l'intérêt  public  aussi  mal  compris. 

Les  uns  et  les  autres  ne  possèdent  par  conséquent  qu'une 
partie  de  la  vérité;  c'est  môme  par  cette  partie  de  vérité  qu'ils 
font  illusion  et  impression  sur  les  esprits. 

Mais  ils  se  trompent  les  uns  et  les  autres,  soit  en  sacrifiant 
l'intérêt  privé  à  l'intérôt  public,  soit  en  sacrifiant  l'intérêt 
public  à  l'intérêt  privé. 

Chacun  d'eux  ne  voit  qu'une  face  du  problème  :  celle  qui 
est  la  plus  favorable  à  ses  intérêts  mesquins,  à  ses  préjugés,  ou 
à  ses  passions. 

La  science,  au  contraire,  n'est  ni  conservatrice  ni  révolution- 
naire ;  elle  s'efforce  de  voir  les  faits  tels  qu'ils  sont  et  d'en 
dégager  tranquillement  les  lois,  sans  se  préoccuper  des  gens 
qu'elle  dérange  dans  la  quiétude  de  leurs  théories  a  priori. 

Et  il  se  rencontre  que  le  droit  de  propriété,  tel  qu'elle  le  dé- 
gage des  faits,  concilie  admirablement  l'initiative  privée  et 
r intérêt  jniblic. 

La  science  démontre  que  le  droit  enclusif  du  particulier  est 
fait  pour  le  bien  général,  qui  ne  peut  être  procuré  que  par  lui. 
Par  là,  mais  sans  l'avoir  cherché,  elle  fait  plaisir  aux  conser- 
vateurs. 

Mais  elle  démontre  en  même  temps  —  et  cela  sans  qu'elle 
ait  cherché  davantage  à  faire  plaisir  aux  révolutionnaires  — 
que  ce  droit  ne  peut  pas  s'exercer  contre  l'intérêt  public. 
Autrement,  on  y  met  opposition  et  il  est  rétabli  dans  ses  condi- 
tions essentielles  de  bien  public.  Mais  ce  rétablissement  ne 
peut  être  procuré  que  par  l'initiative  privée  et  non  autrement. 

T.    XXVIII.  2\ 


336  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Ce  juste  rapport  établi  par  les  faits  sur  la  conciliation  entre 
le  droit  privé  et  l'intérêt  public,  entre  le  particularisme  et  les 
revendications  du  socialisme  est  extrêmement  curieux  et  lumi- 
neux. 

C'est  le  triomphe  de  la  science  sociale  cpie  de  dénouer  ces 
antinomies,  et  de  trouver  la  formule  juste,  positive,  prise  dans 
les  faits,  entre  deux  formules  excessives  qui  croisent  l'une  sur 
l'autre  et  ne  trouvent  pas  leur  accord  organique,  vital,  néces- 
saire. 


De  tout  ce  qui  précède,  il  ne  résulte  pas  que  les  moyens  em- 
ployés par  l'Angleterre  pour  étendre  sa  domination  soient  ir- 
réprochables. Il  s'en  faut  même  de  beaucoup.  Et  le  major  Ja- 
meson  a  bien  réellement  commis  une  acte  de  brigandage.  La  loi 
sociale  inéluctable  agit;  mais  ceux  qui  opèrent  dans  le  sens  de  la 
loi  n'ont  pas  nécessairement  les  mains  nettes.  Que  le  peuple  do- 
minateur qui  a  les  mains  nettes  se  lève  !  Nous-mêmes,  Français, 
quelque  bonne  opinion  que  nous  ayons  de  nous,  de  notre  poli- 
tique et  de  notre  œuvre  coloniale,  oserions-nous  proclamer 
que  nous  avons  les  mains  nettes?  L'histoire  des  peuples  n'est 
riialheureusement  que  trop  entachée  d'actes  de  violence;  les  lois 
sociales  opèrent  au  milieu  de  la  guerre  et  du  carnage. 

Mais  cela  du  moins  n'est  pas  nécessaire  et  fatal. 

A  mesure  que  la  loi  sociale  que  nous  venons  de  formuler  sera 
mieux  connue;  à  mesure  que  l'on  connaîtra  mieux  les  condi- 
tions fondamentales  du  droit  de  propriété  et  du  droit  de 
souveraineté,  on  pourra  éviter  bien  des  conflits  armés  et  on 
réglera  pacifiquement  beaucoup  de  questions  en  litige  entre 
les  peuples. 

C'est  bien  à  cet  effet  que  pourra  intervenir  l'arbitrage  inter- 
national, qui  opère  encore  à  tâtons  et  dans  la  nuit. 

Si  les  grandes  nations  d'aujourd'hui,  celles  qui  marchent  à 
la  tête  de  la  civilisation,  s'étaient  entendues,  elles  auraient  dû 


BOERS   ET   ANGLAIS.  337 

dire  aux  Boers  :  «  Il  faut  que  vous  avanciez  dans  le  sens  d'une 
meilleure  formation  sociale,  d'une  meilleure  utilisation  de  la 
terre  et  de  la  souveraineté.  Il  faut  lier  votre  action  avec  celle 
de  vos  voisins  anglais,  car  vous  avez  avec  eux  des  intérêts 
généraux  et  communs.  Sinon,  vous  vous  verrez  abandonnés  et 
mis  à  la  raison  par  toutes  les  grandes  nations  qui  entendent 
pousser  l'humanité  dans  la  voie  du  progrès  moral,  intellec- 
tuel et  matériel,  dans  le  sens  du  plus  grand  perfectionnement 
possible  de  toutes  choses.  » 

Si  on  avait  tenu  ce  langage  aux  Boers,  ils  auraient  compris. 

Par  malheur  pour  eux  et  pour  tous,  le  fameux  télégramme 
de  Guillaume  II,  après  la  répression  du  brigandage  privé  de 
Jameson,  les  a  jetés  dans  une  appréciation  toute  contraire  des 
choses. 

Il  faut  donc  espérer  que  peu  à  peu  l'arbitrage  prendra  le 
rôle   que  nous  venons  d'indiquer. 

Il  le  prendra  d'autant  plus  que  nous  entrons  dans  une  période 
nouvelle  qui  sera  caractérisée  par  un  fait  dont  les  conséquences 
sont  incalculables  :  le  j^artage  du  monde  entre  quelques  grandes 
nations  les  plus  avancées  en  civilisation. 

Ce  partage,  qui  doit  faire  entrer  les  peuples  les  plus  arrié- 
rés dans  la  voie  progressive  des  nations  'de  l'Occident  et  re- 
nouveler ainsi  la  face  de  la  terre,  est  déjà  sérieusement  com- 
mencé. 

La  France  a  reçu  sa  part,  en  Afrique  et  en  Asie,  et  elle  est  assez 
belle,  si  nous  savons  en  tirer  parti  et  faire  œuvre  de  colons  et  de 
civilisateurs.  En  tout  cas,  nous  n'avons  pas  intérêt  à  en  demander 
une  plus  grande,  qui  dépasserait  visiblement  nos  forces  et  de- 
viendrait pour  nous  plutôt  un  grand  danger. 

L'Allemagne  n'a  pas  d'empire  colonial.  Mais  elle  jette  ses 
vues  du  côté  de  l'Orient  sur  la  Palestine,  l'Euphrate  et  le  Golfe 
Persique.  Le  récent  voyage  de  l'empereur  d'Allemagne  en  té- 
moigne assez. 

La  Russie  a  son  Transsibérien  et  sa  vallée  du  Hoang-Ho  en 
Chine,  avec  une  flotte  sur  le  Pacifique. 

L'Angleterre  détient  déjà  la  plus  grande  partie  de  l'Afrique 


338  XA   SCIENCE   SOCIALE. 

orientale;  jusqu'au  sud.  Elle  tient  particulièrement  à  la  région 
du  sud  qui  est  le  chemin  des  Indes  par  le  Cap.  La  route  de  Suez 
est  trop  sujette  à  être  coupée. 

Telles  sont  les  grandes  lignes  déjà  visibles  de  ce  partage  du 
monde. 

Les  chefs  des  grands  peuples  qui  se  divisent  ainsi  la  surface 
terrestre  et  qui  entendent  la  civiliser,  ne  donneraient  pas  une 
haute  idée  de  leur  intelligence  et  des  besoins  du  monde,  s'ils 
étaient  incapables  d'arriver  à  une  entente  commune  et  à  un  ar- 
bitrage commun.  C'est  bien  là  la  solution  qui  s'impose,  au  lieu 
de  toutes  ces  guerres  après  lesquelles  se  font  toujours  des  choses 
inévitables,  qu'il  eût  été  plus  court,  plus  économique,  plus  moral 
et  plus  humain  de  faire  avant  et  sans  guerre. 

Et  puis,  il  faut  bien  que  ces  grandes  nations  se  disent  que  leur 
prééminence  vient  seulement  de  ce  qu'elles  sont  actuellement 
les  plus  dignes  de  l'exercer.  Mais  ce  droit  à  la  domination  n'est 
pas  imprescriptible,  nous  venons  de  le  démontrer  suffisamment. 
Les  nations  qui  viendraient  à  exercer  ce  droit  contre  les  intérêts 
de  l'humanité  verraient  peu  à  peu  ces  intérêts  eux-mêmes  se  re- 
tourner contre  elles  et  la  prééminence  passer  aux  nations  qui  en 
seraient  restées  plus  dignes. 

C'est  la  loi. 

Edmond  Demolixs. 


UN  INTELLECTUEL  CHEZ  LES  MILITAIRES 


LE  TYPE  DE  TYRTÉE 


Notre  titre  ne  vise  pas  au  paradoxe.  Des  événements  récents 
ont  montré  que,  si  certains  «  intellectuels  »  professent  de  l'éloi- 
gnement  à  l'égard  des  militaires,  d'autres,  en  revanche,  aiment 
à  se  faire  leurs  défenseurs.  Du  reste,  si  la  guerre  est  malfaisante, 
elle  a  toujours  eu  quelque  chose  de  poétique.  Les  exploits  guer- 
riers sont  propres  à  exalter  l'enthousiasme,  et  cela,  dans  tous 
les  pays,  y  compris  les  moins  militaristes.  Nous  venons  de  lire 
dans  les  journaux  le  récit  de  la  réception  triomphale  faite  par  les 
Américains  à  l'amiral  Dewey,  le  vainqueur  de  Manille.  Avant 
l'amiral  Dewey,  le  lieutenant  Hobson  avait  eu  littéralement  à  se 
défendre  contre  les  ovations  qui  lui  étaient  prodiguées.  C'est  dire 
que  les  poètes,  interprètes  naturels  des  sentiments  passionnés  qui 
peuvent  passer  chez  un  peuple,  ne  peuvent,  sauf  exceptions, 
faire  mauvais  ménage  avec  les  guerriers.  N'est-ce  pas  un  poète, 
l'auteur  des  Chants  du  Soldat,  qui,  en  France  même,  sert  de 
porte-drapeau  à  tous  ceux  qui,  dans  les  discordes  actuelles,  se 
sont  rangés  avec  ardeur  du  côté  de  l'armée. 

La  guerre  est  poétique  parce  qu'elle  donne  l'occasion  de  dé- 
ployer une  des  qualités  que  l'on  prise  le  plus  :  le  courage.  C'est 
cette  propension  commune  à  admirer  des  prouesses  guerrières 
qui  a  facilité,  en  divers  pays  fort  dissemblables,  le  succès  des 
poèmes  épiques  ou  de  leurs  succédanés  :  rhapsodies,  sagas,,  chan- 
sons de  gestes,  etc.  Mais  ces  sortes  de  poésie  s'adressent,  comme 


340  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

nous  le  dirions,  au  grand  public.  Il  en  est  d'autres  qui  s'adres- 
sent ou  semblent  s'adresser  exclusivement  aux  soldats  eux- 
mêmes.  Ce  sont  des  exhortations,  des  harangues  en  vers,  ou  en- 
core des  chansons  faites  pour  être  chantées  par  des  militaires,  et 
où,  à  travers  d'autres  sujets,  domine  l'idée  du  danger  à  courir, 
de  la  gloire  à  acquérir,  de  la  supériorité  du  métier  militaire  sur 
les  métiers  usuels.  Ces  chants  ont  la  note  tragique,  la  note  hu- 
moristique, la  note  religieuse  parfois  ou  au  contraire  la  note 
gaillarde  et  licencieuse,  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'on  puisse  si- 
gnaler une  armée  au  monde  qui  en  soit  dépourvue.  Il  faut  donc 
qu'il  y  ait,  dans  la  condition  du  soldat,  des  raisons  qui  provo- 
quent et  justifient  l'éclosion  de  ces  productions  poétiques.  Il  n'y 
a  eu  qu'un  seul  poète  du  nom  de  Tyrtée.  Encore  des  érudits  s'at- 
tachent-ils à  contester  son  existence.  Nous  pensons,  avec  d'autres 
érudits,  que  c'est  pousser  trop  loin  le  scepticisme  historique. 
Mais,  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que  des  milliers  de  poètes  in- 
connus, sans  s'appeler  Tyrtée,  ont  joué  un  peu  partout,  au  moins 
en  partie,  le  rôle  que  les  historiens  prêtent  communément  à 
Tyrtée. 

Examinons  donc  comment  les  phénomènes  sociaux   propres 
aux  armées  déterminent  l'apparition  de  la  poésie  militaire. 


1.    LA    RAISON    D  KTRE    DES    TYRTEES. 

Il  y  a  longtemps  que  les  théoriciens  de  la  poésie  ont  constaté  en 
celle-ci  la  coexistence  de  deux  éléments  :  une  musique  et  une 
pensée.  Seulement,  le  rôle  du  premier  élément  s'est  atténué  par 
degrés  devant  l'importance  croissante  du  second.  Les  théoriciens 
de  la  musique,  à  leur  tour,  signalent  deux  choses  dans  toute  ma- 
nifestation musicale  :  le  rythme  et  la  mélodie.  Le  rythme  est 
constitué  par  la  disposition  spéciale  des  sons  longs  et  brefs,  qui 
donnent  au  morceau  son  allure,  son  mouvement  caractéristique. 
La  mélodie  est  constituée  par  la  différence  d'acuité  des  sons  suc- 
cessifs. 

Or,  tout  porte  à  croire  que,  de  ces  deux  éléments  de  la  mu- 


LE   TYPE    DE   TYRTÉE.  341 

siqiie,  le  rythme  a  été  dans  l'antiquité  le  plus  important;  c'est 
lui  que  l'on  qualifiait  d'élément  masculin,  tandis  que  l'on  attri- 
buait à  la  mélodie  une  nature  féminine.  Même  aujourd'hui,  l'im- 
portance du  rythme  éclate  encore,  d'une  façon  en  quelque  sorte 
impérieuse,  dominatrice,  dans  tous  les  morceaux  où  la  mesure 
s'accuse  avec  franchise,  où  les  profanes  eux-mêmes  sont  portés  à 
la  battre  d'instinct.  Tels  sont  les  airs  de  danse,  et,  pour  en  arriver 
à  notre  sujet,  les  airs  de  marche. 

Que  fait  une  armée  en  temps  de  guerre,  et  même  en  temps  de 
paix?  Quelle  est  sa  principale  occupation,  celle  qui  absorbe  un 
temps  mille  fois  supérieur  à  celui  qui  est  pris  par  les  combats? 
Cette  occupation,  c'est  la  marche.  Les  auteurs  militaires  ont  dit 
que  les  batailles  se  gagnaient  avec  les  jambes  beaucoup  plus 
qu'avec  les  bras,  et  l'infanterie,  après  tant  de  progrès  réalisés  par 
l'art  des  transports,  n'a  pas  cessé  d'être  qualifiée,  par  les  hommes 
compétents,  de  u  reine  des  batailles  » .  Or  il  importe,  pour  des  rai- 
sons d'ordre  et  d'hygiène  même,  que  la  marche  des  soldats  soit 
une  marche  régulière,  rythmique.  Tous  les  chefs  attachent,  comme 
on  le  sait,  une  grande  importance  à  cette  cadence  uniforme  des 
pas,  et,  de  bonne  heure,  l'on  s'est  attaché  à  la  soutenir  par  des 
procédés  artificiels.  C'est  ainsi  que  nous  n'avons  pas  cru,  après 
une  expérience  tentée  il  y  a  quelque  vingt  ans  par  un  ministre  de 
la  guerre,  pouvoir  nous  passer  d'un  instrument  peu  artistique  et 
même  barbare,  mais  dont  l'essence  est  de  marquer  puissamment 
le  rythme  :  nous  voulons  parler  du  tambour. 

Le  cas  du  tambour  est  celui  de  tous  les  instruments,  tels  que 
caisse,  cymbales,  grelots,  castagnettes,  etc.,  qui  produisent  des 
bruits  plutôt  que  des  sons  musicaux.  La  musique  proprement  dite^ 
dans  nos  armées,  nous  est  donnée  par  la  trompette,  instrument 
qui  comporte  le  rythme  et  la  mélodie,  mais  une  mélodie  simple, 
courte,  symétriquement  hachée,  ne  comportant  qu'un  très  petit 
nombre  de  combinaisons  de  sons  longs  et  brefs,  et  s'alliant  par 
conséquent  le  plus  possible  à  la  cadence  uniforme  du  pas  mili- 
taire. 

Les  caractères  du  tambour  et  de  la  trompette  nous  éclairent 
singulièrement  sur  ce  qu'ont  pu  être,  dans  l'origine,  les  chants 


3i2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

guerriers.  Eux  aussi,  avant  tout,  devaient  être  subordonnés  au 
rythme  de  la  marche,  e{  avoir  pour  fonction  delà  soutenir.  C'é- 
taient des  chants  «  battus  »,  pour  ainsi  dire,  comme  des  phrases 
de  tambour,  agrémentés  d'une  mélodie  courte,  à  motifs  enlevants 
revenant  sans  cesse,  et  exprimant  enfin  cjuelques  idées  très  sim- 
ples, très  générales,  sur  les  devoirs  du  soldat  envers  sa  patrie,  sur 
la  gloire  et  le  profit  qui  peuvent  résulter  d'une  heureuse  bataille, 
sur  l'estime  qui  environne  Thomme  courageux,  etc.  Par  là,  on 
réalise  le  meilleur  mécanisme  qui  soit  pour  «  faire  marcher  »  une 
troupe.  Le  rythme  égalise  la  marche,  et  la  rend  moins  fatigante. 
La  mélodie  distrait  l'oreille  et  empêche  les  idées  noires  d'en- 
vahir l'esprit  du  guerrier.  La  pensée  enfin,  choisie  entre  celles 
qui  peuvent  surexciter  la  vaillance,  joue  le  rôle  d'une  harangue 
rudimentaire,  cent  fois  répétée,  et  opère,  sur  les  hommes  qui  la 
rabâchent  de  la  sorte,  un  efficace  et  lent  travail  de  persuasion. 

Ce  chant  servait  encore,  en  certains  cas,  à  effrayer  l'ennemi. 
Les  historiens  anciens  nous  parlent  à  plusieurs  reprises  des  effets 
de  terreur  qu'obtenaient  certaines  armées  au  moyen  de  chants 
guerriers  proférés  simultanément  par  des  milliers  de  poitrines. 
Si  enfantin  que  ce  calcul  nous  paraisse  aujourd'hui,  aune  époque 
où  l'on  se  bat,  sans  se  voir,  à  plusieurs  kilomètres,  il  est  certain 
que  des  cris,  tragiquement  modulés,  passaient  pour  un  utile  au- 
xiliaire au  moment  d'une  bataille.  Certains  barbares  en  accen- 
tuaient reflet  en  collant  leurs  lèvres  contre  leurs  boucliers  et  en 
donnant  ainsi  aux  sons  émis  un  timbre  particulièrement  étrange. 
Les  grands  panaches  flottant  sur  les  casques,  les  objets  horribles 
peints  ou  sculptés  sur  la  face  des  boucliers  servaient  d'ailleurs 
ou  avaient  la  prétention  de  servir  au  même  but.  Les  tatouages 
dont  s'affublent,  aujourd'hui  encore,  certains  sauvages  de  l'O- 
céanie,  n'ont  pas  d'autre  destination. 

Au  reste,  l'instinct  de  la  conservation  est  tellement  puissant 
chez  l'homme,  que,  lorsque  le  moment  est  venu  d'exposer  sé- 
rieusement sa  vie,  ce  n'est  pas  trop  des  ressourcesd'une  exaltation 
artificielle  pourcontrebalancerla  tentation  de  fuir  ou  de  se  mettre 
à  l'abri.  Uu  air  guerrier  que  l'on  chante  en  chœur  est  alors  le 
meilleur  moyen  de  s" inoculer  un  supplément  de  bravoure,  et 


LE   TYPE    DE   TYRTÉE.  343 

d'écarter  de  riiiiagination  le  coté  hideux  de  la  scène  qui  va  se 
passer.  On  sait  que  les  poltrons  chantent  pour  se  donner  du  cou- 
rage. Les  braves,  à  certains  moments,  ne  trouvent  pas  supertlu 
de  faire  un  peu  comme  les  poltrons. 

Nous  pourrions,  sans  sortir  de  chez  nous,  trouver  chez  les  Cel- 
tes d'illustres  exemples  à  l'appui  de  nos  considérations.  On  sait 
la  place  que  les  bardes  occupaient  dans  la  société  gauloise.  Or,  ces 
bardes  étaient  des  poètes  guerriers,  des  «  donneurs  décourage  », 
selon  l'énergique  expression  de  Victor  Laprade.  Ils  marchaient 
en  tête  des  armées,  la  harpe  à  la  main,  vêtus  de  robes  flottantes, 
et  chantaient  les  gloires  des  héros.  Et,  quand  ce  ne  furent  plus 
les  bardes,  ce  furent  des  ménestrels,  comme  ce  Taillefer  «  qui 
moult  bien  chantoit  »  et  qui,  «  sur  un  cheval  qui  tost  alloit  », 
célébrait,  sur  le  front  des  troupes  de  Guillaume  le  Conquérant, 
les  exploits  de  Charlemagne,  d'Olivier  et  de  Roland.  Bardes  et 
ménestrels,  mi-artistes,  mi-guerriers,  ne  revivent-ils  pas  dans  ce 
«  clairon  »  de  Déroulède  qui  sonne  si  poétiquement  la  charge, 
et  qui,  frappé  d'une  balle,  fidèle  à  son  rôle  de  ré  veilleur  d'en- 
thousiasme, sonne  encore  et  sonne  toujours? 

Le  chant  militaire,  propre  en  tout  temps  à  régulariser  la  mar- 
che et  à  en  tromperFennui,  sert  donc  aussi,  au  moment  de  lalutte, 
à  aiguillonner,  grâce  aux  sentiments  qu'il  exprime,  le  courage 
des  soldats.  Pourtant,  observons-le  bien,  ce  n'est  pas  à  l'ins- 
tant même  de  l'action  que  l'on  peut  se  livrer  commodément  à 
cet  exercice.  Le  moment  de  frapper  et  de  parer  les  coups  n'est 
plus  celui  de  chanter.  Le  chant  est  donc  avant  tout  quelque 
chose  de  préparatoire  au  combat,  et  voilà  pourquoi,  tandis  que 
le  rythme  accuse  nettement  la  marche,  la  pensée  exprimée  en- 
visage généralement  le  choc  dans  l'avenir.  Nous  n'avons  qu'à 
nous  rappeler  nos  deux  chants  guerriers  les  plus  célèbres  :  la,  Mar- 
seillaise et  le  Chant  du  Départ.  La  première  strophe  de  ce  der- 
nier, à  plusieurs  points  de  vue,  nous  paraît  tout  particulièrement 
typique.  Nous  la  reproduisons  pour  ceux  de  nos  lecteurs  qui  ne 
l'auraient  pas  présente  à  l'esprit: 

La  victoire  en  cliantant  nous  ouvre  la  barrière! 
La  liberté  guide  nos  pas! 


344  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Et  du  Nord  au  Midi  la  trompette  guerrière 
A  sonné  l'heure  des  combats. 
Tremblez,  ennemis  de  la  France  ! 
Rois  ivres  de  sang  et  d'orgueil, 
Le  peuple  souverain  s'avance! 
Tyrans,  descendez  au  cercueil  ! 

Suit  le  refrain  connu  :  «  La  République  nous  appelle...  » 
Comme  dans  tous  les  morceaux  de  ce  genre,  le  rythme  indique 
une  marche,  et  une  marche  rapide,  entraînante.  Les  besoins  de 
la  mesure  obligent  parfois  à  couper  les  mots  d'une  façon  bizarre,  à 
dire,  par  exemple  :  «  la  trom  —  pette  —  guerrière  »  en  scandant 
fortement  chaque  groupe  de  deux  syllabes.  L'air  est  assez  simple, 
quoiqu'il  soit  d'un  grand  musicien,  Méhul,  qui  n'aurait  pas  eu 
de  peine  à  faire  un  air  compliqué.  Quant  aux  pensées,  ce  sont, 
comme  on  le  voit,  des  lieux  communs  emphatiques,  mais  il  fal- 
lait précisément,  pour  produire  l'effet  voulu,  que  le  morceau  fût 
marqué  au  coin  de  l'emphase,  et  exprimât  des  lieux  communs. 

D'ordinaire,  ces  sortes  de  chants  ne  passent  pas  à  la  postérité. 
Ils  sont  par  trop  rudimentaires,  par  trop  simplistes,  pour  attirer 
l'attention  des  littérateurs  et  être  inscrits  au  rang  des  morceaux 
célèbres,  susceptibles  d'être  conservés  comme  des  chefs-d'œuvre 
de  l'art.  Il  est  pourtant  des  cas  où  ces  fragments  lyriques  attei- 
gnent à  la  gloire.  Ce  phénomène  résulte  alors  de  circonstances 
politiques  exceptionnelles,  qui,  retentissantes  par  elles-mêmes, 
prêtent  quelque  chose  de  leur  retentissement  aux  inspirations  lit- 
téraires qui  les  ont  accompagnées.  C'est  le  cas  pour  le  Chant  du 
Départ  et  pour  la  Marseillaise,  composés  à  une  époque  où  un  im- 
mense bouleversement  social  transformait  en  soldats  une  foule  de 
jeunes  gens  qu'il  était  nécessaire  d'électriser  en  les  conduisant  à 
lafrontière.  C'est  aussi  le  cas  pour  l'œuvre  d'un  poète  dont  le  nom, 
devenu  symbolique  en  quelque  sorte,  arrive  naturellement  sur  les 
lèvres  ou  sous  la  plume  de  quiconque  veut  citer  un  exemple  du 
secours  apporté  par  la  poésie  au  courage  militaire.  Ce  poète,  de- 
meuré typique  malgré  tous  les  cas  analogues  que  l'histoire  a  pu 
offrir  depuis  lors,  c'est,  d'après  la  tradition,  un  simple  pédagogue 
athénien  qui  aurait,  par  ses  chants,  ranimé  le  courage  des  Spar- 


LE  TVPE  DE  TYRTÉE.  ."545 

liâtes  luttant  contre  Messène,  et,  par  ce  service,  aurait  immor- 
talisé à  jamais  le  nom  de  Tyrtée. 


II.  POURQUOI  SPARTE  DEMANDAIT  UN  TYRTEE. 

C'est  au  septième  siècle  —  ou  au  huitième  tout  au  plus  — que  les 
historiens  grecs  placent  les  exploits  de  Tyrtée.  Il  s'agit  donc  d'une 
antiquité  bien  moins  reculée  que  celle  d'Homère.  Il  nous  parait 
donc  assez  difficile  de  nier  la  substance  des  faits  racontés  par 
Pausanias  dans  son  histoire  des  guerres  de  Messénie.  Platon  et 
l'orateur  athénien  Lycurgne  parlent  de  Tyrtée,  et  il  est  certain 
que  les  Spartiates,  peuple  assez  peu  porté  à  la  sympathie  envers 
les  Athéniens,  environnaient  la  mémoire  du  poète  d'un  culte  tout 
particulier.  Nous  prendrons  donc  la  liberté,  malgré  le  scepticisme 
de  quelques  érudits,  de  suivre  l'opinion  communément  admise, 
chose  d'autant  plus  licite  en  science  sociale  que,  si  les  faits  allé- 
gués n'ont  peut-être  pas  été  rigoureusement  vrais,  ils  sont  du 
moins  éminemment  vraisemblables,  au  point  que  les  intéressés, 
il  y  a  plus  de  deux  mille  ans,  les  admrettaient  sans  la  moindre  dis- 
cussion. Or,  lorsqu'on  se  place  au  point  de  vue  social,  on  peut 
tirer  de  faits  vraisemblables  des  conclusions  aussi  légitimes  que 
celles  qu'on  tirerait  de  faits  réels.  C'est  ce  qui  a  déjà  été  fait,  dans 
cette  revue,  à  propos  des  légendes  mythologiques. 

Lorsqu'on  regarde,  sur  une  carte,  le  sud  du  Péloponèse,  on 
constate  que  cette  péninsule  se  termine  par  trois  pointes  monta- 
gneuses encadrant  deux  golfes.  Au  fond  de  ces  golfes  s'étendent 
deux  petites  vallées,  séparées  par  le  fameux  massif  du  Taygète. 
Ces  deux  vallées  sont  celles  de  l'Eurotas  à  l'Est,  et  du  Pamisos,  à 
l'Ouest.  Là  vivaient,  vers  l'époque  où  se  place  l'histoire  de 
Tyrtée,  deux  neuplades  d'origine  dorienne,  descendues  dans  le 
Péloponèse  lors  du  fameux  «  retour  des  lïéraclides  »  et  sous  le 
choc  desquelles  s'était  écroulée  la  vieille  ci\'ilisation  mycéenne, 
celle  qui  avait  produit  Agamemnon,  Ménélas,  Nestor  et  bien 
d'autres  héros.  Ces  deux  peuplades,  essentiellement  guerrières, 
et  superposées  aux  anciens  habitants  du  pays  dont  elles  exploi- 


34G  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

taient  la  servitude,  étaient  les  Lacédémoniens  et  les  Messéniens. 

Entre  ces  deux  clans  si  rapprochés,  se  sont  déroulées  des  guerres 
sanglantes,  guerres  dénouées  à  la  longue,  comme  on  le  sait,  par 
la  défaite  des  Messéniens  et  l'établissement  de  l'hégémonie  lacé- 
démonienne  dans  le  Péloponèse.  Or,  bien  que  ces  guerres  ne  nous 
soient  guère  connues  que  de  seconde  main,  par  le  résumé  de 
Pausanias,  on  est  en  droit  d'affirmer  que  les  luttes  dont  ce  petit 
coin  de  la  Grèce  a  été  le  théâtre  ont  eu  pour  héros  deux  des  peu- 
ples les  pkis  braves  qui  aient  existé  et  des  mieux  «  entraînés  »  à 
l'art  des  combats. 

Nous  ne  répéterons  pas  ici  les  traits  bien  connus  de  l'organisa- 
tion lacédémonienne.  Jamais  cité,  probablement,  ne  prépara  plus 
exclusivement  ses  citoyensau  métier  desarmes.  On  les  y  préparait, 
non  seulement  dès  leur  enfance,  mais  même  avant  leur  venue 
au  monde,  puisque  la  loi  réglait  minutieusement  l'existence  des 
femmes  en  vue  de  la  santé  des  enfants  qu'elles  devaient  mettre 
au  jour.  Tout  s'accorde  à  prouver,  dans  l'histoire  de  la  Grèce 
ancienne,  que  chaque  citoyen  Spartiate  avait,  comme  combat- 
tant, une  valeur  individuelle  énorme.  C'était,  en  fait  de  machine 
à  tuer  et  à  se  défendre,  ce  qu'on  devait  voir  de  mieux  jusqu'à 
notre  chevalerie.  Encore,  chez  nos  chevaliers,  l'attirail  défensif 
occupait-il  une  large  place  qui  ne  lui  était  pas  dévolue  chez  les 
Spartiates. 

Or,  bien  que  nous  ayons  peu  de  détails  sur  la  constitution  de 
Messène,  il  n'est  pas  téméraire  de  conjecturer  que  la  formation 
sociale,  sur  le  versant  occidental  du  Taygète,  ne  pouvait  que  res- 
sembler singulièrement  à  ce  qu'elle  était,  de  l'autre  côté,  sur  le 
versant  oriental.  Même  origine  chez  les  hommes,  mêmes  carac- 
tères physiques  dans  le  sol,  même  nécessité  de  tenir  en  respect 
les  anciens  possesseurs  de  la  terre,  tout  portait  les  Messéniens  à 
être  aussi  aguerris  que  les  Lacédémoniens.  Le  fait  seul  de  la  durée 
des  guerres  de  Messénie,  et  de  l'extrême  difficulté  éprouvée] par 
les  Spartiates  dans  la  campagne  de  conquête  dirigée  contre  leurs 
voisins,  le  découragement,  qui,  de  leur  aveu  même,  s'était  em- 
paré d'eux  à  une  certaine  époque,  prouvent  que  ces  fameux  guer- 
riers de  Sparte,   lorsqu'ils  escaladaient  les  montagnes  qui  sépa- 


LE    TYPK    DE   TYRTÉE.  347 

raient  les  deux  vallées,  se  trouvaient  en  présence  de  gaillards  à 
peu  près  aussi  vaillants  qu'eux-mêmes.  Qu'on  se  figure,  dans  un 
chaos  dd  gorges  abruptes,  dans  des  sentiers  de  chèvres  surplom- 
bant des  précipices,  des  bandes  de  Léonidas se  heurtant  à  d'autres 
bandes  de  Léonidas,  et  consacrant  à  se  pourfendre  mutuellement 
des  trésors  de  force,  d'agilité,  d'adresse  qui  eussent  suffi  à  mettre 
en  déroute  des  armées  de  Perses,  voilà,  selon  nous,  comment  on 
peut  se  représenter  ces  terribles  guerres  de  Messénie,  dont  Sparte, 
même  après  son  succès  définitif,  ne  devait  conserver  le  souvenir 
qu'avec  un  mélange  de  terreur  rétrospective. 

L'endroit  où  se  passaient  les  événements  en  question  est  encore 
un  de  ceux  où  l'on  a  le  plus  de  chances,  dans  la  Grèce  contempo- 
raine, de  rencontrer  des  brigands.  Là  vécurent  longtemps  les 
fameux  Maïnotes,  qui  ne  se  soumirent  jamais  au  joug  des  Turcs 
et  jouèrent  un  rôle  actif  dans  la  guerre  de  l'indépendance.  Dimi- 
nuons d'un  degré  cette  barbarie;  jetons  un  grain  de  civilisation 
sur  ces  mœurs  de  rois  des  montagnes,  qui  du  reste  ne  sont  pas 
dépourvus  de  savoir-vivre.  Donnons  à  ces  bandits  clairsemés, 
toujours  sur  le  qui-vive  à  cause  de  la  gendarmerie  qui  peut  sur- 
venir, une  organisation  régulière  et  ofticielle,  fondée  sur  l'occu- 
pation d'un  territoire  bien  indépendant.  Supposons,  en  un  mot, 
nos  bandits  maîtres  et  organisateurs  sur  leur  domaine,  libres  de 
toute  ingérence  d'organismes  supérieurs  et  compliqués  :  nous 
obtenons  quelque  chose  qui  ressemble  beaucoup  au  type  Spartiate 
classique  et,  par  suite,  au  Messénien  classique.  Ces  Doriens  sont 
les  moins  civilisés  des  Grecs.  Ils  n'ont  pas  évolué  vers  le  com- 
merce. Us  n'ont  pas  même  su  s'outiller  pour  transformer  le  bri- 
gandage terrestre  en  brigandage  maritime,  ou  tout  au  moins  n'ont 
opéré  dans  ce  sens  que  des  tentatives  presque  inaperçues  (1). 
Comme  conséquence  inévitable,  les  esprits  ne  se  sont  pas  ouverts. 
Les  arts  ne  sont  pas  inconnus,  mais  ils  sont  demeurés  à  l'état  ru 
dimentaire.  On  a  beaucoup  de  guerriers,  mais  peu  d'intellectuels. 
La  superstition,  dans  ce  coin  de  Grèce,  est  demeurée  plus  gros- 
sière qu'ailleurs.  L'art  militaire  lui-même,  quelle  que  soit  la  va- 

(1)  Les  Messéniens,  une  fois  battus,  s'enfuirent  pourtant  par  mer  :  mais  ils  évo- 
luaient sous  la  pression  même  de  leur  défaite. 


348  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

leur  individuelle  donnée  aux  soldats,  pèche  du  côté  du  matériel. 
L'art  des  fortifications  est  inconnu,  ainsi  que  l'art  des  sièges.  Un 
Spartiate,  terrible  en  rase  campagne,  est  tout  désorienté  devant 
une  ville  fortifiée  ou  devant  une  citadelle.  Il  ne  sait  pas  du  tout 
comment  s'y  prendre  pour  réduire  la  place,  et  ne  sait  que  mon- 
ter la  garde  autour  des  murs,  pendant  des  années  au  besoin,  at- 
tendant qu'il  plaise  aux  assiégés  de  faire  une  sortie,  pour  se 
mesurer  corps  à  corps  avec  eux.  «  Presque  tout  le  monde,  dit 
Xénophon  dans  le  Gouvernement  des  Lacédémoniens ^  se  figure 
que  l'ordre  de  bataille  de  Tarniée  lacédémonienne  est  fort  com- 
pliqué. C'est  s'imaginer  le  contraire  de  ce  qui  est.  »  L'historien 
athénien  constate  seulement  que  les  soldats  de  Sparte  exécutent 
avec  une  extraordinaire  souplesse  des  évolutions  considérées 
comme  très  difficiles,  ce  qui  ne  peut  provenir  que  d'une  longue 
habitude  des  exercices  militaires.  En  d'autres  termes,  c'est  une 
armée  qui  a  peu  de  procédés,  mais  qui  les  possède  dans  la  per- 
fection. C'est  une  incomparable  infanterie  à  qui  nous  dirions, 
pour  emprunter  le  langage  moderne,  qu'il  manque  de  lartillerie 
et  du  génie.  Ne  parlons  pas  de  la  marine,  qui  parait,  malgré  tant 
de  facilités  offertes  par  la  configuration  du  rivage,  n'avoir  existé 
qu'à  l'état  d'accessoire  imparfait.  Toutes  les  péripéties  de  la  guerre 
du  Péloponèse  s'expliqueront  plus  tard  par  ces  supériorités  et  ces 
infériorités  du  type  Spartiate,  correspondant  à  des  supériorités 
et  à  des  infériorités  absolument  contraires  du  type  athénien. 

Sparte  ne  dédaigne  pas  la  poésie.  Elle  la  cultive  même  avec  un 
certain  intérêt,  et,  malgré  sa  malveillance  pour  les  étrangers,  ne 
craint  pas  d'admettre  dans  ses  murs  des  poètes  venus  d'ailleurs, 
quand  bien  même  ils  parleraient  l'ionien  on  l'éolien,  et  non  le 
dorien.  Tel  est  le  cas  de  Terpandre,  un  Eolien  de  l'île  de  Lesbos. 
Diodore  de  Sicile  raconte  que  cet  étranger,  par  les  accords  de  sa 
lyre,  ramena  un  jour  la  concorde  parmi  les  Spartiates.  Une  autre 
tradition  veut  que  ce  même  Terpandre  ait  été  banni,  pour  avoir 
ajouté  des  cordes  à  la  lyre,  ce  qui  rendait  les  chants  plus  variés, 
partant,  plus  efféminés.  Tel  est  encore  le  casd'Alcman,  de  Sardes, 
qui,  selon  l'opinion  courante,  fut  le  premier  à  organisera  Sparte 
les  chœurs  de  jeunes  filles  nommés  parthénies,  qui  dansaient  et 


LE   TYPE    DE    TYRTÉE.  349 

cliantaient  autour  de  l'autel  de  Bacchus.  Mais,  alors  qu'on  peut 
citer  plusieurs  poètes  r<?;i?^s  à  Sparte,  on  ne  peut  en  citer  qui  soient 
nés  à  Sparte,  ce  qui  tend  à  prouver  que  le  milieu  de  cette  cité 
n'était  pas  apte  à  former  de  bons  poètes,  ce  qui  n'a  rien  d'éton- 
nant, vu  l'exclusivisme  et  la  rudesse  de  l'éducation. 

C'est  précisément  la  vertu  éducative  de  la  poésie  qui  avait  dû 
frapper  les  Lacédémoniens  expérimentés  (on  sait  que  les  vieillards 
jouaient  chez  eux  un  rôle  prépondérant  dans  la  direction  des 
affaires  publiques).  Parmi  les  divers  procédés  employés  pour 
former  les  jeunes  gens  à  la  valeur  militaire,  on  ne  pouvait  négli- 
ger le  chant  guerrier,  qui  exalte  l'imagination  et  donne  aux  sen- 
timents patriotiques  le  coup  de  fouet  de  l'enthousiasme.  Proscrire 
la  poésie  efféminée,  c'est  avouer  qu'on  fait  le  plus  grand  cas  de 
la  poésie  maie,  et  qu'on  lui  accorde  une  haute  valeur  pédagogique. 
C'est  l'amour  du  bon  grain  qui  porte  à  combattre  l'ivraie.  Le  ma- 
gistrat Spartiate  ne  s'attache  pas  seulement  à  obtenir  des  jeunes 
gens  extraordinairement  vigoureux,  disciplinés,  endurants.  Il 
tient  encore  essentiellement  à  créer  en  eux  un  «  état  d'àme  »,  en 
vertu  duquel  ils  seront  toujours  prêts  à  sacrifier  leur  vie  sur  le 
champ  de  bataille.  Or,  cette  disposition  d'esprit,  contraire  à  l'ins- 
tinct de  la  conservation,  ne  peut  être  obtenue  que  par  une  éduca- 
tion ad  hoc.  Il  faut  «  monter  la  tête  »  à  nos  jeunes  gens,  faire 
en  sorte  que  l'atmosphère  intellectuelle  qu'ils  respirent  soit  une 
atmosphère  de  patriotisme  exalté.  Dans  les  fêtes  publiques  de 
Sparte,  dit  Plutarque  (1),  «  il  y  avait  trois  chœurs,  suivant  les 
trois  différents  âges.  Le  chœur  des  veillards  entonnait  le  chant  : 
«  Nous  avons  été  jadis  jeunes  et  braves!  »  Le  chœur  des  jeunes 
gens  répondait  :  «  Nous  le  sommes  maintenant.  Approche,  tu  ver- 
ras bien  !  j)  Le  troisième  chœur,  celui  des  enfants,  disait  à  son  tour  : 
«  Etnous  un  jour  léserons,  et  bien  plus  vaillants  encore!  »  Le  Chant 
du  départ ,  avec  ses  «  couplet  des  pères  »  «  couplet  des  enfants,  » 
etc.,  a  quelque  chose  de  cette  distribution,  qui  fait  à  chacun  sa 
part  d'héroïsme. 
Écoutons  maintenant  Platon,    qui,  dans  sa  République^    s'est 

(1)  Vie  de.  Lycurcjuc.  Cité  par  Alexis  Pierron,  Histoire  de  laliilérature  grecque. 


330  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

notoirement  inspiré  des  mœurs  lacédémoniennes,  parler  de 
l'éducation  qu'on  doit  donner  aux  futurs  guerriers  :  «  Il  faut,  dit- 
il,  choisir  les  guerriers  avec  précaution  et  les  préparer  'par  la 
musique  ^i  la  gymnastique  ».  Il  importe  de  «  fortifier  leur  rai- 
son par  de  beaux  discours  (1).  »  Et  encore  : 

«  Les  guerriers  doivent,  abandonnant  tous  les  autres  arts,  se 
livrer  tout  entiers  et  sans  réserve  à  celui  qui  défend  la  liberté  de  la 
cité  et  néglige  tout  ce  qui  ne  s'y  rapporte  pas.  Il  ne  faut  pas  qu'ils 
fassent  autre  chose  ni  sérieusement  ni  par  imitation  :  ou,  s'ils 
imitent  quelque  chose,  il  faut  que  ce  soient  les  qualités  qu'il  leur 
convient  de  posséder  dès  Venfance,  le  courage,  la  tempérance,  la 
sainteté,  la  grandeur  d'âme  et  les  autres  vertus,  mais  jamais  rien 
de  bas  et  de  honteux,  de  peur  qu'ils  ne  prennent,  dans  cette  imi- 
tation, quelque  chose  de  la  réalité.  Nas-tu  pas  remarqué  que  l'imi- 
tation, lorsqu'on  en  contracte  l'habitude  dès  la  jeunesse,  se  change 
en  une  seconde  nature  et  modifie  en  nous  la  langue,  l'extérieur, 
le  ton  et  le  caractère?  (2)  » 

Cette  «  imitation  »,  dont  parle  le  philosophe,  comprend  évidem- 
ment les  jeux  de  l'enfance.  Ces  jeux  doivent  être  marqués  au  coin 
du  patriotisme  et  de  l'exaltation  militaire.  Les  enfants  qui  seront 
soldats  doivent  «jouer  au  soldat  ».  De  même,  les  magistrats  pren- 
dront soin,  —  eux  qui  bannissent  les  poètes  corrupteurs  ou  pré- 
tendus tels,  —  de  fairechantcr,  en  toute  occasion,  à  ces  jeunes  gens 
destinés  à  la  carrière  des  armes,  des  chants  tels  que  ceux-ci  : 

«  Il  est  beau  pour  un  brave  de  tomber  aux  premiers  rangs  de  la 
bataille  et  de  mourir  en  défendant  sa  patrie.  Mais  il  n'est  pas  de 
plus  lamentable  destin  que  d'abandonner  sa  cité,  ses  fertiles  cam- 
pagnes, et  d'aller  mendier  par  le  monde,  en  traînant  après  soi 
sa  mère,  son  vieux  père  et  ses  petits  enfants. 

«  Combattez  donc  avec  courage  pour  cette  terre,  jeunes  guer- 
riers, et  n'abandonnez  pas  vos  aines,  ces  vieux  soldats  dont  le 
jambes  ne  sont  plus  légères.  Car  c'est  chose  honteuse  de  voir 
étendu  sur  la  terre,  en  avant  des  jeunes  hommes,  un  brave  dont 
la  tête  est  blanchie  déjà,  et  qui  exhale  dans  la  poussière  son  âme 

(1)  Rép.,  liv.  IV. 

(2)  Rép.,  liv.  III. 


LE    TYPE    DE   TYRTÉE.  351 

généreuse,  en  retenant  de  la  main  ses  entrailles  sanglantes. 
IVtais  à  la  jeunesse  tout  sied.  Tant  que  le  guerrier  a  cette  noljle 
fleur  de  l'âge,  on  l'admire,  on  l'aime,  et  il  est  beau  encore  quand 
il  tombeaux  premiers  rangs  de  la  bataille  (1).  » 

Gomme  on  peut  en  juger  par  cet  extrait,  l'élégie  guerrière 
de  Tyrtée  est  conçue  dans  un  style  moins  bouillant  que  la  Mar-i 
seillaise.  Elle  a,  en  revanche,  une  physionomie  plus  sentencieuse, 
partant,  plus  pédagogique,  plus  propre  à  être  conservée  comme 
morceau  choisi.  Or,  n'est-ce  pas  à  ce  caractère  de  morceaux  choisis 
que  nous  devons  la  conservation  d'une  foule  d'œuvres  littéraires 
qui,  étant  donné  les  nombreuses  causes  de  destruction  qui  mena- 
cent sans  cesse  l'existence  des  documents  écrits,  n'ont  des  chances 
sérieuses  de  «  passer  à  la  postérité  »  que  lorsque  les  maîtres  de 
la  jeunesse  s'avisent  de  les  considérer  comme  utiles  à  l'éducation 
des  enfants?  C'est  probablement  à  cette  particularité  que  nous 
devons  la  conservation  des  quelques  fragments  de  Tyrtée,  qui,  plus 
cités  que  les  autres  à  cause  de  leur  célébrité,  sont  ainsi  arrivés 
jusqu'à  nous. 

Ce  caractère  sentencieux,  cette  volonté  d'être  persuasif.,  d'in- 
cruster dans  le  cerveau  des  jeunes  gens  que  «  mourir  pour  la 
patrie  est  le  sort  le  plus  beau,  le  plus  digne  d'envie  »,  nous  les 
retrouvons  dans  le  fragment  suivant^  attribué  par  des  érudits  à 
Tyrtée,  et  par  d'autres  à  Callinus,  poète  d'Ephèse,  qui  excitait  le 
courage  de  ses  comparioles  dans  la  lutte  contre  l'invasion  des 
Cimmériens  :  «  Il  est  honorable,  pour  un  brave,  de  combattre  con- 
tre les  ennemis,  pour  son  pays,  pour  ses  enfants,  pour  sa  légitime 
épouse.  La  mort  viendra  (ni  plus  ni  moins)  à  r instant  que  mar- 
quera le  fil  des  Parques.  Eh  Jjien!  marchez  devant  vous,  la  lance 
haute,  que  votre  cœur^  sous  le  bouclier,  se  ramasse  en  sa  vaillance, 
au  moment  où  commencera  la  mêlée.  Car  il  n  est  pas  possible  à 
un  homme cV éviter  la  mort  décrétée  par  le  destin;  non!  eùt-il  les 
Immortels  même  pour  ancêtres  de  sa  race.  Souvent  celui  qui  s'en 
va,  pour  éviter  le  combat  et  le  retentissement  des  traits,  la  mort 
le  frappe  dans  sa  maison  ;  mais  il  n'y  a  dans  le  peuple  nulle  affec- 


(1)  Tyrtée,  Fragments. 

T.  xxviii.  25 


352  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

tion  pour  lui;  il  n'y  laisse  nuls  regrets,  l'autre,  au  contraire, 
petits  et  grands  le  pleurent,  s'il  lui  arrive  mal....  »  Comme  toute 
cette  argumentation  est  bien  calculée,  bien  adaptée  à  l'eflet  d'é- 
ducation que  l'on  veut  produire! 

Sparte,  nation  militaire  plus  que  toute  autre,  avait  besoin  plus 
que  toute  autre  cité  d'exhortations  poétiques.  Elle  en  avait  un 
besoin  particulier  au  moment  des  guerres  de  Messénie  dont  l'issue 
parut  si  longtemps  incertaine,  au  point  que  l'existence  de  la  célè- 
bre république  parut  un  instant  compromise.  Mais  nous  venons  de 
voir  que  Sparte,  par  sa  formation  sociale,  ne  tendait  guère  à  pro- 
duire des  poètes,  alors  que  le  milieu  ionien,  qui  florissait  à  la 
même  époque,  était  beaucoup  plus  favorable  au  développement 
de  la  poésie  et  des  arts.  Que  faire  dans  des  circonstances  sembla- 
bles? L'expérience  démontre  que,  lorsque  un  peuple  ne  possède 
pas  ou  possède  insuffisamment  une  denrée  dont  il  a  besoin,  // 
rimporte,  si  la  chose  estposible,  d'un  pays  étranger.  Ne  sommes- 
nous  pas  en  présence  d'un  phénomène  de  ce  genre?  Une  tradi- 
tion a-t-elle  le  droit  d'être  taxée  de  légende  lorsque,  au  lieu  de 
flatter  l'amour-propre  du  peuple  qui  la  conserve,  elle  la  contrarie. 
Au  reste,  il  y  a  sûrement  une  part  de  légende  dans  l'histoire  de 
Tyrtée,  mais  la  nature  de  cet  élément  légendaire  semble  n'en  at- 
tester que  mieux  le  fait  d'un  emprunt  fait  à  ces  Ioniens  si  odieux 
aux  races  doriennes.  Pour  l'excuser,  en  effet,  et  le  rendre  accepta- 
ble aux  générations  futures,  on  a  imaginé  de  faire  intervenir  l'au- 
torité des  dieux,  qui  auraient,  par  un  oracle  précis,  rendu  cet  em- 
prunt obligatoire.  On  raconte  donc  que  les  Spartiates,  absolument 
découragés  par  la  tournure  que  prenait  leur  guerre  avec  Messène, 
envoyèrent  consulter  l'oracle  de  Delphes,  lequel  répondit  que  la 
victoire  ne  reviendrait  chez  les  Spartiates  que  lorsque  ceux-ci 
combattraient  sous  les  ordres  d'un  général  athénien.  La  même 
tradition  rapporte  que,  l'oracle  ayant  été  notifié  aux  Athéniens, 
ceux-ci,  par  dérision,  —  notons  cette  intention  malveillante  que 
les  Spartiates  leur  attribuent  —  auraient  envoyé  à  Sparte,  en  qua- 
lité de  général,  un  maître  d'école  boiteux.  L'impression  définitive, 
lorsqu'on  réfléchit  sur  tous  ces  détails,  est  que  les  Spartiates,  très 
vexés  après  coup  de  n'avoir  triomphé  que  grâce  à  l'intervention 


LE    TYPE   DE    TYRTÉE.  353 

d'un  étranger,  et  heureux  d'ailleurs  de  rendre  classiques  chez 
eux  les  poésies  de  cet  étranger  auxquelles  il  trouvaient  une 
puissante  valeur  pédagogique,  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour 
diminuer  en  cela  le  mérite  d'Athènes,  et  pour  se  couvrir  eux-mê- 
mes de  la  démarche  peu  fîère  à  laquelle  ils  avaient  été  réduits. 

Quelle  supériorité  particulière  y  avait -il  donc  dans  le  type 
athénien  pour  qu'il  pût,  avec  ou  sans  dérision,  avec  ou  sans 
intervention  d'oracle,   fournir  à  Sparte  un  Tyrtée? 


m.    —    COMMENT    ATHENES    POUVAIT   FOURNIR    UN    TYRTEE. 

Nous  venons  de  voir  que  la  formation  lacédémonienne  fa- 
vorisait faiblement  le  développement  de  la  production  poéti- 
que, et  que  la  «  consommation  de  poésie  »,  en  revanche,  y 
était  assez  considérable,  à  cause  de  la  nécessité  d'exalter  l'i- 
mag-ination  des  jeunes  soldats  ou  des  enfants  destinés  à  deve- 
nir des  soldats. 

Or,  pendant  que  les  Doriens  de  Laconie  étaient  aux  prises, 
sur  leurs  montagnes,  avec  les  Doriens  de  Messénie,  les  Ioniens, 
grâce  au  commerce,  constituaient  sur  la  côte  de  l'Asie-Mineure 
plusieurs  centres  des  plus  florissants  :  Milet  (1),  Ephèse,  Smyrne, 
Chio,  Samos,  et  cette  Phocée  dont  les  Marseillais,  à  l'occasion 
du  vingt-cinquième  centenaire  de  leur  cité,  viennent  de  célé- 
brer la  mémoire. 

La  plupart  de  ces  cités  d'Ionie  étaient  des  colonies  d'Athènes, 
qui,  en  Europe,  était  demeurée  le  seul  échantillon  organisé  de 
la  race  ionienne,  échantillon  peu  brillant  d'abord,  mais  qui 
prenait  de  jour  en  jour  plus  d'importance,  à  mesure  que  les 
populations  des  hauts  plateaux  de  l'Anatolie  rendaient  plus 
précaire,  par  leurs  incursions,  la  situation  des  cités  de  l'Ionie 
proprement  dite. 

De  plus ,  entre  Athènes  et  Milet,  situées  sur  la  même  latitude, 
en  face  l'une  de  l'autre  aux  deux  bords  opposés  de  l'Archipel,  s'opé- 

(1)  Archimbrote,  père  de  Tyrtée,  aurait  été  niilésien. 


354  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

rait  un  échange  continuel  de  produits,  d'hommes  et  d'idées.  Par 
ces  relations  incessantes,  TAttique,  plus  que  tout  le  reste  de  la 
Grèce  d'Europe,  se  rattachait  au  monde  asiatique,  alors  plus  cul- 
tivé que  le  monde  européen,  et  admettait  un  certain  degré  de 
civilisation  que  repoussait   ailleurs  la  race  dorienne. 

Athènes,  en  outre,  était  pour  Sparte  la  cité  ionienne  la  plus 
rapprochée,  la  seule  où  l'on  pût  se  rendre  commodément  par 
terre.  Notons  ce  fait,  qui  n'est  pas  négligeable  avec  un  peuple 
comme  les  Spartiates,  peu  enclin  à  se   hasarder  sur  la  mer. 

Athènes  était  donc,  en  cas  de  déficit  intellectuel,  le  marché  le 
pluscomaiode  où  les  Lacédémoniens  pussent  s'approvisionner  de 
denrées  poétiques  et  littéraires.  Mais  il  y  a  plus,  et  nous  ne  croyons 
pas  que  ce  seul  phénomène  suffise  à  expliquer  la  popularité 
extraordinaire  de  Tyrtéc  dans  sa  patrie  d'adoption. 

La  tradition,  en  effet,  ne  raconte  pas  seulement  que  les  Spar- 
tiates firent  venir  Tyrtée  pour  les  approvisionner  de  poésies  guer- 
rières et  patriotiques.  Elle  dit  formellement  qu'on  le  fit  xenirpour 
exerce/'  /es  fonctions  de  général,  pour  diriger  contre  les  Messéniens 
les  opérations  militaires. 

Et  voilà  ce  que  l'on  comprend  moins  au  premier  abord. 

Faire  venir  un  lettré  d'une  cité  rivale,  pour  jouer  le  rôle  de 
lettré,  cela  se  comprend  encore,  grâce  aux  particularités  que 
nous  venons  de  dire.  Le  faire  venir  pour  mettre  une  armée  sous 
ses  ordres,  cela  semble   exorbitant. 

Pour  essayer  de  comprendre  cette  bizarrerie  qui  nous  choque, 
rappelons-nous  un  trait,  signalé  plus  haut,  de  l'art  militaire  la- 
cédémonien.  C'est  un  art  militaire  admirable,  mais  incomplet. 
C'est  un  art  qui  se  trouve  désorienté  en  présence  de  certains 
obstacles  matériels.  C'est  un  art  qui  manque  de  science. 

Nous  avons  exprimé  cette  lacune  en  disant  que  l'armée  Spar- 
tiate manquait  «  d'artillerie  et  de  génie  ». 

Ceci  constaté,  rappelons-nous  un  phénomène  constamment 
vérifié  dans  les  sociétés  qui  commencent  à  s'instruire,  et  qui  se 
donnent  elles-mêmes  leur  développement  intellectuel.  La  for- 
mation de  l'esprit,  dans  ces  sociétés,  s'opère  assez  naturellement 
dans  tous  les  sens  à  la  fois.  Les  hommes  intellieents  sont    in- 


LE   TYPE   DE    TYRTÉE.  355 

telligents  de  toutes  les  manières.  La  division  du  travail  intellec- 
tuel n'existe  pas. 

Thaïes,  le  sage  de  Milet,  est  physicien,  il  est  astronome,  ce 
qui  ne  l'empêche  pas  de  demeurer  commerçant  dans  l'âme,  et 
de  mener  à  bonne  fin  telle  spéculation  sur  les   huiles. 

Solon,  le  législateur  d'Athènes,  manifeste  également  cette  va- 
riété d'aptitudes.  Lui  aussi  est  qualifié  de  «  sage  »^  c'est-à-dire 
de  «  savant  »,  et  nous  voyons  que  ce  savant  est  un  poète,  que 
ce  poète  est  un  politicien,  et  que  le  politicien  emploie  précisé- 
ment l'élégie  guerrière  —  l'élégie  de  Tyrtée  —  pour  persuader 
au  peuple  athénien  qu'il  faut  reprendre  l'île  de  Salamine.  On 
se  rappelle  la  tradition  :  Solon  contrefaisant  le  fou,  courant 
désordonnément  sur  la  place  publique,  attroupant  la  foule  au- 
tour de  lui,  puis,  quand  il  se  voit  environné  d'un  auditoire  suf- 
fisant, entonnant  son  chant  patriotique  et  belliqueux  :  «  Je 
viens  en  héraut  de  la  belle  Salamine.  Au  lieu  d'un  discours, 
j'ai  composé  pour  vous  des  vers  »,  bref,  électrisant  les  Athéniens, 
et,  en  dépit  de  la  loi  qui  défendait  de  prononcer  le  nom  de 
l'ile  fatale,  déterminant  la  mise  en  train  d'une  nouvelle  expé- 
dition,  cette  fois  couronnée  de  succès. 

Les  sceptiques,  il  est  vrai,  ont  encore  la  ressource  de  dire  que 
toute  cette  histoire  est  une  légende.  Possible,  quoique  peu  pro- 
bable. Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  Athéniens  consi- 
déraient cette  légende  comme  une  réalité.  Or,  encore  une  fois, 
s'ils  la  jugeaient  vraie,  c'est  qu'elle  était  vraisemblable. 

Ce  que  l'on  peut  conjecturer,  pour  compléter  l'anecdote,  et 
la  rendre  plus  vraisemblable  encore,  c'est  que  Solon  ne  se  con- 
tenta pas  de  versifier  en  l'honneur  de  la  reprise  de  Salamine,  et 
qu'il  s'occupa  activement  de  cette  expédition  elle-même ,  sug- 
gérant des  moyens  pratiques  pour  la  faire  réussir.  Solon  devait, 
en  sa  qualité  de  sage,  être  quelque  peu  ingénieur. 

Ingénieur  :  voilà  le  grand  mot.  Et  ce  mot  nous  amène  à 
formuler  notre  hypothèse  :  Tyrtée,  le  poète  Tyrtée,  n'était-il 
pas  tout  simplement  un  ingénieur,  un  tacticien,  un  spécialiste  au 
courant  des  raffinements  matériels  de  l'art  militaire,  que  les 
Spartiates   ont  appelé  à  leur  aide,  comme  les  Boërs,  dit-on,  ont 


356  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

appelé  des   artilleurs  allemands  parce  que  de  telles  capacités 
n'existaient  pas  chez  eux? 

Mieux  que  les  Spartiates,  les  Athéniens  connaissaient  l'art  d'é- 
lever des  retranchements  et  de  les  défendre,  l'aride  construire  des 
vaisseaux,  et,  par  analogie,  des  machines  de  guerre,  l'art  de  cal- 
culer, en  présence  d'une  situation  donnée,  les  meilleurs  moyens 
à  mettre  en  œuvre.  Moins  braves,  moins  vigoureux  que  les  hé- 
ros de  Léonidas,  ils  connaissaient  peut-être  mieux  le  secret  des 
marches,  des  contre-marches,  des  dispositions  générales,  des 
combinaisons  à  coté,  bref  tout  ce  qui  relève  d'une  prévoyance  in- 
telligente. Ils  avaient,  en  vertu  de  leur  formation ,  d'excellents 
théoriciens  en  tout,  môme  en  matière  de  batailles.  Or,  le  besoin 
des  théoriciens  se  fait  quelquefois  sentir. 

N'a-t-on  pas  le  droit  de  surprendre  comme  une  merveilleuse 
révélation  des  deux  types  dans  le  court  épisode  de  la  bataille 
de  Salamine  où  l'on  voit  Eurybiade,  le  roi  de  Sparte,  ennuyé 
des  raisonnements  de  Thémistocle,  et  ne  songeant  qiià  se  battre 
cViine  manih-e  quelconque ^  lever  sur  celui-ci  son  bâton,  tandis 
que  l'Athénien,  tout  entier  au  plan  quil  a  conçu,  répond  par  son 
fameux  mot  :  «  Frappe,  mais  écoute.  » 

Les  Spartiates,  dans  leur  lutte  contre  Messène,  avaient  inutile- 
ment frappé.  Ils  voulaient,  avertis  par  leurs  défaites,  «  écou- 
ter »   quelqu'un. 

C'est  pourquoi  les  ancêtres  d' Eurybiade  songèrent  aux  an- 
cêtres de  Thémistocle.  Il  leur  fallait  un  «  intellectuel  »,  un 
homme  plus  faible  qu'eux,  plus  débile  sans  doute,  boiteux  peut- 
être,  (s'il  faut  prendre  à  la  lettre  ce  détail  interprété  d'ailleurs 
de  plusieurs  façons),  mais  dont  l'esprit  plus  ouvert  —  aussi 
ouvert  du  côté  des  concepts  scientifiques  et  progressifs  que 
du  côté  des  choses  artistiques  et  littéraires  —  put  leur  ouvrir, 
dans  l'impasse  où  ils  piétinaient  d'une  façon  dangereuse,  des  ho- 
rizons lumineux  et  sauveurs. 

C'est  précisément  ce  que  parait  avoir  fait  Tyrtée. 

A  ces  rudes  batailleurs  du  Péloponèse,  il  semble  avoir  ap- 
porté un  élément  de  victoire  qui  leur  manquait.  Les  Messéniens 
s'étaient  retranchés  sur  une  montagne,  le  mont  Ira,  qui  était  pour 


LE    TYPE   DE   TYRTÉE.  357 

eux  une  sorte  de  citadelle  naturelle,  rendue  plus  redoutable  par 
des  travaux  plus  ou  moins  grossiers  de  fortification.  Cet  obstacle 
matériel  arrêtait  les  Spartiates,  réduits  à  demeurer  l'arme  au 
bras  autour  de  cette  vaste  masse  rocheuse.  En  outre,  les  Messé- 
niens  profitaient  des  moments  favorables  —  ces  moments  favo- 
rables arrivaient  forcément  —  pour  opérer  de  vigoureuses  sor- 
ties au  cours  desquelles  de  fructueuses  razzias,  selon  la  méthode 
des  bandits  montagnards,  étaient  effectuées  sur  les  terres  culti- 
vées de  la  vallée  de  lEurotas. 

Or,  l'historien  des  guerres  de  iMessénie  rapporte  que  Tyrtée 
ne  se  contenta  pas  d'enflammer  par  ses  chants  le  courage  des 
Spartiates,  mais  qu'il  leur  donna  d'utiles  avis,  qu'il  prit  /'m^- 
tiative  de  certaines  7nesures  (\\x\  dépassent  la  capacité  d'un  guer- 
rier pur.  C'est  lui,  par  exemple,  qui  fit  dévaster  systématique- 
ment une  certaine  zone  cultivée  voisine  du  Mont  Ira,  afin  que 
les  Messéniens  pillards,  lors  de  leurs  incursions,  revinssent  bre- 
douilles. Il  parait  en  outre  avoir  joué  un  certain  rôle  dans  le 
perfectionnement  de  la  tactique  proprement  dite.  Ses  élégies, 
ou  plutôt  les  courts  fragments  qui  nous  en  restent,  insistent  sur 
l'attitude  que  le  soldat  doit  garder  pendant  la  bataille,  et  si 
ces  conseils  nous  paraissent  enfantins  aujourd'hui,  on  ne  peut 
leur  dénier,  à  une  époque  où  le  corps  à  corps  était  si  fréquent, 
une  importance  particulière.  N'oublions  pas  que  les  Spartiates 
avaient  affaire  à  des  adversaires  aussi  robustes  qu'eux,  aussi  bien 
doués  physiquement,  et  que,  dans  ces  conditions,  l'avantage 
devait  rester  à  celui  des  deux  belligérants  qui  saurait  employer 
cette  force  physique  avec  le  plus  d'intelligence,  à  celui  qui  su- 
bordopnerait  le  mieux  à  un  plan  d'ensemble,  ingénieusement  con- 
certé, les  exploits  individuels  qu'il  s'agissait  de  soumettre,  dès 
lors,  à  la  plus  stricte  discipline  : 

«  Tenons-nous  ferme,  s'écrie  le  poète^  les  jambes  écartées,  les 
deux  pieds  bien  posés  sur  la  terre,  que  les  dents  mordent  la 
lèvre,  que  le  ventre  du  large  bouclier  protège  en  bas  les  cuisses 
et  les  jambes,  et  en  haut  la  poitrine  et  les  épaules.  Brandissons 
dans  la  main  droite  la  lance  terrible;  jetons  l'épouvante  en  agi- 
tant l'aigrette  qui  surmonte  notre  tète.  » 


358  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Sans  doute,  on  peut  toujours  reprocher  à  ces  exhortations  de 
n'être  pas  topiques,  puisqu'elles  concernent  l'attitude  individuelle 
des  soldats  et  non  un  plan  de  bataille  ;  mais  on  avouera  que  les 
plans  de  bataille  n'avaient  que  faire  dans  des  harangues  en  vers 
adressées  à  des  soldats.  D'autre  part,  ces  quelques  lignes  suffi- 
sent pour  montrer  que  la  grande  préoccupation  du  poète  athé- 
nien est  de  donner  des  leçons,  et  pour  permettre,  par  ces  quel- 
ques détails  de  «  tenue  »  pratique,  d'amples  conjectures  sur  les 
mille  autres  conseils  qu'il  a  pu  donner. 

D'après  Suidas,  Tyrtée  aurait  composé  un  traité  du  gouverne- 
ment, Politeia,  à  l'intention  de  Lacédémone.  Si  la  chose  est 
vraie,  elle  est  éminemment  curieuse,  et  vient  à  l'appui  de  ce  que 
nous  venons  de  dire  sur  la  réunion,  dans  un  même  «  intellec- 
tuel »  d'alors,  des  capacités  que  nous  sommes  habitués  à  consi- 
dérer comme  les  plus  divergentes.  Mais,  si  le  fait  n'est  pas  exact, 
l'erreur  n'en  est  pas  moins  très  instructive,  car  les  érudits  qui 
n'admettent  pas  l'authenticité  de  cette  composition,  attribuent 
la  méprise  de  Suidas  à  ce  qu'il  a  dû  confondre  les  poésies  de 
Tyrtée,  remplies  de  conseils  politiques  à  l'adresse  des  Lacédémo- 
niens,  avec  un  traité  spécial  que  le  poète  n'aurait  jamais  écrit. 
Il  résulte  de  cette  discussion  entre  érudits  que,  si  Tyrtée  n'a  pas 
écrit  un  ouvrage  pour  donner  des  conseils  politiques  aux  Lacédé- 
moniens,  —  c'est-à-dire  des  conseils  sur  bien  des  choses,  la  po- 
litique absorbant  à  peu  près  tout,  —  il  a  du  moins  donné  à  ses 
poésies  un  caractère  de  direction  générale.  De  même  Solon,  dans 
ses  élégies  politiques  sur  Y  Anarchie  et  sur  les  Lois.  Nous  ne 
savons  si  Tyrtée  était  pédagogue  à  Athènes,  mais,  ce  qui  semble 
clair,  c'est  qu'il  l'a  été  à  Sparte.  Seulement,  ce  pédagogue  s'adres- 
sait à  de  grands  enfants. 

On  peut  saisir,  dans  ce  fait,  le  lien  qui  rattache  la  poésie  de  Tyr- 
tée, non  seulement  à  celle  de  Solon  son  compatriote,  mais  encore 
à  celle  du  lointain  et  mystérieux  Orphée,  c'est-à-dire  à  celle  de 
ces  nombreux  poètes  de  la  Grèce  primitive  que  l'imagination  des 
siècles  postérieurs  a  incarnés  collectivement  dans  le  type  carac- 
téristique d'Orphée.  Nous  avons  déjà  vu  que  Pindare  aimait  à 
moraliser,  ainsi  que  Simonide  et  tous  les  auteurs  d'odes  héroï- 


LE   TYPE    DE    TYRTÉE.  359 

ques.  11  se  créa  même  un  genre  de  poésie  sentencieuse,  dite  poésie 
gnomiqiie,  dont  le  plus  célèbre  représentant  fat  Théognis  de 
Mégare.  Or,  cette  poésie  de  Théognis,  comme  les  élégies  de  Tyr- 
tée,  comme  la  Salamine  de  Solon,  est  inspirée  par  des  a  affaires 
d'état  »,  et  surtout  par  des  révolutions  politiques. 

Le  poète  d'alors  est  donc  moins  exclusivement  poète  que  le 
poète  d'aujourd'hui.  C'est  un  intellectuel  qui  s'est  développé  dans 
tous  les  sens,  un  homme  qui,  à  l'instar  de  Sophocle,  composera  au- 
jourd'hui une  Antigone,  et,  demain,  en  récompense  de  cet  exploit 
littéraire,  se  verra  nommer  stratège,  c'est-à-dire  chef  temporaire 
d'une  armée,  Tyrtée,  autant  que  les  minces  renseignements  que 
nous  avons  sur  lui  nous  le  font  connaître,  est  un  dos  exemples 
les  plus  remarquables  de  cette  souplesse  d'aptitudes,  grâce  à  la- 
quelle la  virtuosité  poétique  n'est  plus  un  don  isolé,  mais  une 
ressource  propre  à  renforcer  d'autres  moyens  d'action  que  l'on 
a  déjà  sur  les  hommes  qui  vous  entourent.  Mais  Tyrtée  représente 
encore  autre  chose.  Il  incarne  en  lui  les  qualités  qui  différen- 
cient la  sociélé  ionienne  de  la  société  dorienne,  et,  par  consé- 
quent, les  lacunes  que  celle-ci  pouvait  s'efforcer  de  combler  par 
des  emprunts  à  celle-là.  C'est  sans  doute  à  l'opportunité  et  à 
l'efficacité  de  son  intervention  que  Tyrtée  doit  d'être  devenu  le 
type  le  plus  glorieux  du  poète  belliqueux  et  patriote.  Comme 
ious  ceux  qui  sont  devenus  grands  hommes,  il  dut  arriver  au 
moment  précis  où  l'on  avait  besoin  de  lui,  où  ses  aptitudes  étaient 
appelées  à  satisfaire  un  pressant  besoin.  Des  deux  peuples  do- 
riens,  également  braves,  qui  se  disputaient  l'hégémonie  du  Pélo- 
ponèse,  il  en  fut  un  qui  eut  l'adresse,  en  définitive,  d'emprunter 
à  la  société  ionienne  la  plus  voisine  quelque  chose  de  ses  procé- 
dés plus  perfectionnés  en  matière  de  théorie  ou  de  mécanique 
militaires,  en  matière  de  compositions  littéraires  propres  à  exci- 
ter l'ardeur  des  jeunes  soldats.  Il  se  trouva,  grâce  à  la  nature 
du  développement  intellectuel  qui  caractérisait  alors  les  sociétés 
ioniennes,  que  le  même  homme,  pris  peut-être  au  hasard  dans 
une  élite,  put  se  donner  comme  réunissant  toutes  ces  conditions, 
et  réalisa  toutes  les  espérances  que  l'on  avait  fondées  sur  lui.  De 
là,  chez  ses  compatriotes  d'adoption,    une  explosion  d'enthou- 


360  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

siasme.  De  là  cette  coutume  prise,  dans  la  suite,  de  faire  appren- 
dre les  vers  de  cet  homme  aux  enfants,  de  les  chanter  dans  les  fes- 
tins militaires,  de  les  recopier  sans  doute  plus  fréquemment  que 
d'autres.  Tyrtée,  par  là,  devenait  de  plus  en  plus  un  être  idéal, 
et  son  œuvre,  pendant  de  longs  siècles,  assez  longtemps  pour  que 
des  générations  de  lettrés  pussent  donner  leur  assentiment  à  celte 
glorification  posthume,  devait  être  défendue  contre  l'oubli. 

Aujourd'hui^  le  temps  a  fait  son  œuvre,  et  il  l'a  faite  dans  les 
deux  sens.  Il  a  fini  par  faire  disparaître  les  élégies  de  Tyrtée, 
sauf  quelques  courts  fragments  cités  cà  et  là  par  des  écrivains 
postérieurs.  D'autre  part,  il  a  fait  de  ce  poète  une  sorte  d'être 
sacré,  que  l'on  admire  de  confiance,  avec  d'autant  plus  de  sym- 
pathie qu'il  joint  l'auréole  de  la  gloire  militaire  à  celle  de  la 
gloire  poétique.  Les  intellectuels  et  les  militaires,  plutôt  brouil- 
lés par  le  temps  qui  court,  pourraient,  si  nous  étions  encore  à 
l'âge  des  enthousiasmes  classiques ,  se  réconcilier  dans  le  culte 
de  Tyrtée, 

G.  d'Azamblja. 


LE  TYPE  DU  VARENNIER 

EN  TOURAINE 


II 

LES  ÉLÉMENTS  DE  LA  VIE   SOCIALE 

Je  prie  le  lecteur  de  vouloir  bien  se  rappeler  que  le  Yarennier 
est  un  type  àe  petit  paysan  se  livrant  à  la  culture  maraîchère,  sur 
le  sol  d'alluvions  qui  forme  le  fond  de  toutes  les  vallées  de  la 
Touraine. 

Dans  un  premier  article,  nous  avons  vu  quelles  sont  les  condi- 
tions de  Lieu  et  de  Travail  qui  donnent  naissance  à  ce  type  ;  nous 
allons  voir,  dans  celui-ci,  que  toute  la  vie  sociale  des  populations 
de  la  vallée  est  le  résultat  de  ces  deux  données  fondamentales. 


(.   LES   CONDITIONS   DE   LA   PROPRIETE. 

Dans  ces  vallées  où  une  famille  peut  s'occuper  et  vivre  sur 
un  tout  petit  domaine,  grâce  à  la  fertilité  du  sol  et  à  la  culture 
maraîchère,  on  comprend  que  presque  tout  le  monde  soit  plus 
ou  moins  propriétaire.  L'unique  préoccupation  du  paysan 
est  d'accroître  son  domaine  et  de  se  soustraire  au  fermage  dont 
le  prix  est  pourtant  assez  bas,  2  à  2  1/2  pour  cent.  Cette  préoc- 
cupation est  si  prédominante  qu'il  n'hésitera  pas  à  contracter 
des  dettes,  à  hypothéquer  son  bien  dans  le  but  d'acquérir  de 

(1)  Voir  la  livraison  précédente. 


362  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

nouvelles  parcelles,  comptant  sur  les  bonnes  années,  sa  sobriété, 
son  endurance,  son  économie  pour  venir  à  bout  de  se  libérer. 

A  Berthenay,  sauf  une  quinzaine  de  personnes,  tout  le  monde 
possède  quelque  chose.  Pour  une  population  de  353  habitants  en 
120  ménages,  répartis  sur  une  superficie  de  650  hectares,  on 
compte  90  familles  entièrement  chez  elles.  Les  autres,  n'ayant 
pas  leur  suffisance,  prennent  à  ferme  quelques  arpents  qu'elles 
cultivent  simultanément  avec  les  leurs. 

La  moyenne  du  bien  possédé  par  les  premières  est  de  6  à  7  ar- 
pents (deTouraine)  soit  4  hect.  1/2  environ,  répondant  à  ce  que 
peut  cultiver  un  homme  tout  seul. 

Cependant,  cette  moyenne  de  i  hect.  1/2  ne  se  présente  jamais 
d'un  seul  tenant.  Le  plan  cadastral  est  plein  d'enseignements 
à  cet  égard  :  il  est  criblé  de  lignes  de  partage. 

Les  morceaux  de  2  arpents  (1  hect.  33),  sont  des  plus  rares, 
mais  par  compensation,  nombreux  sont  ceux  d'un  qimrtier  ou 
quart  d'arpent  (16  ares).  Il  en  est  même  de  moindres. 

Ils  sont  éloignés  les  uns  des  autres,  distants  parfois  de  plusieurs 
kilomètres,  ce  qui  occasionne  à  leur  possesseur  des  pertes  de 
temps  peu  favorables  à  une  bonne  exploitation. 

La  dispersion  de  ces  parcelles  un  peu  partout  dérive  de  deux 
causes  : 

1"  Vhabitude  du  partage  ôgal,  absolu,  et  cela  de  tous  temps, 
provenant  de  la  formation  celtique  et  communautaire  delà  race. 

2°  Vàpreté  au  partage,  et  le  besoin  qu'éprouve  le  Yarennier  à 
conserver  ce  qui  lui  est  transmis  par  héritage.  C'est  un  bien  de 
famille.  Il  lui  répugne  de  s'en  défaire,  persuadé  d'ailleurs  que 
son  quartier  vaut  mieux  que  celui  du  voisin,  quand  bien  même 
cette  raison  ne  lui  semblerait  pas  suffisante  et  que  l'intérêt  lui 
ferait  accepter  le  seul  palliatif  possible  à  cet  état  de  choses, 
Y  échange,  facilité  par  la  valeur  sensiblement  la  même  de  ce  sol 
fertile  :  3  à  i.OOO  francs  Farpent  (6.000  francs  l'hectare).  Une 
autre  raison  bien  plus  importante  y  met  obstacle.  Ce  sont  les  frais 
et  les  démarches  qu'occasionne  l'échange.  Et  ces  frais  sont  con- 
sidérables, compliqués  par  ceux  de  la  purge  d'hypothèque,  les 
biens  étant  presque  partout  engagés. 


39.70 


LE   TYPE    DU    VARENNIER    EN   TOURAIN'E.  363 

J'ai  SOUS  les  yeux  un  document  bien  typique  à  cet  égard.  Il 
s'agit  de  l'échange  d'une  pièce  de  15  ares,  franche  d'hypothèques 
contre  une  parcelle  de  7  ares,  grevée.  La  valeur  de  celte  dernière 
est  de  50  francs.  Le  mémoire  du  notaire,  avant  toute  main-levée 
est  détaillé  comme  suit  : 

2  Timbres  minute 1.20 

Enregistrement 0 .  3S 

Honoraires 5    » 

Timbre  expédition 3 .  60 

4  rôles 8.25 

2  Transcriptions 5 . 45 

Vacation  à  transcription. 2    » 

Etat   X*** 7    » 

[Répertoire O.oO 

Timbre  extrait  pour  X"* 1.80 

2  Rôles 4.25 

Port 0.30 

L'état  contient  ensuite  3  inscinptions.  Le  titulaire  de  la  pre- 
mière consent  à  donner  main-levée,  à  la  condition  que  le  débiteur 
paiera  la  main-levée.  Elle  s'élève  à  26  fr.  95. 

Le  titulaire  de  la  seconde  consent  également  sous  les  mêmes 
restrictions.  Coût  :  20  francs. 

La  troisième  inscription,  au  profit  d'un  mineur,  possède  bien, 
annexée,  une  quittance  notariée  delà  somme  de  30  francs,  accom- 
pagnée de  main-levée,  mais,  pour  arriver  à  la  radiation,  il  faut 
àe^  j  iistifications  coûteuses.  Comme  on  ne  sait  jusqu'où  ces  Justi- 
fications coiUeusesi^euyent  mener,  comme  la  somme  est  modique, 
comme  l'inscription  périmera  dans  quatre  ans,  les  propriétaires 
conviennent  d'attendre  cette  époque. 

Ainsi  donc,  voilà  un  échange  qui  coûtera  environ  166  fr.  65 
aux  intéressés,  c'est-à-dire  trois  fois  la  valeur  de  la  propriété, 
qui  aura  nécessité  des  déplacements,  des  correspondances,  des 
pertes  de  temps  pour  aboutir  seulement  au  bout  de  cinq  ans!  Que 
serait-ce  si  les  deux  pièces  étaient  grevées.  Devant  ces  difficultés 
presque  insurmontables,  il  est  rationnel  de  supposer  que  le  Va- 
rennier,  si  avare  de  son  temps,  si  économe  de  son  argent,  y  re- 
gardera à  plusieurs  fois  avant  de  s'engager  dans  une  semblable 
affaire  dont  il  ne  peut  calculer  ni  les  frais  ni  la  fin.  Il  préfère 


364  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

donc  le  statu  qiio  qui  rentretient  dans  sa  routine  et  la  conviction 
qu'il  n'y  a  pas  mieux  à  faire. 

La  propriété  de  riiabitation  est  inhérente  à  la  propriété  du 
domaine.  Comme  il  n'y  a  pas  de  fermiers  proprement  dits,  que 
les  terres  affermées  le  sont  à  des  paysans  possédant  déjà  quelque 
bien,  ils  demeurent  le  plus  souvent  dans  leur  propre  maison.  Il 
faudrait  être  bien  pauvre  pour  louer  une  habitation,  car  le  Va- 
rennier  tient  à  être  chez  lui. 

Cette  forme  de  propriété  parcellaire  et  fragmentaire  influe  con- 
sidérablement sur  les  habitudes  et  le  caractère  des  gens  de  la 
région,  sur  le  mode  de  travail  qui  leur  incombe  et  les  conséquen- 
ces s'étendent  jusqu'à  la  famille  elle-même. 

Le  Varennier  aime  son  champ,  sa  charrue,  sa  maison,  en 
raison  de  la  peine  qu'ils  lui  coûtent. 

Apre  au  gain,  ayant  toujours  pour  objectif  l'achat  de  nouvelles 
parcelles,  casanier,  son  genre  de  travail  n'admettant  pas  de 
répit,  il  ne  voit  rien  au-delà  de  ce  qu'il  fait  et  son  esprit  est  res- 
treint aux  limites  de  son  domaine- 

Les  biens  communaux  ont  disparu,  le  peu  qui  reste  est  affermé. 
Donc,  l'appropriation  du  sol  est  complète.  Elle  s'explique  d'ail- 
leurs sur  ce  sol  qui  peut  donner  un  produit  si  élevé  par  le  tra- 
vail personnel  et  intense  de  la  petite  culture. 

A  quelques  lieues  de  Berthenay,  la  commune  de  Bréhémond 
offre  un  phénomène  peu  fréquent.  Propriétaire  de  terrains  assez 
étendus,  composés  de  varennes  conquises  sur  la  Loire,  elle  les 
afferme  et  en  retire  un  revenu  de  50  à  GO. 000  francs.  Mais  comme 
certains  parvenus  qui  ne  savent  comment  employer  leur  argent, 
elle  en  fait  un  assez  singulier  usage.  Le  territoire  de  la  commune 
aété  doté  d'un  grand  nombre  de  ces  petits  buen  retira,  qui  ont 
illustré  le  nom  de  M.  Rambuteau;  elle  a  fait  installer  le  gaz,  etc. 
Le  seul  emploi  judicieux  de  ses  fonds,  et  bien  dans  l'esprit  du 
Varennier,  serait  d'acheter  encore  de  la  terre.  Mais  c'est  bien 
difficile!  Les  habitants  sont  riches  et  ne  tiennent  pas  à  se  dessaisir 
de  ce  qu'ils  ont. 

Les  biens  mobiliers.  —  L'un  des  objectifs  du  travail  du  Varen- 


LE  TYPE  DU  VAREN.MER  EX  TOURAINE.  365 

nier,  vestige  de  son  origine  de  pasteur  demi-nomade,  est,  nous 
l'avons  constaté,  le  petit  élevage.  Son  ancien  troupeau  s'est  ré- 
duit aux  proportions  les  plus  exiguës  tout  comme  le  sol  qui  est 
sa  propriété.  Son  étable  compte  quatre  vaches  laitières,  deux 
veaux  qui  valent  à  peu  près  50  francs.  A  2  ans,  un  élève  pèse 
250  kilos  et  se  vend  200  à  250  francs.  Le  toit  à  porcs  abrite  deux 
pensionnaires  qui  sont  renouvelés  4  à  5  fois  par  an. 

L'écurie  contient  un  cheval,  animal  de  labour  et  de  trait,  rare- 
ment deux. 

La  disparition  des  moutons  a  suivi  celle  des  biens  communaux. 
Les  familles  pauvres  ont  gardé  quelques  chèvres  que  les  enfants 
mènent  brouter.  Des  volailles  en  petit  nombre,  et  voilà  tous  les 
animaux  domestiques  du  Varennier. 

Les  instruments  de  travail  sont  encore  bien  primitifs,  et  carac- 
térisent le  type  de  la  petite  culture. 

On  se  sert  presque  exclusivemant  de  la  bêche ^  quoique  depuis 
quelques  années  des  charrues  très  légères  auxquelles  suffit  un 
cheval  aient  fait  leur  apparition.  La  herse,  tient  une  place  im- 
portante; généralement  en  bois,  quelquefois  en  fer,  elle  est  suf- 
fisante pour  remuer  une  terre  meuble  et  facile. 

Quelques  propriétaires  font  aussi  usage  du  rouleau,  de  bois, 
naturellement 

Un  des  objets  les  plus  communément  en  usage  est  la  binette, 
plus  spécialement  affectée  à  la  culture  des  plantes  sarclées,  des 
«  menus.  » 

La  faucille  et  la  faux  sont  encore  les  seuls  instruments  em- 
ployés à  la  récolte  des  céréales  et  des  foins. 

Certains  se  servent  encore  du  fléau.  Toutefois,  on  commence 
à  apprécier  les  batteuses  à  vapeur,  par  économie  de  temps. 

Mais  celles-ci  appartiennent  à  des  industriels  qui  les  cèdent  en 
location  aux  cultivateurs  pour  la  moisson.  Elles  permettent  de 
battre  le  grain  immédiatement  après  la  récolte  des  céréales  et 
laissent  libres  les  locaux  destinés  à  recevoir  les  récoltes  nouvelles, 
comme  les  haricots. 

Le  van  a  fait  place  à  la  tarare,  cette  dernière  plus  ou  moins 
perfectionnée  et  actionnée  par  un  cheval. 


366  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Notons,  encore  comme  instrument  indispensable,  la  fourche, 
pour  enlever  les  bottes  de  foin,  de  paille,  le  fumier;  et  le  lourd 
tombereau,  pour  le  charroi.  Une  carriole  est  sous  le  hangar  :  elle 
sert  pour  transporter  au  marché,  le  Yarennier  ou  sa  femme,  et 
ceux  des  produits  de  sa  ferme  qui  ne  lui  sont  pas  achetés  sur 
place. 

Le  mobilier  meublant  est  des  plus  sommaires.  11  se  recom- 
mande par  une  absence  totale  de  luxe  et  même  de  confortable. 
Ayant  vu  plus  d'une  fois  l'inondation,  pouvant  la  voir  encore, 
il  ne  plait  pas  au  Varenmerde  s'encombrer  de  meubles  de  valeur. 
Aussi,  ceux  qu'ils  possèdent  sont-ils  délabrés,  la  plupart  du 
temps. 

On  trouve  chez  lui  un  lit  en  bois  commun  surmonté  d'un  bal- 
daquin en  serge  verte,  un  ou  deux  bahuts,  une  huche  à  mettre 
la  farine,  une  grande  table  en  bois  blanc,  une  plus  petite,  et 
une  demi-douzaine  de  chaises  vulgaires,  dépaillées  ou  boiteuses. 

Le  Yarennier  aisé  qui  se  pique  de  civilisation,  —  combien  rare 
encore,  —  réserve  une  pièce  qui  tient  lieu  de  salle  de  réception. 
Elle  a  meilleure  apparence.  Sur  les  murs  revêtus  d'un  papier 
assez  propre  se  détachent  quelques  chromolithographies  enca- 
drées, achetées  à  la  ville.  Un  rideau  de  cretonne  tendu  masque 
la  porte.  Au  milieu  de  la  pièce,  une  table  ronde,  une  demi-dou- 
zaine de  chaises  de  paille;  dans  un  coin,  un  secrétaire  en  acajou. 
Tel  est  le  dernier  mot  du  luxe  de  l'habitant  de  la  Yarenne. 

La  pièce  commune  où  l'on  se  tient  presque  constamment  est 
chichement  meublée.  Dans  une  armoire  en  noyer  peint  sont  en- 
tassés un  peu  de  vaisselle  blanche,  pour  les  grands  jours,  des 
plats  et  des  assiettes  en  terre  de  pipe  ainsi  que  des  écuelles  en 
terre  brune  pour  l'ordinaire,  des  verres  épais,  à  pied,  des  cou- 
verts en  étain.  On  se  sert,  comme  couteau,  de  celui  qu'on  a  dans 
sa  poche.  Pour  la  cuisine,  une  ou  deux  marmites  en  fonte  et 
l'inévitable  poêle  dans  laquelle  se  confectionne  la  majeure  partie 
des  aliments  du  propriétaire. 

La  plupart  des  meubles  de  la  maison  sont  des  meubles  de  fa- 
mille, assez  mal  entretenus,  —  n'oublions  pas  que  le  Yarennier 
n'a  pas  le  temps  de  s'en  occuper,  —  qui  peuvent  être  considérés 


LE   TYPE   DU    VARENNIER    EN   TOURAINE.  367 

comme  à  l'épreuve  de  l'eau,  tant  ils  ont  vu  d'inondations. 
Tout  cela,  au  premier  abord,  produit  une  impression  plutôt 
pénible  qui  se  dissipe  à  la  longue,  lorsqu'on  réfléchit  que  dans 
les  conditions  de  vie  du  Varennier,  il  n'est  guère  chez  lui  que 
pour  manger  et  dormir.  Il  n'a  que  peu  d'attachement  pour  des 
objets  mobiliers  qui  peuvent  lui  être  enlevés  ou  fortement  dé- 
tériorés par  une  crue  subite  du  fleuve. 

Le  salaire.  — Notre  Varennier,  cultivant  seul  son  petit  domaine, 
n'a  g-uère  besoin  d'aides  qu'accidentellement.  Propriétaire  ou 
fermier,  — le  métayage  n'existant  pour  ainsi  dire  pas  eu  Varenne 
à  cause  de  la  faible  étendue  des  terres^  —  propriétaire  ou  fer- 
mier, souvent  l'un  et  l'autre,  tout  ce  qu'il  peut  faire  lui-même,  il 
le  fait  :  c'est  autant  d'économisé. 

Il  n'a  donc  besoin  de  salariés  que  dans  les  moments  de  presse, 
pour  faucher,  pour  rentrer  la  récolte.  Ici,  se  dresse  une  difficulté 
quant  à  leur  recrutement.  Comme  il  n'est  presque  pas  de  paysan 
qui  ne  soit  propriétaire  et  qui  ne  fasse  en  petit  toutes  les  cultures, 
ce  dernier  n'hésitera  pas  à  sacrifier  sa  journée  si  le  temps  lui 
paraît  propice  pour  s'occuper  de  son  propre  bien,  tailler  sa 
vigne  ou  la  piocher,  ou  la  sulfater,  semer  les  betteraves,  etc.,  en 
sorte  que,  des  premiers  jours  du  printemps  à  la  fin  de  l'automne, 
il  faut  compter  sur  des  absences  répétées,  que  l'on  peut  évaluer 
à  60  jours  durant  les  huit  mois  de  travail,  non  compris  les  mala- 
dies, accidents  et  les  28  jours  de  service  militaire  de  la  réserve. 
On  peut  donc  difficilement  compter  sur  lui  d'une  manière  absolue. 
Quant  aux  rares  salariés  non  propriétaires,  ils  sont  considérés  à 
la  fois  comme  de  petites  gens  et  enviés  lorsqu'ils  ont  une  place 
assurée.  Gomme  ils  ont  moins  de  causes  d'absence,  ils  sont  très 
recherchés. 

Les  uns  et  les  autres  sont  employés  à  la  journée,  de  4  heures 
du  matin  à  8  heures  et  demie  du  soir.  Le  prix  est  à  peu  près 
uniforme  :  3  francs  par  jour  et  nourris.  De  plus,  en  temps  de 
moisson,  comme  il  fait  très  chaiid  et  que  le  travail  est  pénible, 
il  leur  est  alloué  jusqu'à  4  litres  de  vin  par  jour. 

11  est  encore,  pour  le  Varennier,  d'autres  genres  de  salaires  à 

T.  xxv///.  26 


368  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

payer.  Au  meunier,  pour  la  mouture,  ce  salaire  sera  en  nature  ou 
en  argent.  Ceux  qui  payent  en  argent  viennent  eux-mêmes  appor- 
ter leur  grain.  Les  autres,  et  c'est  le  cas  le  plus  général  en  Va- 
renne,  subissent  une  retenue  de  10  ^  .  On  vient  chez  eux  chercher 
le  grain  et  le  leur  rapporter  à  domicile.  Un  autre  genre  de  sa- 
laire, en  argent  cette  fois,  celui  delà  batteuse  à  vapeur.  Lajournée 
de  location  d'une  batteuse  est  de  50  francs.  Comme  elle  exige  un 
personnel  nombreux,  par  un  accord  tacite,  les  voisins,  à  tour  de 
rôle,  par  corvée,  viennent  prêter  leur  concours. 

X**  me  raconte  sa  batterie  de  l'an  dernier  :  elle  a  duré  une 
demi-journée  et  lui  est  revenue  à  20  francs.  Us  étaient  18  hommes 
réunis  pour  ce  travail  :  5  qui  avaient  à  battre  avec  un  personnel 
proportionné  à  la  part  du  grain  qu'ils  apportaient.  Les  hommes 
étaient  nourris.  Pour  finir  eu  une  demi-journée,  on  a  mis  un 
peu  plus  de  charbon  à  la  machine  et  il  a  payé  un  petit  supplé- 
ment. 

Le  fermage,  nous  avons  vu  pourquoi,  est  seul  en  usage  dans 
la  Varenne.  Il  revêt  le  plus  souvent  la  forme  d'un  bail  de  6  ans 
avec  prorogation  de  9  à  12  ans.  En  cas  de  résiliation,  il  est  cou- 
tume de  s'aviser  de  part  et  d'autre  un  an  d'avance.  Autrefois  il 
était  beaucoup  plus  étendu.  On  avait  le  fermage  à  3  vies,  puis  à 
2  vies,  puis  à  une  \'ie.  Et  la  progression  ayant  été  décroissante 
on  arrive  peu  à  peu  à  ce  bail  de  3-6-9,  trop  court  véritablement 
pour  encourager  le  Varennier-fermier  à  amender  sa  terre.  Il  au- 
rait trop  peur  que  son  travail  profitât  à  un  autre. 

X"  paye  un  fermage  de  300  fr.  en  une  fois,  le  31  décembre 
de  chaque  année.  11  a  de  plus  la  charge  de  quelques  redevances 
qui,  évidemment,  sont  fort  anciennes.  Ainsi,  il  doit  fournir  à  son 
propriétaire  6  poulets,  6  canards  et  6  livres  de  beurre;  de  plus, 
il  doit  les  charrois  pour  réparations,  mais  non  pour  les  nouvelles 
constructions. 

Il  y  a  là  une  trace  encore  sensible  de  la  féodalité  et  de  son  or- 
ganisation. Signalons  aussi  ce  fait  qu'une  grande  partie  des  terres 
de  Varenne  était  possessions  ecclésiastiques,  et  que  ces  biens  sont 
restés  plus  longtemps  indivis.  Cependant  l'émancipation  des 
cultivateurs  s'y  est  faite  depuis  un  long  laps  de  temps,  ces  terres 


LE    TYPE    DU   VARENNIER   EN    TOURAINE.  |  369 

ayant  été  appropriées  pour  la  plupart  dès  une  époque   très  re- 
culée. 


Vi'pargne.  —  Nous  avons  dit  que  le  Varennier  était  très 
âpre  au  gain.  Il  sait  la  valeur  de  Fargent,  la  peine  ne  lui  coûte 
pas  pour  Facquérir.  Il  ne  comprend  pas  alors  qu'on  puisse  ris- 
quer, encore  moins  donner  sans  espoir  de  retour. 

L'épargne  du  Varennier  se  présente  au  premier  abord  sous 
deux  formes  :  en  nature  ou  en  argent. 

L'épargne  en  nature  consiste  en  grains,  en  menus,  en  paille  etc. , 
sur  laquelle  il  prélève  le  nécessaire  pour  les  besoins  journaliers 
de  son  ménage.  Il  cherche  ensuite  Foccasion  de  se  défaire  le 
plus  avantageusement  possible  du  surplus  qui  se  transforme  alors 
en  épargne  en  argent,  moyennant  laquelle  il  peut  d'abord  se 
fournir  des  choses  qu'il  ne  peut  produire  lui-même,  telles  que 
vêtements,  objets  de  ménage  ou  de  travail,  etc.,  tant  de  nourri- 
ture que  d'entretien. 

Cet  argent  recueilli,  amassé  si  péniblement,  au  moyen  de  pri- 
vations, d'une  épargne  sordide,  a  une  destination  presque  im- 
muable :  acheter  de  la  terre,  pour  accroître  son  domaine. 

Dans  ce  but,  il  ne  reculera  devant  aucun  sacrifice,  il  tra- 
vaillera sans  relâche.  Il  s'efforcera  de  vivre,  lui  et  sa  famille 
des  produits  qu'il  tire  du  sol  et  de  son  élable.  Le  surplus  de  ce 
qu'il  aura  vendu,  il  l'emploiera  d'abord  à  l'entretien  de  son 
matériel  de  travail,  ensuite  à  l'acquisition  du  strict  nécessaire 
en  vêtements  et  en  objets  de  première  nécessité.  L'argent  gagné 
par  lui,  au  moyen  d'un  tel  labeur,  est  pour  lui  d'un  prix  ines- 
timable, puisque,  pour  Facquérir,  il  ne  compte  ni  son  temps,  ni 
sa  peine. 

II.    LA    FAMILLE    ET    SES    CONDITIONS    d'eXISTENCE. 

Le  travail  de  la  culture  qui  tend  à  affranchir  de  la  communauté 
les  individualités  les  plus  capables,  les  mieux  douées,  a  depuis 
longtemps  désagrégé,  en  Touraine,  les  éléments  constitutifs  de 
la  famille  patriarcale  stable. 


370  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Absorlîé  par  ses  travaux  sans  répit,  le  père  de  famille  a  peu 
de  loisirs  à  accorder  à  ses  enfants  encore  qu'ils  ne  soient  pas 
nombreux.  La  répression  du  vice  originel  est  bien  le  moindre  de 
ses  soucis.  Comme  toujours,  le  temps  lui  manque.  Son  autorité 
est  limitée  au  moment  de  sa  présence  à  la  maison  et  cela  tant 
que  les  forces  de  l'enfant  ne  sont  pas  suffisamment  développées 
pour  qu'il  puisse  apporter  son  concours  aux  travaux  des  champs. 
Jusque  là.  la  mère  seule  en  prend  soin  autant  que  ses  propres 
occupations  peuvent  le  lui  permettre.  Aussi  tâche-t-elle  de  s'en 
débarrasser  en  l'envoyant  à  l'école,  sans  beaucoup  s'inquiéter, 
du  reste,  s'il  y  va  régulièrement. 

D'autre  part,  l'autorité  du  père  ne  s'exerce  guère  que  sur  ce 
qui  a  trait  à  la  culture.  La  femme,  s'occupant  des  détails  de 
l'intérieur,  tant  pour  ce  qui  concerne  les  animaux,  que  pour  la 
famille  ;  travaillant  autant  que  l'homme,  jouit  également  d'une 
certaine  autorité.  Toutefois,  comme  mère,  elle  réduit  ses  attri- 
butions au  strict  minimum. 

Tout  en  considérant  la  loi  religieuse  comme  nécessaire  au 
maintien  de  son  autorité  sur  sa  femme  et  ses  enfants,  le  Varen- 
nier  s'en  rapporte  plutôt  pour  l'enseigner  aux  ministres  du  culte 
qu'à  lui-même.  Force  morale  bien  limitée,  puisqu'il  ne  la  sanc- 
tionne  pas  par  son  exemple. 

Quant  à  la  tradition  des  ancêtres,  elle  se  perd  de  plus  en 
plus,  les  occasions  de  réunion  entre  paysans,  les  veillées,  que  l'on 
recherchait  autrefois  se  faisant  plus  rares  et  tendant  même  à  dis- 
paraître. On  s'isole  de  plus  en  plus,  et  les  dissentiments  politiques 
ont  hâté  cet  état  de  choses  en  provoquant  des  inimitiés  et 
des   refroidissements   dans   les  rapports  des   Varenniers  entre 

eux. 

Les  fiançailles  ne  donnent  lieu  à  aucune  cérémonie  importante. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  môme  du  mariage  qui  devient  une  affaire. 
Pour  cette  circonstance,  qui  tient  une  place  capitale  dans  la  vie 
du  paysan,  on  ne  regarde  pas  à  la  dépense.  Les  frais  occa- 
sionnés i^a.v  les  noces  où  tous  les  parents  sont  invités,  sont  consi- 
dérables; les  moins  fortunés  ne  sauraient  s'en  affranchir  sous 
peine  de  passer  i^onvcles  g rigoits^  ce  qui  leur  parait  offensant.  Près- 


LE  TYPE  DU  VARENNIER  EN  TOURAINE.  371 

que  toujours,  les'économies  réalisées  auparavant  parles  conjoints 
y  passent.  Cela  a  même  pour  efiet  de  retarder  les  unions,  sinon  de 
les  entraver,  et  de  provoquer  une  stérilité  voulue,  au  moins 
dans  les  premières  années  du  mariage. 

On  fait  venir  des  couturières  du  bourg  ou  de  la  ville  pour 
confectionner  les  vêtements  destinés  à  la  cérémonie.  Les  mariés 
reçoivent  des  cadeaux  nombreux  et  de  valeur  variable  suivant 
le  degré  de  fortune  des  familles  et  des  proches. 

Le  festin  des  noces  particulièrement  est  très  coûteux.  On  y  sert 
des  viandes  à  profusion,  les  vins  ne  sont  pas  ménagés.  C'est  à  ces 
agapes  que  se  débitent  les  meilleures  histoires.  On  dit  que  les  Celtes 
aiment  les  contes.  En  cela  et  surtout  ce  jour-là  les  Tourangeaux 
sont  bien  restés  Celtes.  Les  anecdotes  grasses,  les  plaisanteries 
gauloises  les  réjouissent.  C'est  un  temps  de  répit  dans  la  vie  de 
dur  labeur  du  paysan  de  Varenne  :  il  en  profite  largement. 
Les  noces  durent  ordinairement  plusieurs  jours.  Celles  qui  coû- 
tent de  2  à  3.000  francs  ne  sont  pas  rares. 

Le  ménage  domestique  est  assez  uni  par  la  communauté  de 
travail  et  d'intérêts.  On  compte  peu  de  mauvais  ménages;  l'incon- 
duite  de  part  et  d'autre  est  chose  exceptionelle  :  elle  est  ordinai- 
rement le  fruit  de  l'oisiveté,  vice  qui  n'est  pas  imputable  au  Va- 
rennier. 

Les  enfants  sont  peu  nombreux.  A  Berthenay  sur  les  120  mé- 
nages représentant  350  habitants,  il  y  avait  9  familles  compo- 
sées de  6  individus  et  plus,  11  de  cinq,  et  19  de  quatre.  Les 
autres  famille  n'ont  qu'un  enfant  ou  même  pas  du  tout.  La  fa- 
mille la  plus  nombreuse  comprend  sept  enfants.  Renseignements 
pris,  le  père  est  vendéen! 

Le  paysan-varennier  est  donc  un  malthusien  déterminé  — 
sans  le  savoir.  —  Pourvu  qu'il  ait  un  héritier,  cela  lui  suffit,  aussi 
fait-il  peu  de  cas  et  plaisante-t-il  volontiers  ceux  qui  n'agissent  pas 
comme  lui, 

La  conséquence  de  l'accaparement  des  parents  par  leur  tâche 
quotidienne  est  que  les  enfants,  livrés  de  bonne  heure  à  eux-mê- 
mes, sont  fort  mal  élevés.  Vite  émancipés  et  perdant  de  bonne  heure 
le  respect  de  leurs  auteurs  auxquels  ils  n'ont  jamais  bien  su  obéir, 


372  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

ils  deviennent  des  égoïstes  renforcés,  attendant  avec  impatience 
leur  mise  en  possession  du  bien  paternel. 

Le  manque  de  surveillance  des  parents  a  encore  pour  résultat 
de  ne  pas  maintenir  le  niveau  de  la  moralité  parmi  les  jeunes 
gens.  Aux  jeunes  filles,  d'abord,  incombe  le  soin  de  faire  cou- 
vrir les  animaux.  Extérieurement,  jeunes  gens  et  jeunes  filles 
conservent  un  certain  décorum,  mais  les  conversations  sont  fort 
libres.  Les  filles  mères  sont  relativement  nombreuses,  ainsi  que 
les  naissances  illégitimes. 

Dans  ce  milieu  si  profondément  attaché  à  la  terre,  le  goût  des 
enfants  se  porte  plus  naturellement  vers  la  culture.  Il  faut  que  le 
bien  patrimonial  soit  bien  réduit,  bien  faible,  pour  que  les  en- 
fants renoncent  à  en  continuer  l'exploitation.  Cependant,  la  loi 
militaire  qui  fait  tout  le  monde  soldat  pour  trois  ans  commence  à 
ralentir  le  goût  de  la  vocation  agricole.  La  différence  radicale  du 
genre  d'occupation,  la  moindre  intensité  de  travail,  l'absence 
d'initiative  ne  sont  pas  sans  exercer  une  certaine  influence  sur 
l'enfant  de  la  Varenne.  Volontiers,  au  sortir  du  régiment,  il 
préférera  un  emploi  urbain,  une  fonction  administrative  où  il 
aura  pour  le  moins  autant  à  recevoir  et  surtout  un  travail  moins 
pénible  à  donner.  Nombreuses  sont  encore  les  exceptions,  qui 
portent  comme  nous  venons  de  le  faire  pressentir  sur  les  jeunes 
gens  les  mieux  favorisés  au  point  de  vue  du  bien  et  les  plus  avides, 
d'indépendance. 

Par  exemple,  le  fils  de  M.  P. ,  un  des  plus  riches  propriétaires 
de  la  Varenne  (il  possède  7  à  8  hectares),  revient  du  service, 
gradé.  Il  doit  épouser  une  héritière  et  commencer  l'exploitation 
du  bien  de  son  beau-père.  Mais  si,  comme  le  constate  M.  Baudril- 
lart  l'attachement  du  Tourangeau  pour  ce  qu'il  possède  forme 
le  fond  de  sa  sagesse,  le  fait  de  préférer  la  médiocrité  comme 
une  sécurité,  de  s'y  tenir  sans  viser  plus  haut,  caractérise  son 
manque  d'ambition  et  explique  sa  préférence  pour  des  emplois 
à  traitement  fixe  quoique  faible. 

Les  enfants  mariés  au  foyer  sont,  nous  l'avons  dit,  dans  une 
attente  impatiente  de  l'héritage.  Ils  n'ont  pas  de  cesse  que  les  vieux 
parents  leur  aient  fait  abandon  de  leur  bien.  La  coutume  de  Tou- 


LE   TYPE   DU   VARENNIER   EN    TOURAINE.  373 

raine,  c'est  le  partage  égal,  et  du  vivant  même  des  parents.  Ils  ne 
peuvent  faire  diflFéremment.  Ils  luttent  tant  qu'ils  peuvent  et  ne 
se  résignent  qu'à  bout  de  forces.  Mais  les  prétextes  ne  manquent 
pas  pour  les  faire  rendre  à  merci.  Ils  ont  contre  eux  la  coutume^  les 
exemples  que  leur  citent  les  enfants  lig-ués,  pour  la  circonstance, 
et  avides  d'avoir  leur  part. 

Leurs  forces  déclinent,  ils  mettent  plus  de  temps  pour  se  rendre 
d'une  parcelle  à  l'autre,  ils  cultivent  moins  bien  et  les  enfants 
le  leur  font  durement  sentir,  les  accusant  de  ruiner  leur  bien  par 
une  mauvaise  culture.  Ah!  si  c'était  à  eux,  comme  ces  terres  rap- 
porteraient davantage  !  Si  l'un  des  parents  vient  à  mourir,  ils  font 
valoir  l'occasion  :  les  droits  seront  moindres  !  Quand  le  malheu- 
reux a  vu  rétorquer  tous  ses  arguments,  on  l'emmène  au  bourg  où 
il  trouve  l'acte  prêt  à  être  signé  et  les  encouragements  d'un 
homme  d'affaires  toujours  prêt  à  faire  un  acte. 

Le  choix  de  l'héritier  est  donc  remplacé  par  le  partage  ;  sous 
certaines  conditions,  l'abandon  est  consenti  et  les  vieillards  se  reti- 
rent, soit  à  la  ville,  —  ce  sontles  riches  qui  ont  quelques  petites  ren- 
tes en  dehors  —  soit  chez  un  de  leurs  enfants,  à  tour  de  rôle.  Alors' 
dans  ce  second  cas^  commence  pour  ces  pauvres  vieux  une  exis- 
tence épouvantable  de  dépendance,  assaisonnée  de  traitements 
plus  ou  moins  mauvais  :ils  sont  devenus  une  gêne,  une  charge. 

Bien  rares  sont  les  célibataires  qui  demeurent  au  foyer.  Ceux 
qui  y  restent  bénéficient  en  échange  de  leur  travail  des  avan- 
tages de  la  communauté  :  ils  n'en  ont  ni  les  charges,  ni  la  res- 
ponsabilité. 

Très  peu  de  domestiques  à  Berthenay  ainsi  que  dans  la 
Varenne  (14  sur  350  habitants).  La  cause  en  est  attribuée  au 
développement  de  la  petite  propriété  et  de  la  cherté  de  la  main- 
d'œuvre.  Dans  les  moments  ou  des  bras  supplémentaires  sont  in- 
dispensables, des  journaliers  viennent,  de  l'autre  côté  de  la  rivière, 
attirés  par  l'appât  de  salaires  plus  élevés  que  chez  eux.  Ce  sont 
les  mêmes  qui  vont,  l'hiver,  alors  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  dans  la 
Varenne,  offrir  l'aide  de  leurs  bras  aux  cultivateurs  de  la  Plaine. 
Somme  toute,  domestiques  peu  nombreux,  en  tant  que  domestiques 
à  l'année.  Ceux  qui  en  ont  y  tiennent,  vu  la  difficulté  de  les 


374  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

remplacer  et,  s'ils  viennent  à  tomber  malades,  on  ne  néglige  rien 
pour  leur  donner  des  soins,  presque  toujours  à  la  maison.  Le 
Varennier  a  grand  souci  de  ce  que  l'on  pourra  dire  sur  lui  à  ce 
sujet. 

L'élément  domestique  était  plus  considérable  autrefois.  C'est 
une  des  conséquences  de  la  réduction  des  domaines,  par  suite  du 
partage,  du  renchérissement  de  la  main-d'œuvre  et  l'on  ne  saurait 
aujourd'hui  faire  trop  d'économies. 

La  longévité  est  grande  en  Varenne.  Ainsi,  sur  9i  décédés  du 
l*^""  janvier  1872au  1^' avril  1887, 5iavaient dépassé  70  ans.  Et,  sur 
ce  nombre,  17  avaient  dépassé  80  ans;  5,  85  ans;  et  3,  90  ans.  Ac- 
tuellement, on  trouverait  bien  une  douzaine  de  vieillards  ayant 
plus  de  80  ans.  Ainsi,  malgré  des  conditions  climatériques  plutôt 
défavorables,  brouillards,  humidité,  les  habitants  arrivent  à  un 
âge  très  avancé.  La  vie  régulière  et  le  dur  labeur,  jouent  évi- 
demment un  rôle  important  dans  cette  longévité  de  la  popula- 
tion. 

Nous  avons  laissé  entrevoir  la  triste  situation  des  vieillards, 
des  vieux  parents.  Elle  est  telle  que  ceux  cpii  se  sentent  encore 
un  peu  de  forces  attendent  jusqu'au  dernier  moment  avant  de  se 
mettre  chez  leurs  enfants.  La  femme  B..  a  67  ans.  Elle  préférera 
aller  en  journées  plutôt  que  vivre  avec  son  fils  à  Saint-Genouph, 
ou  avec  sa  fille  mariée  qui  a  un  enfant  délicatde  5  ans.  «  Quand  je 
ne  pourrai  plus,  ils  me  recueilleront,  dit-elle,  si  je  les  ai  bien 
élevés.  >i  Elle  glane  pendant  les  moissons,  les  glaneuses  étant  re- 
cherchées, cela  donne  plus  que  d'aller  en  journées.  L'abandon  du 
bien  patrimonial  est  consenti  généralement  contre  une  rente  que 
doivent  servir  les  enfants.  Si  elle  est  suffisante,  les  vieillards  ai- 
meront assez  à  se  retirer  au  bourg.  Sinon,  ils  s'établissent  à  tour 
de  rôle  chez  leurs  enfants.  La  mère  D. ..  a  partagé  entre  ses  c^uatre 
enfants.  Elle  reste  avec  l'aine  dans  sa  maison.  Les  trois  autres  ont 
quitté  le  pays  et  ne  lui  payent  plus  sa  rente.  L'aîné,  cjui  ne  lui 
devait  cjuc  le  logement  se  trouve  frustré.  Sa  bru  l'a  chassée  de 
sa  maison.  Elle  a  adressé  une  réclamation  au  juge  de  paix  qui 
oblige  les  enfants  à  la  loger,  suivant  les  conventions.  Alors  ceux- 
ci  louent  pour  elle,  à  raison  de  20  francs  par  an,  une  masure 


LE    TYPE   DU    VARENNIER   EN   TOURAINE. 


375 


dans  un   autre  village  dépendant  d'une  autre  commune,  par 
dépit. 

La  mère  T...  veuve,  et  ayant  perdu  sa  fille  unique  a  partagé 
avec  ses  neveux.  Un  beau  jour,  elle  tomba  malade.  Hors  d'état 
de  pouvoir  aller  leur  réclamer  les  arrérages  de  la  rente  fixée, 
qu'ils  ne  paient  pas,  elle  ne  peut  non  plus  aller  porter  sa  récla- 
mation au  juge  de  paix,  à  9  kilomètres  de  chez  elle.  Une  de  ses 
nièces,  à  qui  elle  demande  un  peu  de  beurre  à  déduire  sur  la  rente 
qu'elle  lui  doit,  lui  répond  qu'elle  n'en  fait  pas  assez  pour  le 
marchand.  Elle  prie  son  neveu,  dans  le  même  cas,  de  lui  scier 
un  peu  de  bois,  il  refuse.  Elle  meurt  chez  une  autre  nièce  qui 
l'a  recueillie,  pas  par  bonté  d'àme,  mais  parce  que,  ayant  dû 
vendre  sa  vache,  faute  de  nourriture,  elle  a  calculé  que  sa  tante 
n'en  avait  pas  pour  longtemps  et  lui  faisait  payer  pension  pour 
ses  soins. 

Nous  rencontrons  à  la  gare  une  pauvre  vieille,  avec  cet  air 
effaré  des  paysans  dépaysés.  Elle  déménage  et  court  après  sa 
conette,  craignant  qu'elle  ne  mouille.  Elle  se  lamente  :  Ses  trois 
enfants  ne  peuvent  plus  lui  payer  sa  rente  et  doivent  la  loger 
chacun  pendant  trois  mois.  Elle  quitte  le  pays  pour  aller  passer 
trois  mois  à  Tours  chez  son  fils  dont  «  la  femme  est  bien  méchante. 
Heureux  ceux  qui  n'ont  qu'un  seul  enfant,  ajoute-t-elle,  du  moins 
ils  ne  quittent  pas  le  pays  !  » 

Ces  quelques  faits  qui  se  renouvellent  tous  les  jours  font  bien 
comprendre  les  situations  lamentables  des  pauvres  vieillards, 
des  femmes  surtout,  une  fois  qu'ils  sont  dépouillés  de  leur  bien. 
Outre  les  conditions  pénibles  pour  les  vieillards  de  changer  cons- 
tamment de  domicile,  il  y  a  pour  eux,  l'horreur  de  quitter  le 
pays,  chose  à  laquelle  ils  ne  peuvent  se  faire.  Et  les  arrange- 
ments entre  les  enfants  pour  se  repasser  successivement  les  vieux 
parents  amènent  des  jalousies,  lorsque  les  événements  font  que 
l'un  d'eux  a  eu  cette  charge  moins  longtemps  que  les  autres. 

Ma  mère  nous  raconte  la  femme  S...  n'a  pas  de  chance.  Elle  de- 
vait loger  grand-mère  pendant  6  mois  et  ma  tante  pendant  les  6 
autres  mois.  Grand'mère  est  morte  au  bout  des  premiers  5  mois, 
en  sorte  que  ma  pauvre  mère  a  tout  payé  et  ma  tante  rien.  C'est 


376  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

pas  juste!    Et    elle    mangeait  un    pain  la  vieille!    elle    man- 
geait !  !  ! 

Nous  ne  pouvons  mieux  faire  pour  terminer  ce  tableau  du 
triste  état  des  vieux  parents  que  de  citer  ce  mot  typique  de  la 
sensibilité  d'un  Yarennier  à  l'égard  de  sa  mère  qui  s'était  cassée 
la  jambe  en  tombant  de  son  grenier.  Elle  s'était  guérie  et  comme 
M™*"  D.  en  faisait  compliment  à  son  fils  :  «  Ah!  voyez-vous,  Ma- 
dame, c'est  que,  ça  a  beau  être  ma  mère,  ça  m'aurait  fait  de  la 
peine  tout  de  même!  » 

Le  mode  d'existence.  —  Extrêmement  sobre,  le  Yarennier  se 
nourrit  mal,  les  femmes  restant  peu  à  la  maison  sont,  pour  la 
plupart,  incapable  de  confectionner  un  plat.  La  base  de  la  cuisine 
est  la  soupe.  Elle  se  fait  avec  des  légumes  et  du  porc  salé.  Le 
paysan  préfère  à  la  viande  médiocre  des  boucheries  locales,  les 
légumes,  le  gibier,  la  volaille.  Le  Yarennier  ne  vit  guère  que  de 
pommes  de  terre  et  de  haricots.  Un  mince  morceau  de  bœuf 
acheté  de  temps  en  temps  pour  mettre  dans  le  pot  au  feu.  forme 
tout  le  luxe  de  l'alimentation.  La  viande  de  boucherie  est  donc 
rarement  employée.  Cette  propension  à  faire  de  la  soupe  la  base 
de  la  nourriture  est  tournée  en  dérision  par  les  vignerons  du 
coteau  qui  traitent  les  varenniers  de  buveurs  de  jus  de  navets. 
Pas  de  variété  dans  les  mets.  Parie  fait,  on  compte  sur  le  travail 
pour  donner  de  l'appétit  et  faire  passer  sur  la  simplicité  des  ali- 
ments. Les  repas  ne  sont  pas  réglés,  on  mange  lorsque  l'on  est 
prêt  sans  s'inquiéter  des  autres.  Conséquence  :  les  estomacs  sont 
fréquemment  délabrés. 

Bien  rares  toutefois  sont  les  familles  qui  ne  tuent  pas  chaque  an- 
née un  porc.  Une  partie  de  la  viande  est  découpée  en  morceaux  de 
grosseur  à  peu  près  égale,  salée  et  conservée  dans  de  grands  vases 
de  terre  cuite;  l'autre  partie  sert  à  façonner  un  hors-d'œuvre 
qui  jouit  d'une  grande  réputation  :  les  rillon<:,  et  les  rillettes. 
C'est  une  raison  d'économie  qui  certes  a  dû  primitivement  donner 
naissance  aux  rillettes.  Pour  les  fabriquer,  après  le  dépeçage  du 
cochon,  on  gratte,  on  racle  les  os  pour  en  retirer  les  débris  de 
viande.  Yiandes  en  débris  et  raclures  sont  ensuite  jetées  dans  une 


LE  TYPE  DE  VARENNIER  EN  TOURAINE.  377 

chaudière  où  on  les  fait  cuire.  Les  gros  débris  qui  surnagent  sont 
les  r  il  Ions,  les  petits  les  rillettes. 

Balzac,  un  Tourangeau  qui  maintes  fois  traite  dans  sa  Comédie 
Htanaine  des  habitudes  de  son  pays,  en  donne  la  description 
très  exacte.  «  Les  célèbres  rillettes  et  rillons  de  Tours,  formaient 
l'élément  principal  du  repas  que  nous  faisions  au  milieu  de  la 
journée  entre  le  déjeuner  du  matin  et  le  diner  de  la  maison. 
Cette  préparation  si  prisée  par  quelques  gourmands  parait  rare- 
ment à  Tours  sur  les  tables  aristocratiques...  Mes  camarades  qui, 
presque  tous,  appartenaient  à  la  petite  bourgeoisie  venaient  me 
présenter  leurs  excellentes  rillettes  en  me  demandant  si  je 
savais  comment  elles  se  faisaient,  où  elles  se  vendaient,  pour- 
quoi je  n'en  avais  pas.  Ils  se  pourléchaient  en  vantant  les  ril- 
lons, ces  résidus  de  porc.,  sautés  dans  sa  graisse,  et  qui  ressem- 
blent à  des  truffes  cuites.  Ils  douanaient  mon  panier,  n'y 
trouvaient  que  du  fromage  d'Olivet  ou  des  fruits  secs  et 
m'assassinaient  d'un  «  Tu  n'as  donc  pas  de  quoi  ?  »  {Le  Lys  dans 
la  vallée.)  Les  rillettes  sont  d'un  usage  constant.  Une  fois  pré- 
parées, et  mises  en  pots  elles  se  conservent  longtemps;  pour  les 
manger  il  suffit  de  les  étaler  sur  du  pain.  C'est  donc  un  mets 
pratique  qui  n'a  plus  besoin  d'être  accommodé. 

On  épargne  aussi  le  vin,  qui  coûte  trop  cher,  on  le  remplace 
ordinairement  par  de  la  boisson  de  marc  ou  de  fruits;  par  du 
cidre  ou  du  poiré.  Les  cabarets  sont  peu  fréquentés  et  l'ivrognerie 
est  manifestement  rare.  Les  paysans  à  l'occasion  sauront  boire 
très  copieusement  mais  sans  arriver  à  l'ébriété  complète;  ce 
serait  se  faire  montrer  au  doigt.  Même  dans  les  grandes  circons- 
tances, dans  les  repas  de  noces,  ils  sauront  conserver  leur  pré- 
sence d'esprit. 

Dans  la  plupart  des  maisons,  on  ne  vous  laissera  pas  partir 
sans  vous  offrir  quelque  chose,  un  rafraîchissement,  et  très  souvent 
une  place  à  la  table  de  famille.  Un  refus  froisserait  leur  suscep- 
tibilité, très  chatouilleuse  à  cet  égard. 

Si  les  parents  se  nourrissent  mal,  ils  nourrissent  plus  mal  encore 
leurs  jeunes  enfants.  L'allaitement  à  la  bouteille  est  courant.  Le 
biberon  malproprement  tenu,   la  qualité  plus  ou  moins  bonne 


378  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

du  lait  de  vache  ou  de  chèvre  coûte  la  vie  à  nombre  d'enfants. 
Sur  six  morts,  trois,  quatre  même,  succombent  à  des  maladies 
d'intestins.  Les  mères  ne  veulent  pas  nourrir  au  sein  :  c'est  une 
gêne  pour  leur  travail  quotidien  et  un  dérangement,  un  assujé- 
tissement  pour  la  nuit.  La  nécessité  de  travailler  la  terre  ou 
d'aller  en  journées  a  beaucoup  contribué  à  implanter  cette  mode 
qui  est  devenue  une  habitude. 

A  Berthenay,  comme  dans  presque  toute  la  Varenne,  les 
habitations  sont  vieilles  et  mal  construites.  Composées  d'un 
étage,  et  d'un  grenier,  couvertes  en  tuiles  ou  en  ardoises,  leur 
disposition  ordinaire  comprend  deux  chambres  :  lune  servant 
de  cuisine,  de  salle  à  manger,  de  chambre  à  couclier;  l'autre, 
plus  soignée,  destinée  à  renfermer  les  armoires,  les  quelques 
meubles  de  famille  et  à  serrer  le  linge.  Dans  le  bourg,  le  long 
de  la  levée,  la  maison  a  deux  étages.  L'un,  formant  rez-de-chaus- 
sée, est  utilisé  pour  les  étables  et  les  hangars.  L'autre,  de  plain 
pied  avec  la  levée,  est  la  partie  habitée,  le  bas  étant  généralement 
trop  humide. 

La  vraie  raison  n'est  point  tant  la  fréquence  des  inondations 
que  la  trop  grande  mouvance  d'un  sol  sablonneux  qui  ne  sau- 
rait offrir  de  stabilité  à  des  maisons  plus  hautes.  La  pauvreté  du 
mobilier,  même  chez  les  plus  aisés,  provient  de  la  perpétuelle 
menace  des  crues  de  la  Loire.  Comme  les  terrains  d'alluvions  ne 
fournissent  pas  de  pierres  à  bâtir,  force  est  de  les  importer.  Cons- 
truites sans  symétrie,  sans  élégance,  quelques-unes  si  basses 
même  que  leur  toit  affleure  au  niveau  de  la  levée,  l'ensemble 
de  ces  habitations  grisâtres,  aux  murs  salis  et  rongés  de  salpêtre 
ou  de  végétations  moussues  donne  une  impression  triste  et 
maussade  qui  se  reflète  jusque  dans  le  tempérament  et  sur  la 
physionomie  des  habitants. 

Le  costume  ordinaire  du  Varennier,  qui  est  celui  de  la  majorité 
des  paysans  en  France,  n'offre  rien  de  saillant.  En  semaine,  ses 
vieux  vêtements,  plus  ou  moins  habilement  rapiécés,  lui  servent 
de  vêtements  de  travail  :  la  chemise,  le  pantalon,  le  gilet,  par- 
dessus lesquels  il  endosse  la  blouse  lorsqu'il  a  besoin  d'aller  soit 
à  la  ville,  soit  à  un  bourg  éloigné.  Le  dimanche,  il  s'habille 


LE    TYPE   DU   VARENNIER    EN   TOURAINE.  379 

d'une  confection  à  l)on  marché  et  réserve  pour  les  grandes  cir- 
constances, noces,  assemblées,  fêtes,  voyages,  des  vêtements  noirs 
assez  bien  coupés  qui  lui  font  un  long  usage. 

La  toilette  est  le  seul  luxe  des  femmes  de  la  Varenne ,  ce  qui 
s'explique  par  le  fait  que  les  vêtements  sont  objets  de  transport 
facile  et  peuvent  être  soustraits  à  une  inondation. 

En  semaine,  suivant  la  saison,  elles  seront  vêtues  de  laine  ou 
de  toile,  la  tête  préservée  par  une  pièce  d'étoffe.  Les  jours  de 
cérémonie,  on  sort  les  bijoux  et  les  étoffes  de  prix,  on  apporte 
même  une  certaine  recherche  dans  la  forme  des  vêtements  et, 
tailleurs  et  couturières,  que  l'on  fait  venir  de  la  ville  ne  déploient 
jamais,  à  leur  gré  assez  de  talent.  Les  jeunes  filles  portent  le 
bonnet  rond  orné  de  dentelles,  d'un  prix  parfois  élevé.  En  deuil, 
elles  se  voilent  la  figure  de  tulle  noir.  Seules,  les  femmes 
d'un  certain  âge  ont  conservé  l'ample  cape  ou  capote  à  ca- 
puchon, rabattue  sur  les  yeux  et  autrefois  d'un  usage  gé- 
néral. 

La  propreté  n'est  pas  la  vertu  dominante  du  Varennier.  Dans 
sa  maison ,  la  ménagère  se  contente  d'un  rapide  coup  de  balai 
qui  déplace  seulement  la  poussière.  Les  mouches  se  chargent 
d'orner  de  capricieux  dessins  les  murs  de  l'intérieur  et  la  plupart 
des  objets  qui  sont  d'un  emploi  restreint,  surtout  dans  la  mai- 
tresse  pièce  qui  sert  de  cuisine.  Quant  aux  murs,  on  ne  les  lave  ja- 
mais. Le  carreau  tout  au  plus  est  soumis  à  une  lessive  quelconque 
à  l'approche  des  fêtes,  si  l'on  n'a  pas  trop  d'occupations.  Les 
ablutions  du  Varennier  sont  rapides  et  superficielles,  lorsqu'il 
trouve  le  temps  d'en  faire.  Les  bains  sont  le  privilège  des  g